n° 120 | La fabrique du peintre | Romain Thomas

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Romain Thomas a commencé par étudier la physique avant de se consacrer à l’histoire de l’art. Il ouvre pour nous la fabrique du peintre qui n’est pas seulement cosa mentale. Si l’on pense avant tout à la brosse et au pinceau comme outils classiques, il ajoute pour les XVIe et XVIIe siècles toutes sortes de matériaux et de gestes qui nous rappelleront les pratiques les plus contemporaines : empreintes de poils, manche, lame de couteau, traces de doigts, textiles ou éponges variées. Si l’on apprend à voir, on retrouve même de minuscules papillons à la surface de la peinture. Le sens des œuvres de Titien, Ketel, Van Schrieck, Marseus, Rembrandt ou Van der Heyden en était forcément déjà modifié. Une fois de plus, il faut réviser nos classiques !

Laurence Bertrand Dorléac

La fabrique de la surface picturale.
Le cas des Provinces-Unies au XVIIe siècle

Romain Thomas

Dans la biographie de Rembrandt (1606-1669) qu’il proposait au sein de son plus large recueil Le Grand Théâtre des peintres néerlandais (1718-1721), le Néerlandais Arnold Houbraken (1660-1719) comparait le faire de ce peintre, dans certaines de ses œuvres tardives, à l’application de mortier à l’aide d’une truelle. À propos d’autres peintures, il soupçonnait l’artiste d’avoir utilisé une « ruwe teerkwast » (« grossière brosse à goudron1Arnold Houbraken, Het Groote schouburgh der nederlantsche konstschilders en schilderessen, tome 1, 1718, Amsterdam, p. 259.­ »). Si cette dépréciation du style de Rembrandt s’explique par le fait qu’à l’époque de Houbraken, le goût valorisait la peinture « léchée », elle laisse également percevoir l’importance de l’outil du peintre et son caractère légitime ou non — un attribut qui puisse distinguer les peintres et leur statut intellectuel du monde artisanal et du travail manuel, symbolisé ci-dessus par la truelle et la brosse à goudron et condamné comme grossier.

Rembrandt van Rijn, Isaac et Rebecca, dit aussi La Fiancée juive, vers 1665-1669, huile sur toile, 121,5 x 166,5 cm, Amsterdam, Rijksmuseum.

Au-delà de ces aspects sociaux, les remarques — ironiques — de Houbraken permettent de poser la question des instruments utilisés par les peintres à l’époque moderne, et de leur variété. Comment la surface picturale était-elle élaborée ? Quels étaient les buts recherchés par les artistes ? Si la matérialité de la surface picturale est au centre des attentions des restaurateurs depuis plusieurs siècles, son statut est plus ambigu chez les historiens de l’art. Dans la perspective d’une « histoire matérielle de l’art », et en examinant un petit corpus d’œuvres révélatrices, on voudrait ici s’interroger sur l’importance de la surface picturale et des « choses » avec lesquelles Rembrandt et ses contemporains néerlandais la façonnaient, et sur le surplus de sens ainsi apporté à l’œuvre.

L’outillage du peintre

Une fois que l’artiste avait choisi son support — qu’il s’agisse d’un panneau de bois, d’une toile tendue sur un châssis, d’une plaque de cuivre, etc. — et qu’il en avait préparé (ou fait préparer par un fournisseur ou un assistant) la surface, il y apposait les couleurs grâce à des pinceaux (taillés en pointe) ou des brosses (taillées à plat). Du moins, c’est ainsi que les artistes et leurs guildes se présentaient depuis la fin du Moyen Âge, au moment où apparurent les premières images de peintres dans l’atelier (représentations de saint Luc peignant la Vierge), et plus encore aux XVIe et XVIIe siècles dans les autoportraits. C’étaient aussi les instruments revendiqués comme définitoires par les guildes de peintres. Au XVIe siècle à Anvers, les peintres considérèrent qu’un fabricant de brosses à vêtements et de porte-plumes devait payer des droits à leur guilde. Ce dernier contesta : il peignait en effet ses marchandises, mais ne le faisait pas avec un pinceau2­Svetlana Alpers, L’art de dépeindre. La peinture hollandaise au XVIIe siècle, Paris, Gallimard, 1990 (1983), p. 198.­ ! La qualité de ces outils faisait l’objet d’une exigence particulière chez certains, à l’instar d’un Gerrit Dou (1613-1675) qui allait jusqu’à les fabriquer lui-même.

