n°135 | Marika Takanishi Knowles | Pierrot marchand : le masque à vendre ?

Nous savions que les œuvres d’art étaient les actrices d’une longue histoire qui nous parle d’art mais aussi de bien d’autres choses. Marika Takanishi Knowles, qui a travaillé sur le Pierrot de la comédie italienne, nous livre ici ses réflexions sur le personnage peint par Watteau conservé (et récemment restauré) au Louvre. Inspiré par les foires parisiennes, l’imaginaire du peintre que l’on associe à la fête galante devrait être aussi et surtout mis en relation avec la « fête marchande », la théâtralisation de la vie sociale, et ce jeu de masques où les acteurs italiens devaient se vendre à la foule. C’est dans ce contexte que le personnage de Watteau deviendrait celui qui véhicule un esprit de consommation au 18e siècle, où les êtres et les choses entretiennent des liens troublants.

Laurence Bertrand Dorléac et Thibault Boulvain

Pierrot marchand : le masque à vendre ?

Marika Takanishi Knowles

Fig.1 : Porte sucettes Pierrot Gourmand. Photographie de l’auteure. Droits réservés.

Ayant rédigé une thèse puis un livre sur le Pierrot de la Comédie italienne, je reçois souvent des photos d’amis ou de collègues où l’on voit le masque du personnage. Il est partout : brodé dans les rideaux en dentelle d’un appartement à Lille, collé au mur d’une place à Avignon, incrusté dans des autoportraits contemporains dans des galeries chic, ou encore sur le comptoir de boulangeries et de pâtisseries, où le buste en céramique du « Pierrot gourmand » présente une sélection de sucettes plantées dans des trous sur ses épaules (Fig. 1). Tous ces exemples m’intriguent, mais c’est ce dernier que je souhaite aborder ici. Le personnage théâtral de Pierrot a un faible pour les sucreries (ainsi qu’un penchant pour le vin). Dans ses versions les plus bouffonnes, il est aussi naïf et enfantin, un doux clown blanc. Pour ces raisons, il est logique que Pierrot soit devenu la mascotte du producteur français de confiseries du même nom, fondé en 1892. Pourtant, quelque chose de plus profond se joue ici, quelque chose d’inscrit dans la forme même du buste, cette représentation d’une personne qui sert en même temps d’étal pour exposer des marchandises.

Plan de la foire Saint-Germain

Fig. 2 : Le Plan de la foire Saint-Germain, Copperplate engraving. Paris, BnF, Département des Arts du Spectacle, FOL-ICO-CIR-17.

Dès ses débuts comme personnage populaire de la scène théâtrale, Pierrot a été associé au marché comme lieu d’échange, de sociabilité et de performance. Pierrot était un masque appartenant au répertoire de la Comédie-Italienne, la version française de la commedia dell’arte1Pour les nombreuses versions de la commedia dell’arte données sur la scène française, voir N.-M. Bernardin, La Comédie italienne… Pour le XVIIIᵉ siècle, voir F. Moureau, Le goût italien. Vers 1697, après l’expulsion de la troupe de son théâtre officiel, l’Hôtel de Bourgogne, les masques italiens commencèrent à apparaître dans les foires parisiennes. Ces marchés annuels duraient plusieurs semaines et accueillaient des grossistes, des détaillants, des cafés, ainsi qu’une grande variété de spectacles de théâtre (Fig. 2). C’est dans ce contexte que le jeune peintre Antoine Watteau rencontra Pierrot, qu’il allait élever au rang de vedette dans son œuvre peint (Fig. 3). L’influence des foires parisiennes sur le travail de Watteau est bien connue. Thomas Crow a suggéré que la foire, en sa qualité de « fête publique », a façonné la fête galante en un mélange distinct de comédie tapageuse et d’élégance aristocratique 2 T. Crow, Painters and Public Life in Eighteenth-Century Paris…, p. 45-74.. Mon hypothèse, que je déplie en détail dans mon livre le plus récent, est que la foire doit également être conceptualisée comme une « fête marchande » 3M. Takanishi Knowles, Pierrot and his World…. Ce concept a été développé dans un court article de la sociologue Marie-Claude Groshens, dans lequel elle soutient que, dans le contexte de la foire comme marché, les représentations théâtrales acquièrent une qualité transactionnelle urgente 4M.-C. Groshens, « La pratique théâtrale foraine… », p. 53-8..

