n° 125 | Exposer les savoirs économiques : espace esthétique et science lugubre | Sophie Cras

Exposer l’économie.

Tout semble conférer à l’économie une dimension abstraite qui éloigne les populations en les impressionnant sans les convaincre. Sophie Cras, qui s’intéresse depuis longtemps aux savoirs artistiques en la matière, ouvre un nouveau volet. Elle se demande de quelle façon l’économie s’expose depuis le 19e siècle, comment, dans les expositions ou les musées qui leur sont réservés, en plusieurs lieux de la planète, les concepts, les faits, les réformes, sont « montrés » à l’intention du public.

Laurence Bertrand Dorléac

Exposer les savoirs économiques : espace esthétique et science lugubre

Sophie Cras

L’économie est généralement considérée comme un domaine abstrait. Cette impression tient probablement au haut degré de mathématisation et de technicité de la science économique actuelle, mais aussi à la dématérialisation des monnaies et à la financiarisation des économies, qui semblent tenir les transactions économiques à distance de la réalité concrète de la production et des échanges. Pour toutes ces raisons, l’idée d’exposer l’économie ne va guère de soi. Comment le musée, lieu par excellence de l’expérience visuelle, sensible et esthétique, serait-il conciliable avec un sujet aride, abstrait, avec cette « science lugubre », pour reprendre l’expression que Thomas Carlyle employait pour parler de la science économique ?

Matérialiser les savoirs économiques

Pourtant, force est de constater que ces objets incongrus, voire paradoxaux – les musées d’économie – existent néanmoins. Certains ont une légitimité toute institutionnelle, à l’instar de la Cité de l’économie, inaugurée en 2019 par la Banque de France dans l’une de ses anciennes succursales parisiennes, l’Hôtel Gaillard, construit entre 1878 et 1882 par l’architecte Jules Février. Dans un décor grandiose, des objets, des images animées et des jeux interactifs s’appliquent à transmettre les principaux concepts de la science économique et les faits majeurs de l’histoire et des réformes économiques.

lake Fall-Conroy, Minimum Wage Machine (2008-2010, reprise en 2012, et en 2016). Trieur de monnaie, bois, plexiglas, moteur, quincaillerie diverse, pièces de monnaie, 38 x 48 x 183 cm environ. Photo: Christine Elfman (DR).

Au même moment, dans d’autres parties du monde, s’ouvrent des musées d’économie un peu moins officiels. Le Museum of Capitalism est créé en 2017 par les artistes et curateurs Timothy Furstnau et Andrea Steves ; d’année en année, il est accueilli dans différents espaces en Californie, à Boston, New York ou Berlin. En 2019, le Museum of Neoliberalism, fondé par Darren Cullen et Gavin Grindon, prend ses quartiers à Londres, dans une installation permanente. Dans des styles différents, ces « musées » affichent la même ambition : réunir les efforts d’artistes contemporains, d’activistes et d’économistes hétérodoxes pour proposer une rematérialisation des savoirs économiques qui doit permettre leur appropriation par le plus grand nombre, et éventuellement leur subversion. Pour ce faire, il s’agit de proposer des visualisations graphiques de l’économie plus inspirantes ; d’exposer des artefacts qui permettent d’approcher les concepts économiques de manière plus directe ; de penser des dispositifs interactifs qui permettent au spectateur de faire l’expérience d’un modèle, d’une donnée ou d’une quantité. Dans Minimum Wage Machine, par exemple, une œuvre de Blake Fall-Conroy exposée au Museum of Capitalism, les visiteurs sont invités à tourner une manivelle pour voir tomber, au fur et à mesure, les petites pièces enfermées dans le bocal. Le mécanisme est réglé de telle façon que tourner la manivelle sans discontinuer durant une heure permet de toucher le salaire horaire minimum dans le pays où l’œuvre est installée : aux Etats-Unis 7 dollars et 25 centimes. La matérialisation des savoirs permet de faire une expérience différente de ce que représente une quantité abstraite – ici, le salaire horaire minimum. Elle éclaire aussi de manière frappante un phénomène social, ce que David Graeber appelait les « bullshit jobs » : ces métiers dénués de sens pour ceux qui les exercent, et dont l’utilité sociale est difficilement cernable en dehors de fournir un revenu à ceux et celles qui les exercent.

Si les objectifs politiques et les soubassements idéologiques diffèrent le Museum of Capitalism et la Cité de l’économie – tout comme le financement et le fonctionnement de ces musées –  les similitudes sont néanmoins frappantes entre les moyens visuels, plastiques et muséographiques mis en œuvre. Dans tous les cas, en effet, l’enjeu est de rendre visible ce qui est en grande partie invisible, de matérialiser ce qui est largement immatériel, de rendre intéressant, séduisant, voire beau, ce qui est, on l’a dit, lugubre. Or, à travers des formes et dans des contextes très hétérogènes, cette ambition de matérialiser les savoirs économiques dans l’espace d’exposition traverse l’histoire.