Pourtant, autant les analyses physico-chimiques de la surface des œuvres que certains textes montrent que pinceaux et brosses étaient loin d’être les seuls outils utilisés par les peintres. Rembrandt n’hésitait pas à se servir du manche même du pinceau pour élaborer des détails. Dans plusieurs œuvres, comme des autoportraits ou la fameuse petite huile sur cuivre doré intitulée Homme riant (1629-1630, La Haye, Mauritshuis), il l’utilisa selon une technique proche du sgraffite, consistant à gratter une couche superficielle (ici encore fraîche) sombre, pour faire apparaître une sous-couche plus claire. Le couteau servant à mélanger les couleurs sur la palette permettait également à des artistes comme Rembrandt d’étaler la pâte colorée sur le support. Pour preuve ses empâtements lisses à l’endroit de l’habit du personnage masculin dans Isaac et Rebecca (1665-69, Amsterdam, Rijksmuseum).

On trouve souvent, également, des empreintes digitales à la surface des peintures, prouvant que les artistes retouchaient parfois directement avec leurs doigts — c’était par exemple la réputation du vieux Titien au XVIe siècle. Mieux, d’après le théoricien son contemporain Karel van Mander, le peintre Cornelis Ketel (1548-1616) commença, à partir de 1599, à peindre sans utiliser brosses ni pinceaux, mais exclusivement avec ses doigts, et même avec ses orteils l’année suivante3­H. Perry Chapman, « Cornelis Ketel. Fingerpainter and Poet-Painter », in H. P. Chapman & J. Woodall (dir.), Envisioning the Artist in the Early Modern Netherlands, Nederlands Kunsthistorisch Jaarboek 59, Zwolle, 2010, p. 249-273.­. Certains portraits qu’il peignit auraient ainsi été réalisés intégralement avec le membre inférieur de l’artiste : il est représenté dans cette attitude dans une estampe illustrant sa biographie dans le recueil de Van Mander, qui considérait avec admiration la virtuosité de l’artiste, sans doute affligé de rhumatismes.

De manière nettement plus inhabituelle, d’autres « choses » ont pu servir d’outils pour élaborer la couche picturale. Des hypothèses ont été formulées sur l’usage par les peintres de la Renaissance germanique comme Cranach ou Dürer de la plume — non pas la partie qu’on appelle calamus et qui est par exemple utilisé comme instrument d’écriture dans le cas des plumes d’oie, mais bien le vexillum. Les minuscules plumes de petits oiseaux, montées sur un manche, leur auraient ainsi permis de tracer les lignes excessivement fines et régulières des cheveux de madones4Thomas Brachert, « Über die Nützlichkeit von Federn als Pinsel », Restauro, sept 1996/5, p. 344-45.­. Dans le cas des Provinces-Unies au XVIIe siècle, les historiens de l’art ont suggéré que des artistes comme Jan van der Heyden (1632-1712), ingénieur et peintre spécialiste de vues urbaines, et Otto Marseus van Schrieck (1619/20-1678), inventeur du genre du sotto-bosco — la peinture de sous-bois — aient pu réaliser des détails d’arbres ou de mousses par l’intermédiaire de morceaux d’éponge ou de mousse imbibés de peinture verte5Rozemarijn Landsman, « Smudges, sponges, and 17th-century Dutch Painting », in Anne Haak Christensen & Angela Jager (dir.), Trading paintings and painters’ materials. 1550-1800, Archetype, Londres, 2019, p. 63-76­. Van der Heyden aurait aussi utilisé des contre-épreuves pour réaliser le dessin du mortier des briques de bâtiments dans certaines de ses œuvres, c’est-à-dire qu’il aurait appliqué une épreuve imprimée encore fraîche à la surface de la peinture6Arie Wallert, « Refined Techniques or Special Tricks : Painting Methods of Jan van der Heyden », in Peter Sutton (dir.), Jan van der Heyden (1637-1712), Greenwich/Amsterdam, 2006, p. 91-103..

Empreinte et sculpture de la surface picturale

Cette recherche de « choses » variées pour élaborer la surface peinte montre toute l’importance qu’accordaient les artistes à la réalisation matérielle de l’image. Dans une culture visuelle où la qualité d’une peinture se mesurait, entre autres, à sa capacité à atteindre la mimésis, à imiter le visible, rechercher les outils les plus adaptés à ce qu’ils voulaient dépeindre permettait, à n’en pas douter, d’y contribuer.