Au sein des foires, les acteurs italiens se virent contraints de jouer la « parade en plein air ». Debout sur d’étroits balcons fixés aux théâtres, ou sur des tréteaux installés devant ceux-ci, les comédiens tentaient d’attirer la foule. La parade oblige le corps de l’acteur à se vendre au public 5M. Takanishi Knowles & C. Wood, « Editorial: La parade… ».. Une partie de l’attrait de cette parade réside dans la vulnérabilité imposée au comédien, une vulnérabilité construite autour du pouvoir du public, lequel détient le droit de regarde ou d’ignorer, et que l’acteur reconnaît dans cet exercice de simili-humiliation 6Il s’agit d’une structure affective qui a été théorisée dans les études sur la performance. Voir R. Bernstein, « Toward the Integration of Theater History and Affect Studies… ».. C’est précisément cet attrait que la très grande peinture de Pierrot par Watteau distille en une seule figure 7Les analyses de cette œuvre sont tellement nombreuses que l’on ne pourrait toutes les citer. J’ai trouvé particulièrement utiles les suivantes : S. Cohen, Art, Dance, and the Body in French Culture…, p. 262-270 ; D. Panofsky, « Gilles ou Pierrot ? Notes iconographiques sur Watteau… » ; D. Posner, « Another Look at Watteau’s Gilles… », p. 97-99 ; J. A. Plax, Watteau and the Cultural Politics of Eighteenth-Century France…, p. 108-153.. En repoussant les autres personnages dans un arrière-plan abaissé, Watteau concentre de manière spectaculaire l’attention sur Pierrot, qui fait face au spectateur de tout son corps, comme s’il cherchait à adopter la même orientation qu’une toile tendue. Lorsque l’on se questionne sur le sujet de cette œuvre, sur ce qui s’y passe, force est de constater une tautologie : son sujet, c’est la présentation du sujet par lui-même, dans le costume de son rôle — Pierrot.

Fig. 3 : Antoine Watteau, Pierrot, 1718-1719, huile sur toile, 185 × 150 cm. Paris, Musée du Louvre, MI 1121

En termes mercantiles crus, la peinture demande à son regardeur : « Tu achètes ? » Est-ce que l’on « achète » qu’il s’agit bien de Pierrot, et se suffit-il à lui-même ? Suffit-il à être le sujet d’une peinture, et suffit-il pour que l’on en ait pour notre argent ? « Acheter » un personnage, c’est juger valide la prétention d’une figure à être ce personnage, et donc lui permettre d’accéder à son état propre, de bénéficier des privilèges associés à son rôle. Ces privilèges peuvent être aussi simples que le droit d’exister sous les traits de ce personnage. C’est une forme de naissance sociale. Pierrot, dans la peinture de Watteau, demande un rôle ; il demande son rôle.

Pierrot gourmand, sur le comptoir de la boulangerie, offre ses sucettes, plantées dans son corps. Le buste en céramique fusionne l’achat d’un personnage avec l’achat de douceurs. C’est là que l’on passe de l’aspect « vulgaire » du marché à sa dimension plus cérébrale, celle qui envisage la vie sociale comme une forme d’échange, négociée par la performance apprise sur le marché et poursuivie dans son sillage. 8Ma conceptualisation des aspects sociaux du marché est profondément redevable au travail de C. Agnew, Worlds Apart: The Market and the Theater…. Alors qu’il est courant de décrier le marché pour ce type d’actions, l’objectivité et la fongibilité de l’identité sociale, si elles sont acceptées, ouvrent un espace de jeu et de transformation 9La tension entre la critique marxiste de la marchandise et un discours engagé et empathique sur l’imaginaire de celle-ci est incarnée par le dialogue tendu entre Theodor Adorno et Walter Benjamin, en réaction à la conception initiale par Benjamin du Passagen-Werk. Voir G. Márkus, « Walter Benjamin ou : La marchandise comme fantasmagorie… ».. Pierrot veille sur ce jeu.

Comme je l’ai souligné lors du séminaire, je ne souhaite pas proposer une correspondance directe, comme si le Pierrot de Watteau était seulement une marchandise offerte à la vente. (Cela dit, le Pierrot de Watteau allait assez rapidement le devenir, sous la forme d’une figurine en porcelaine.) Différentes formes de désir gravitent autour d’une peinture aussi magnifique que celle-ci, et je souhaite attirer l’attention sur la manière dont certains de ces désirs sont influencés par le marché, autant comme lieu de consommation sociale que d’achats quotidien. Lorsqu’une figure se met en avant, certaines des émotions suscitées tiennent à la vulnérabilité de l’acte : personne ne veut faire partie des laissés-pour-compte. Et, en effet, le Pierrot de Watteau a bel et bien fini sur le bas-côté, du moins selon les récits du XIXe siècle relatant la « découverte » de la peinture par Dominique Vivant Denon, qui l’aurait trouvée, abandonnée, devant la boutique d’un brocanteur 10À ce sujet, voir M. Takanishi Knowles, « Le silence de Pierrot… ».. Mais était-ce le personnage de Pierrot qui était rejeté, ou bien la peinture de Watteau ? La boucle sans fin entre ces deux aspects du personnage est le symptôme du rôle que joue le marché dans son objectivation : Pierrot est inséré dans des objets physiques, et donc échangeables, comme une peinture ou encore une carte à collectionner.

