n° 118 | La reproduction des objets | Ileana Parvu   

Peter Fischli et David Weiss ont répliqué des articles de consommation ordinaire à partir du début des années 1990 en utilisant une mousse expansive de polyuréthane qui retire au monde des objets sa consistance matérielle. Que reste-t-il alors dans ces choses qui ne servent plus à rien, que signifie cet aplatissement du réel, pourquoi choisissent-il des objets déjà usés, consommés ? Ileana Parvu observe leurs œuvres comme autant de signes à déchiffrer.

 Laurence Bertrand Dorléac

L’usage des choses. Les objets de Peter Fischli et David Weiss

Ileana Parvu

Quand les deux artistes zurichois Peter Fischli et David Weiss se sont mis au début des années 1990 à produire des répliques d’articles de consommation courante, ils se sont tournés vers un matériau principalement constitué d’air. Leur travail avec la mousse expansive de polyuréthane s’apparente de ce fait à une mise en forme du vide. Cette entreprise de duplication semble entièrement priver les objets de leur consistance matérielle. « Nous leur avons tout pris1Entretien de l’auteure avec Peter Fischli, Zurich, juin 2013. », se répètent les artistes en réalisant leurs œuvres. Peut-on pour autant estimer que celles-ci se chargent d’accomplir la transformation de l’objet en signe que Jean Baudrillard a énoncée en 1968 dans la conclusion de son Système des objets ? Ne sont-elles que des façades, des images sans profondeur au-delà desquelles il n’y a rien ? Cette superficialité doit pourtant forcément s’accommoder de la place qu’elles occupent réellement dans l’espace, de leur étendue, du déploiement de leur matérialité. Alors qu’ils sont proprement inutilisables, ces objets en polyuréthane ne se remplissent-ils pas aussi du souvenir de tous ceux qui les fréquentent habituellement et dont ils accompagnent la vie à chacune de ses étapes ?

Tisch (Table), 1992

Fig. 1 Peter Fischli et David Weiss, Tisch (Table), 1992, polyuréthane enduit et peint, dimensions variables. Vue d’exposition, Schaulager, Bâle, 2009. © Peter Fischli David Weiss. Courtesy the artists, Sprüth Magers, Matthew Marks Gallery New York and Los Angeles, Galerie Eva Presenhuber.

À s’y méprendre

Dans l’œuvre de Fischli et Weiss, la reproduction d’objets a connu deux débuts. En 1991, les artistes ont commencé ce travail pour la seconde fois. Quelque dix ans avant, ils avaient en effet déjà taillé et peint le polyuréthane pour réaliser les soixante-douze éléments du Radeau (1982-83). Mais, en revenant à cette pratique, ils ont resserré le lien unissant les sculptures à leurs référents : les œuvres des années 1990 se distinguent difficilement des objets qui leur ont servi de modèle (Fig. 1).

Cette étroite ressemblance fait que Boris Groys considère les répliques de Fischli et Weiss comme des simulations de ready-made. Ce ne sont pas les choses elles-mêmes qui se trouveraient à l’origine des sculptures, mais des biens de consommation qui, introduits dans le domaine de l’art, constituent déjà des œuvres. Arthur Danto conteste cette appréciation. Les objets de Fischli et Weiss ne seraient nullement des imitations de ready-made, mais des imitations « tout court », des trompe-l’œil2Danto 1996, p. 110.. Groys fait assurément un contresens quand il conclut qu’en reproduisant des ready-made Fischli et Weiss prônent la lenteur de l’exécution et le patient labeur de l’artisan. Il n’en est pas moins que leurs sculptures entretiennent une relation incontestable avec le ready-made. On ne voit pas bien pourquoi il faudrait exclure ce rapport. Entre ready-made et trompe-l’œil, il n’y a pas lieu d’opter : les œuvres des deux artistes sont indissociables de l’histoire de l’un comme de l’autre.

Fig. 2 Peter Fischli et David Weiss, Installation sans titre pour World Soup: Küchenausstellung 1991 , Schwalbenstrasse 10, Saint-Gall, 1991. © Peter Fischli David Weiss. Courtesy the artists, Sprüth Magers, Matthew Marks Gallery New York and Los Angeles, Galerie Eva Presenhuber.

Dans la cuisine de Hans Ulrich Obrist

Fischli et Weiss n’ont d’ailleurs pas dédaigné les objets tout faits, de sorte que 1991 est aussi l’année où ils ont exposé des ready-made. Quand Hans Ulrich Obrist, qui n’avait alors que dix-huit ans, les a invités parmi d’autres artistes à présenter une pièce dans la cuisine de son appartement à Saint-Gall, ils ont décidé de remplir le placard au-dessus de l’évier de diverses denrées achetées chez un grossiste (Fig. 2).