Il convient de rappeler que le médium employé couramment par les peintres de cette période était l’huile (de lin, de noix, d’œillet), qui servait de véhicule pour les grains de pigments broyés avec. Largement adopté par les peintres des Pays-Bas dans le courant du XVe siècle, et plus généralement par les peintres européens à la fin du XVe et au début du XVIe siècle, ce médium permettait, grâce à sa plasticité, de transmettre la texture de certains matériaux (ainsi des poils d’un pinceau ou d’une brosse) pour en imiter d’autres, similaires (les cheveux, la fourrure, etc.7Ann-Sophie Lehmann, « The Matter of the medium : some tools for an art-theoretical interpretation of materials », in Christy Anderson, Anne Dunlop & Pamela H. Smith (dir.), The matter of art. Materials, practices, cultural logics, c. 1250-1750, Manchester, Manchester University Press, 2015, p. 21-41.). C’est cette capacité à reproduire fidèlement une texture spécifique que recherchaient sans aucun doute des artistes comme Van der Heyden ou Van Schrieck lorsqu’ils utilisaient mousses, éponges ou contre-épreuves, par le mécanisme de l’empreinte. Mieux, des analyses physico-chimiques ont révélé l’emploi par ce dernier d’inclusions végétales dans certaines de ses œuvres : il a en effet collé des morceaux de feuilles sur la toile.

Mais la viscosité du médium, sa rhéologie, permettaient aux artistes des effets supplémentaires. La matière employée par Rembrandt, notamment (mais pas seulement) dans la seconde partie de sa carrière, était particulièrement travaillée. C’est cette viscosité importante qui lui permettait de réaliser les empâtements extraordinaires avec lesquels il dépeignit les étoffes dans nombre d’œuvres. Obtenue usuellement grâce à l’emploi du blanc de plomb (un pigment qui, additionné à l’huile, donne une matière très épaisse), elle était renforcée chez cet artiste par un additif donnant un composé chimique récemment mis en lumière : la plumbonacrite8Victor Gonzalez, Marine Cotte, Gilles Wallez, Annelies van Loon, Wout de Nolf, Myriam Eveno, Katrien Keune, Petria Noble, Joris Dik, « Identification of Unusual Plumbonacrite in Rembrandt’s Impasto by Using Multimodal Synchrotron X-ray Diffraction Spectroscopy », Angewandte Chemie International Edition, 2019.. L’artiste put ainsi véritablement « sculpter » la surface picturale. Or cette manière de peindre a été rapprochée — sans doute avec justesse — d’un texte de l’élève de Rembrandt, Samuel van Hoogstraten :

Je dis donc que le caractère tangible (kenlijkheyt) seul fait apparaître les objets proches, et que c’est au contraire la douceur (egaelheyt) qui fait qu’ils ont l’air plus lointains. Et ainsi je désire que ce qui doit apparaître au premier plan soit peint grossièrement (rul) et vivement, et que ce qui est à l’arrière soit peint d’autant plus finement (netter) que c’est loin9Samuel van Hoogstraten, Inleyding tot de Hooge Schoole der Schilderkonst [Introduction à l’école supérieure de la peinture], Rotterdam, 1678, p. 307 [ma traduction]..

On voit que les qualités haptiques de la surface ainsi créée renvoyaient également, chez Hoogstraten, à l’idée de mimésis, mais ici complexifiée par la prise en considération de la perception du spectateur.

Contrairement à l’idée reçue, l’outillage du peintre néerlandais au XVIIe siècle pouvait donc dans certains cas se révéler particulièrement varié, et lui permettait notamment de restituer de diverses façons — non pas la réalité — mais le visible. Quel que fût le propos de l’artiste, quels que fussent ses « trucs » d’atelier et les « choses » qu’il employait pour fabriquer la surface picturale, celle-ci était donc souvent l’objet d’une attention méticuleuse, et appelle aujourd’hui encore, comme dans le passé, à un regard rapproché.


[1] Arnold Houbraken, Het Groote schouburgh der nederlantsche konstschilders en schilderessen, tome 1, 1718, Amsterdam, p. 259.

[2] Svetlana Alpers, L’art de dépeindre. La peinture hollandaise au XVIIe siècle, Paris, Gallimard, 1990 (1983), p. 198.

[3] H. Perry Chapman, « Cornelis Ketel. Fingerpainter and Poet-Painter », in H. P. Chapman & J. Woodall (dir.), Envisioning the Artist in the Early Modern Netherlands, Nederlands Kunsthistorisch Jaarboek 59, Zwolle, 2010, p. 249-273.