Les machines contemporaines de la Cité de l’économie ou du Museum of Capitalism trouvent leurs précédents dans des expositions comme « The Money Center », présentée au musée de science et d’industrie de Chicago en 1979-1980. Equipée d’ordinateurs, d’un flipper, de jeux vidéo et d’espaces interactifs, l’exposition faisait usage des toutes dernières technologies de son temps pour faire la pédagogie des fonctions et des (bons) usages de l’argent et de la banque. Des décennies plus tôt, des machines à actionner, des cartes en relief et des dioramas composaient déjà les collections des musées économiques et sociaux, qui fleurirent en Europe et en Amérique du Nord et du Sud durant le premier tiers du 20e siècle – tel le musée social suisse, fondé en 1917, récemment redécouvert par l’historienne Claire-Lise Deblüe, ou le musée social argentin, fondé en 1912 sur le modèle du Musée Social de Paris de 1895. Le plus célèbre est sans doute le Musée économique et social de Vienne, créé en 1925 par le philosophe et économiste Otto Neurath. Il abrita la collaboration entre Neurath et le graphiste Gerd Arntz, aboutissant à la création des isotypes, un système de visualisation des données statistiques qui eut une influence déterminante dans le champ de la communication graphique.

À l’origine : les expositions d’économie au sein des Expositions Universelles du 19e siècle

S’il s’agit de faire l’histoire de ces tentatives un peu étranges, celles de mettre l’économie en exposition, il faut remonter plus loin encore dans le temps. En effet, ces musées économiques et sociaux sont les héritiers directs d’expositions d’économie organisées d’abord au sein des Expositions Universelles du 19e siècle. En tant qu’exposition des produits et de l’équipement de la production industrielle et artisanale des nations, l’Exposition Universelle dans son ensemble est souvent apparue à ses témoins comme un « véritable cours de philosophie pratique et d’économie politique appliquée », pour reprendre les termes de l’économiste Louis Wolowski dans son rapport de 18731Louis Wolowski, Rapport verbal sur l’exposition universelle de Vienne présenté à l’Académie des sciences morales et politiques, Paris, Librairie de Guillaumin et Cie, 1873, p. 13.. En son sein des Expositions Universelles, les organisateurs s’évertuèrent toutefois de concevoir un espace où l’économie puisse se donner à voir en tant que telle, dans un effort réflexif. Ce sont les expositions d’économie domestique puis d’économie sociale, dont les Expositions parisiennes de 1855, 1867, 1889 et 1900 ont fourni les modèles les plus aboutis, émulés dans de nombreuses autres expositions universelles, nationales et thématiques partout dans le monde.

Ces expositions spéciales, « résume[nt] les lois économiques de l’Exposition », explique-t-on dès 18672Exposition Universelle de 1867. L’enquête du Dixième Groupe. Catalogue analytique des documents, mémoires et rapports Exposés hors classe dans le dixième groupe et relatifs aux institutions publiques et privées créées par l’Etat, les départements, les communes et les particuliers pour améliorer la condition physique et morale de la population, Paris, E. Dentu, Libraire-éditeur de la Commission impériale, 1867, p. 7-8.. Bien sûr, ces « lois économiques » sont celles du capitalisme en plein essor – division du travail, libre-échange, augmentation technologique de la productivité, accumulation du capital et gains d’échelle – teintées de paternalisme et de philanthropie. Il s’agit de démontrer aux visiteurs, et en particulier aux ouvriers, que le système capitaliste est sans réserve le meilleur (et le seul) système économique possible, de façon à les détourner d’une tentation socialiste ou révolutionnaire. L’objectif du groupe d’économie sociale, écrit le Bulletin officiel en 1889, « doit être d’attirer le plus grand nombre possible d’ouvriers à son Exposition spéciale, pour que ceux-ci apprécient mieux les études et les efforts de leurs véritables amis3Bulletin officiel de l’exposition universelle de 1889, Paris : Champ de Mars, n°65, samedi 11 février 1888, p. 4.». Les organisateurs sont bien conscients du défi que représente cet objectif, confrontés à la concurrence des attractions toujours plus spectaculaires accueillies par les Expositions universelles. Emile Cheysson, économiste en charge de l’exposition de 1889, le résume très clairement :

« Si l’on n’avait eu à s’adresser qu’à des économistes, à des hommes de loisir et d’étude, l’installation de l’exposition d’Economie sociale eût été facile et aurait consisté simplement à déposer sur des tables des documents […]. Mais le problème devenait autrement compliqué du moment où l’on voulait viser le grand public et intéresser au passage le visiteur pressé, qui ne s’arrête pas à feuilleter des brochures ou des tableaux de chiffres. Ce passant, il fallait le saisir par un spectacle extérieur, forcer son attention, l’obliger à regarder et à réfléchir4Emile Cheysson, Rapport de la section XIV. Institutions patronales, in Alfred Picard, Exposition universelle internationale de 1889 à Paris. Rapports du jury international, Paris : Imprimerie nationale, 1890-1893, Vol.2. Groupe de l’économie sociale. Deuxième partie, p. 352.. »

C’est ainsi que, d’exposition en exposition, de la modeste galerie de l’économie domestique de 1855 au gigantesque Palais de l’économie sociale de 1900, se déploie une muséographie expérimentale innovante, composée d’objets, de reconstitutions d’usines en miniature et en fonctionnement, de maisons d’ouvriers construites à l’échelle naturelle dans le parc de l’exposition et parfois habitées, de cartes et de graphiques colorés à la main, de bustes, d’aquarelles, de bannières, de photographies.