« Nous ferons de sa cuisine une cuisine.3Entretien de l’auteure avec Peter Fischli, Zurich, juin 2013. » Si l’on en croit Peter Fischli, Obrist n’avait aucun usage de cet endroit et se contentait la plupart du temps de manger sur le pouce à l’extérieur. Mais, les mois passant, les artistes eurent la satisfaction de constater qu’il avait cessé de considérer son armoire comme une œuvre. Les boîtes de conserve furent ouvertes, à commencer par celles de crème au chocolat. Une année plus tard, Fischli et Weiss ont à nouveau recouru à des ready-made lorsqu’ils ont remporté le concours lancé par la Ville de Zurich pour la décoration de son nouveau bâtiment de la Bourse. Ils ont ainsi disposé, dans cinquante vitrines, divers objets allant des articles de luxe aux artéfacts relevant de la culture matérielle suisse et aux derniers modèles du monde du sport ou de l’automobile (Fig. 3).

Si les données spécifiques des lieux qui, en 1991 et 1992, ont accueilli ces installations peuvent facilement expliquer la préférence accordée aux ready-made, ce choix éclaire surtout les objets que les artistes ont entrepris d’exécuter en polyuréthane exactement au même moment.

Fig. 3 Peter Fischli et David Weiss, Vitrine de l’installation d’objets dans le nouveau bâtiment de la Bourse, Zurich, 1992. Photo : Niklaus Spoerri.

Les objets, des riens ?

La perte de consistance est un motif qui revient dans les écrits des années 1960. Dans La Société du spectacle, la vie elle-même se retrouve privée de sa substance. « Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation.4Debord [1967] 1992, p. 3. » La solidité n’a pas davantage trouvé refuge dans les objets. Baudrillard estime que ceux-ci constituent des signes que l’on peut indéfiniment accumuler. Cet effet d’aplatissement du réel reparaît quelque vingt ans plus tard sous la forme d’une notion à laquelle Fredric Jameson propose de recourir pour rendre compte du postmodernisme : depthlessness ou manque de profondeur. Les objets en polyuréthane de Fischli et Weiss semblent tenir de ce courant d’idées. Quel bénéfice peut-on encore tirer d’eux alors qu’ils sont dépourvus des fonctions que possèdent leurs modèles ? En eux ne subsiste que l’image de leurs référents. Ne faut-il pas dès lors reprendre les mots de Baudrillard – qui joue ici avec l’étymologie – pour les décrire comme des « res nulla[e] […] qui ne ser[vent] proprement à rien5Baudrillard 1972, p. 267.» ?

Fig. 4 Peter Fischli et David Weiss, Raum unter der Treppe (Espace sous l’escalier), 1993, polyuréthane enduit et peint, dimensions variables. © Peter Fischli David Weiss. Courtesy the artists, Sprüth Magers, Matthew Marks Gallery New York and Los Angeles, Galerie Eva Presenhuber.

L’image et la vie

Mais, en passer par l’image, est-ce forcément prendre le parti de la superficialité et de la perte ? Est-ce se détourner de ce qui donne du relief à la vie ? Quand Peter Fischli qualifie les sculptures en polyuréthane de « pensées, fantômes, reproductions6Entretien de l’auteure avec Peter Fischli, Zurich, juin 2013. », on pourrait croire qu’il les place dans la dépendance de leurs modèles dont elles ne seraient que l’ombre. Il les tire certes du côté du signe et de la représentation – le terme allemand qui signifie « reproduction » (Abbild) est d’ailleurs construit à partir du mot « image » (Bild) –, mais ce n’est que pour mieux les remplir. La matérialité ne réside pas ici uniquement dans le gonflement de la mousse de polyuréthane qui dote ces œuvres d’un véritable corps. Elle résulte surtout de la description des liens qui unissent sujets et objets. Dans les installations de Fischli et Weiss, il y a quelqu’un (Fig. 4). Ces personnes, que les sculptures suscitent, ne sont jamais très loin ; elles se sont juste absentées. Ce qui les fait advenir, c’est l’usage qu’elles ont de ces objets.

Car on ne trouve ici aucune trace de la consommation dont Baudrillard écrit qu’elle n’est qu’accumulation d’objets/signes. Fischli et Weiss représentent des objets usés, des restes, ce qui est habituellement considéré comme un détritus, mais qu’ils ne se résolvent pas encore à jeter. Les aliments sont également très présents dans leurs installations et les artistes ne manquent pas de faire savoir au spectateur que certains d’entre eux ont déjà été ingurgités. Leurs répliques rejoignent ainsi les ready-made rassemblés dans le placard de cuisine d’Obrist ou dans les vitrines disposées dans le bâtiment zurichois de la Bourse : la vie ne s’écoule pas ailleurs que dans la fréquentation des objets.