[4] Thomas Brachert, « Über die Nützlichkeit von Federn als Pinsel », Restauro, sept 1996/5, p. 344-45.

[5] Rozemarijn Landsman, « Smudges, sponges, and 17th-century Dutch Painting », in Anne Haak Christensen & Angela Jager (dir.), Trading paintings and painters’ materials. 1550-1800, Archetype, Londres, 2019, p. 63-76

[6] Arie Wallert, « Refined Techniques or Special Tricks : Painting Methods of Jan van der Heyden », in Peter Sutton (dir.), Jan van der Heyden (1637-1712), Greenwich/Amsterdam, 2006, p. 91-103.

[7] Ann-Sophie Lehmann, « The Matter of the medium : some tools for an art-theoretical interpretation of materials », in Christy Anderson, Anne Dunlop & Pamela H. Smith (dir.), The matter of art. Materials, practices, cultural logics, c. 1250-1750, Manchester, Manchester University Press, 2015, p. 21-41.

[8] Victor Gonzalez, Marine Cotte, Gilles Wallez, Annelies van Loon, Wout de Nolf, Myriam Eveno, Katrien Keune, Petria Noble, Joris Dik, « Identification of Unusual Plumbonacrite in Rembrandt’s Impasto by Using Multimodal Synchrotron X-ray Diffraction Spectroscopy », Angewandte Chemie International Edition, 2019.

[9] Samuel van Hoogstraten, Inleyding tot de Hooge Schoole der Schilderkonst [Introduction à l’école supérieure de la peinture], Rotterdam, 1678, p. 307 [ma traduction].


Bibliographie 

Svetlana Alpers, L’art de dépeindre. La peinture hollandaise au XVIIe siècle, Paris, Gallimard, 1990 (1983).

Thomas Brachert, « Über die Nützlichkeit von Federn als Pinsel », Restauro, sept 1996/5, p. 344-45.

Perry Chapman, « Cornelis Ketel. Fingerpainter and Poet-Painter », in H. P. Chapman & J. Woodall (dir.), Envisioning the Artist in the Early Modern Netherlands, Nederlands Kunsthistorisch Jaarboek 59, Zwolle, 2010, p. 249-273.

Victor Gonzalez, Marine Cotte, Gilles Wallez, Annelies van Loon, Wout de Nolf, Myriam Eveno, Katrien Keune, Petria Noble, Joris Dik, « Identification of Unusual Plumbonacrite in Rembrandt’s Impasto by Using Multimodal Synchrotron X-ray Diffraction Spectroscopy », Angewandte Chemie International Edition, 2019.

Yannis Hadjinicolaou, Thinking bodies – shaping hands. Handeling in art and theory of the late Rembrandtists, Leyde/ Boston, Brill, 2019.

Rozemarijn Landsman, « Smudges, sponges, and 17th-century Dutch Painting », in Anne Haak Christensen & Angela Jager (dir.), Trading paintings and painters’ materials. 1550-1800, Archetype, Londres, 2019, p. 63-76.

Ann-Sophie Lehmann, « The Matter of the medium : some tools for an art-theoretical interpretation of materials », in Christy Anderson, Anne Dunlop & Pamela H. Smith (dir.), The matter of art. Materials, practices, cultural logics, c. 1250-1750, Manchester, Manchester University Press, 2015, p. 21-41.

Arie Wallert, « Refined Techniques or Special Tricks : Painting Methods of Jan van der Heyden », in Peter Sutton (dir.), Jan van der Heyden (1637-1712), Greenwich/Amsterdam, 2006, p. 91-103.

Ernst van de Wetering, Rembrandt. The Painter Thinking, Amsterdam, Amsterdam University Press, 2016.


Romain Thomas est maître de conférences en histoire de l’art moderne à l’université Paris Nanterre. Il s’intéresse plus particulièrement à l’histoire de l’art des Provinces-Unies au XVIIe siècle et, dans un cadre plus large, à une histoire matérielle de l’art. Il a co-écrit une synthèse sur Les Provinces-Unies à l’époque moderne (Armand Colin, 2019, avec Thierry Allain et Andreas Nijenhuis-Bescher) et conduit ou participe à plusieurs programmes de recherche à l’interface entre histoire de l’art, sciences physico-chimiques et sciences de l’information (Patrimoniochromies, EquipEx ESPADON, …).

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