Il existe une abondante et remarquable littérature sur l’accélération de la consommation au XVIIIe siècle, ainsi que sur la manière dont la demande des consommateurs a été satisfaite par la créativité des artistes, artisans et marchands 11Citons deux ouvrages majeurs sur le sujet : J. Brewer & R. Porter (éds), Consumption and the World of Goods… ; A. Bermingham & J. Brewer (éds), The Consumption of Culture... Voir également les publications de Natacha Coquery.. L’œuvre de Watteau a été intégré à ce discours, en raison de son intérêt pour la mode, mais aussi de la façon dont il a adapté sa technique picturale afin de produire rapidement et donc de vendre en quantité 12Voir, par exemple, F. Windt, E. Wollschläger & S. van der Heyden (éds), Antoine Watteau : l’art, le marché et l’artisanat d’art... Pour l’étude la plus complète sur la relation de Watteau à la mode parisienne, voir A.Moulinier, Le discours de l’étoffe...
Sur le processus technique de Watteau, voir O. Wunsch, A Delicate Matter…, p. 13-32.
. Deux choses m’intéressent tout particulièrement ici : ce que j’aime à décrire comme l’érotisme de la consommation, ainsi que le lien entre les expérimentations de Watteau avec les masques théâtraux et les pratiques marchandes qui objectivent l’identité humaine — avec des effets allant du préjudiciable au libérateur. En portant une attention particulière aux masques de la Comédie Italienne, Watteau s’est tourné vers une nouvelle gamme d’émotions, à ajouter au caractère humain tel qu’il était construit, joué et jaugé dans le contexte d’une société de consommation. Le buste de Pierrot Gourmand est un vestige de ces politiques affectives, autant qu’un rappel de leur persistance vivace.


Notes [1] Pour les nombreuses versions de la commedia dell’arte données sur la scène française, voir N.-M. Bernardin, La Comédie italienne... Pour le XVIIIᵉ siècle, voir F. Moureau, Le goût italien…
[2] T. Crow, Painters and Public Life in Eighteenth-Century Paris…, p. 45-74.
[3] M. Takanishi Knowles, Pierrot and his World…
[4] M.-C. Groshens, « La pratique théâtrale foraine… », p. 53-8.
[5] M. Takanishi Knowles & C. Wood, « Editorial: La parade… ».
[6] Il s’agit d’une structure affective qui a été théorisée dans les études sur la performance. Voir R. Bernstein, « Toward the Integration of Theater History and Affect Studies… ».
[7] Les analyses de cette œuvre sont tellement nombreuses que l’on ne pourrait toutes les citer. J’ai trouvé particulièrement utiles les suivantes : S. Cohen, Art, Dance, and the Body in French Culture…, p. 262-270 ; D. Panofsky, « Gilles ou Pierrot ? Notes iconographiques sur Watteau… » ; D. Posner, « Another Look at Watteau’s Gilles… », p. 97-99 ; J. A. Plax, Watteau and the Cultural Politics of Eighteenth-Century France…, p. 108-153.
[8] Ma conceptualisation des aspects sociaux du marché est profondément redevable au travail de C. Agnew, Worlds Apart: The Market and the Theater…
[9] La tension entre la critique marxiste de la marchandise et un discours engagé et empathique sur l’imaginaire de celle-ci est incarnée par le dialogue tendu entre Theodor Adorno et Walter Benjamin, en réaction à la conception initiale par Benjamin du Passagen-Werk. Voir G. Márkus, « Walter Benjamin ou : La marchandise comme fantasmagorie… ».
[10] À ce sujet, voir M. Takanishi Knowles, « Le silence de Pierrot… ».
[11] Citons deux ouvrages majeurs sur le sujet : J. Brewer & R. Porter (éds), Consumption and the World of Goods… ; A. Bermingham & J. Brewer (éds), The Consumption of Culture... Voir également les publications de Natacha Coquery.
[12] Voir, par exemple, F. Windt, E. Wollschläger & S. van der Heyden (éds), Antoine Watteau : l’art, le marché et l’artisanat d’art... Pour l’étude la plus complète sur la relation de Watteau à la mode parisienne, voir A.Moulinier, Le discours de l’étoffe...
Sur le processus technique de Watteau, voir O. Wunsch, A Delicate Matter…, p. 13-32.


Bibliographie

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Markus, Gyorgy, « Walter Benjamin or: The Commodity as Phantasmagoria », New German Critique, no. 83, Printemps/Été 2001, p. 3-42.

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Moureau, François, Le goût italien dans la France rocaille : théâtre, musique, peinture, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2011.

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Windt, Franziska, Eva Wollschläger, & Sylva van der Heyden (eds), Antoine Watteau : l’art, le marché et l’artisanat d’art, trans. Christoph Martin Vogtherr, Potsdam, Stiftung Preussische Schlösser und Gärten Berlin-Brandenburg, 2021.

Wunsch, Oliver, A Delicate Matter: Art, Fragility, and Consumption in Eighteenth-Century France, University Park, Pennsylvania State University Press, 2024.


Marika Takanishi Knowles est maître de conférences en histoire de l’art à l’Université de Saint Andrews. Son travail sur Pierrot, publié en anglais en 2024, sera bientôt traduit en français aux presses du réel, sous le titre Le monde de Pierrot: Art, Théâtratlité et Marché en France, 1697-1945.

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