En organisant leurs installations autour d’invisibles figures d’utilisateurs, Fischli et Weiss sortent les objets de la boucle où les enferme un principe d’équivalence. Jacques Derrida a noté que c’est « la chose même7Derrida 1991, p. 98. » que l’on rate quand on considère que, pareils à des signes, les objets sont interchangeables. Une logique de l’échange les aplatit et nie leur singularité. Si l’objet, tel qu’il est pensé dans le travail de Fischli et Weiss, échappe à l’indifférence, à l’indistinction, à l’emprisonnement dans ce que Jean Bazin a appelé « une permutation des items8Bazin 1997, p. 553. », c’est que les artistes mettent l’accent sur sa valeur d’usage. Ils l’étoffent, l’approfondissent en songeant à l’action qu’il exerce sur ceux qui le pratiquent. Leurs installations ne sont pas faites de biens pris dans le circuit d’un système d’échanges, mais de choses qui nous arrêtent et nous engagent à sonder leur présence.

Fig. 5 Peter Fischli et David Weiss, Sonne, Mond und Sterne (Soleil, lune et étoiles), JRP Ringier, Zurich, 2007. © Peter Fischli David Weiss. Courtesy the artists, Sprüth Magers, Matthew Marks Gallery New York and Los Angeles, Galerie Eva Presenhuber.

La profondeur dont Fischli et Weiss dotent leurs sculptures n’est pas cependant la massivité des objets d’autrefois. Les artistes ne regardent pas vers le passé ; ils ne tentent pas de remonter vers le temps d’avant la société de consommation. Dans leurs œuvres, ce sont des signes qui prennent consistance. Ou des images. En 2007, l’éditeur Michael Ringier a invité les artistes à produire une œuvre à l’occasion de la publication du rapport annuel de son groupe de presse. Pour ce projet, ils ont décidé de travailler à partir de l’image publicitaire. Sans perdre de vue la critique de la consommation que les années 1960 ont forgée, ils s’en sont quelque peu écartés. Si Debord a opposé l’image à la vie, allant jusqu’à estimer que la première faisait barrage à la seconde, Fischli et Weiss ont conjugué ces deux éléments. Leur livre Sonne, Mond und Sterne (Soleil, lune et étoiles) réunit un millier de publicités qui sont organisées selon le fil de la vie, de la naissance à l’âge adulte. Il s’achève sur l’évocation de produits alimentaires (Fig. 5).

À l’instar des objets en polyuréthane, l’image gonfle et se dilate ici à partir d’un centre obscur, un « noyau » comme l’appelle Peter Fischli9Entretien de l’auteure avec Peter Fischli, Zurich, juin 2013.: le besoin qui, tout au long de la vie, nous porte vers les choses.


[1] Entretien de l’auteure avec Peter Fischli, Zurich, juin 2013.

[2] Danto 1996, p. 110.

[3] Entretien de l’auteure avec Peter Fischli, Zurich, juin 2013.

[4] Debord [1967] 1992, p. 3.

[5] Baudrillard 1972, p. 267.

[6] Entretien de l’auteure avec Peter Fischli, Zurich, juin 2013.

[7] Derrida 1991, p. 98.

[8] Bazin 1997, p. 553.

[9] Entretien de l’auteure avec Peter Fischli, Zurich, juin 2013.


Bibliographie 

Jean Baudrillard, Le système des objets, Paris, Gallimard, 1968.

Jean Baudrillard, Pour une critique de l’économie politique du signe, Paris, Gallimard, 1972.

Jean Bazin, « La chose donnée », Critique no 596-597, 1997.

Arthur C. Danto, « Play/Things », Peter Fischli David Weiss: In a Restless World, Minneapolis, Walker Art Center, 1996.

Guy Debord, La Société du spectacle [1967], Paris, Gallimard, 1992.

Jacques Derrida, Donner le temps. 1. La fausse monnaie, Paris, Éditions Galilée, 1991.

Peter Fischli et David Weiss, Bericht über den künstlerischen Schmuck im Neubau der Börse Zürich, H. U. Obrist (dir.) et N. Spoerri (photographies), Cologne, Oktagon Verlag, 1995.

Peter Fischli et David Weiss, Sonne, Mond und Sterne, B. Ruf (dir.), Zurich, JRP Ringier, 2007.

Boris Groys, « Simulierte readymades von Peter Fischli/David Weiss », Parkett 40/41, 1994.

Fredric Jameson, Le Postmodernisme ou la logique culturelle du capitalisme tardif [1991], trad. en français par F. Nevoltry, Paris, Beaux-Arts de Paris, 2007.

Hans Ulrich Obrist, World Soup. Küchenausstellung, Munich et Stuttgart, Oktagon Verlag, 1993.


Ileana Parvu est professeure d’histoire et de théorie de l’art à la Haute école d’art et de design HEAD – Genève et chargée de cours dans l’unité d’histoire de l’art de l’Université de Bâle. Elle a publié plusieurs essais sur Peter Fischli et David Weiss, notamment « Pouvoir des choses. Les sculptures de Peter Fischli et David Weiss », Zeitschrift für Kunstgeschichte, n° 2, 2011. Son livre La consistance des choses. Peter Fischli, David Weiss et le temps retourné paraîtra en 2021 aux Presses universitaires de Provence.

 

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