En dépit des ambitions élevées des organisateurs et de l’inventivité de leurs démarches, il est difficile de mesurer l’efficacité historique de cette matérialisation des savoirs économiques. Aujourd’hui comme hier, la réception des expositions subvertit parfois les intentions qui y présidaient. C’est ce que suggère le socialiste Jules Guesde en 1898, qui voit dans les expositions d’économie un « miroir plus grand que nature, dans lequel notre bourgeoisie s’apprête à se contempler ». Appelant les ouvriers à y voir le reflet des tares du capitalisme plutôt que ses prétendues vertus, il conclut : « au lieu de surgir réhabilité et affermi du déballage qui se prépare, le régime capitaliste en surgira plus condamné et plus ébranlé que jamais. Cette véritable exposition – dans le sens judiciaire et infamant du mot – ne fera que fournir au prolétariat, humilié et volé, de nouvelles raisons et de nouvelles forces pour poursuivre sa voie révolutionnaire5Jules Guesde, « Exposition subversive », La Lanterne, 25 août 1898, p. 1. Cet article a été signalé par Elsa Martayan, « Emile Cheysson et les Expositions universelles de Paris », Revue Milieux, revue de l’Ecomusée de la Communauté Le Creusot/Montceau-Les-Mines, n°28, p. 24..”


[1] Louis Wolowski, Rapport verbal sur l’exposition universelle de Vienne présenté à l’Académie des sciences morales et politiques, Paris, Librairie de Guillaumin et Cie, 1873, p. 13.

[2] Exposition Universelle de 1867. L’enquête du Dixième Groupe. Catalogue analytique des documents, mémoires et rapports Exposés hors classe dans le dixième groupe et relatifs aux institutions publiques et privées créées par l’Etat, les départements, les communes et les particuliers pour améliorer la condition physique et morale de la population, Paris, E. Dentu, Libraire-éditeur de la Commission impériale, 1867, p. 7-8.

[3] Bulletin officiel de l’exposition universelle de 1889, Paris : Champ de Mars, n°65, samedi 11 février 1888, p. 4.

[4] Emile Cheysson, Rapport de la section XIV. Institutions patronales, in Alfred Picard, Exposition universelle internationale de 1889 à Paris. Rapports du jury international, Paris : Imprimerie nationale, 1890-1893, Vol.2. Groupe de l’économie sociale. Deuxième partie, p. 352.

[5] Jules Guesde, « Exposition subversive », La Lanterne, 25 août 1898, p. 1. Cet article a été signalé par Elsa Martayan, « Emile Cheysson et les Expositions universelles de Paris », Revue Milieux, revue de l’Ecomusée de la Communauté Le Creusot/Montceau-Les-Mines, n°28, p. 24.


Bibliographie 

Burke, Christopher. « The Gesellschafts- Und Wirtschaftsmuseum in Wien [Social and Economic Museum of Vienna], 1925-34 ». In Isotype: Design and Contexts 1925-1971, édité par Christopher Burke, Eric Kindel, et Sue Walker, 21‑102. London: Hyphen, 2013.

Cat, Jordi, et Adam Tamas Tuboly. Neurath Reconsidered New Sources and Perspectives. Cham: Springer, 2019.

Debluë, Claire-Lise. « Exposer le social : musées et connaissances « utiles » au début du XXe siècle ». Culture & Musées, no 39 (2022).

Horne, Janet. A Social Laboratory for Modern France. The Musée social and the Rise of the Welfare State. Durham and London: Duke University Press, 2002.

Godineau, Laure. « L’Économie sociale à l’Exposition universelle de 1889 ». Le Mouvement social, no 149 (1989): 71‑87.

Pelosi, Hebe Carmen. El Museo Social Argentino y la Universidad del Museo Social Argentino. Buenos Aires: Universidad del Museo Social Argentino, 2000.

Schroeder-Gudehus, Brigitte, et Anne Rasmussen. Les fastes du progrès. Le guide des Expositions universelles 1851-1992. Paris: Flammarion, 1992.

Steves, Andrea, Timothy Furstnau, Rose Linke, et Eugenia Bell. Museum of Capitalism. Los Angeles: Inventory Press, 2020.


Sophie Cras est Maîtresse de conférences en Histoire de l’art contemporain à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Ses recherches explorent les espaces de rencontre entre art et économie dans une perspective historique. Elle s’intéresse à l’économie de l’art et son marché, en mettant l’accent sur les savoirs et pratiques économiques des artistes elles- et eux-mêmes. Elle étudie aussi la manière dont la science économique mobilise les images, ainsi que le regard créatif et critique que les artistes portent sur l’économie de leur temps.

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