n° 117 | Saucisse | Morgan Labar

Quand les artistes contemporains prennent la saucisse pour motif, sûr qu’ils risquent l’effet comique. Pour Morgan Labar qui a fait sa thèse sur la bêtise, cet aliment devenu populaire à force d’industrialisation mérite d’être replacé dans sa longue histoire. Les références grivoises ou scatologiques sont à retrouver dans l’art et la littérature anciennes mais ce sont les œuvres contemporaines qui exagèrent le ridicule d’une chair où l’animal a disparu au profit d’une forme standard absurde.

Laurence Bertrand Dorléac

Saucisse

Morgan Labar

SAUCISSE, s. f. (Cuisine.) ce mot dans sa propre signification veut dire une sorte de mets que l’on fait avec du sang & de la chair de porc assaisonnée ; c’est une espèce de boudin.

(…) Les saucisses de Bologne sont les plus estimées, & on en fait une consommation considérable en Italie, surtout à Bologne & à Venise, d’où on en porte dans beaucoup d’autres endroits. (…) le commerce de cette sorte de marchandises est plus grand qu’on ne s’imagine.

Diderot et d’Alembert, Encyclopédie, p. 14:707

Le motif de la saucisse confère de manière quasi systématique un caractère comique ou absurde, sans qu’il soit nécessairement question de son aspect phallique. Est-ce le rapport au corps digérant – au bas corporel aurait dit Mikhaïl Bakhtine – et l’équation symboliquement posée entre ingestion, digestion et excrétion qui rend la saucisse comique, voire bête, parfois même bêtifiante ? Est-ce, sinon, son caractère populaire ? La question du « populaire » se pose avec une acuité toute particulière pour la période contemporaine, moment où la sérialité de la saucisse – sa production industrielle et mécanisée – en a fait un aliment commun et bon marché, alors qu’au Moyen-âge et à l’époque classique elle est un mets raffiné. Il y a dans la sérialité, dans la production indifférenciée et répétée, un élément qui rajoute à l’impression de bêtise que suscite la saucisse : absurdité de la réification industrielle du vivant. Pour devenir chose (saucisse) l’animal doit être non seulement tué, mais transformé très rapidement : défaire la forme pour redonner une autre forme – beaucoup plus sommaire. Il y a donc appauvrissement de l’unicité (de l’animal vivant, unique et singulier), réduction à une forme sommaire et standard, et production de multiples (on notera l’analogie de ce vocabulaire avec celui de l’art contemporain). On se propose donc d’étudier l’équation chose + bête = chose bête à partir du cas de la saucisse dans l’histoire de l’art.

Saucisses comiques : satire et phallus

Symbole par excellence de nourriture grasse, la saucisse est l’anti-Carême. Au XVIIe siècle les protestants allemands dressaient des banquets de saucisses et de charcuterie devant les églises catholiques en période de jeûne pour railler l’hypocrisie catholique. Au XVe siècle déjà, Carnaval est représenté un chapelet de saucissons autour du cou (fig.1 : http://archiviostorico.teatrolafenice.it/scheda_d.php?ID=15712#lg=1&slide=4) et dans les Fastnachtsspiele allemands les curés couchent et mangent des saucisses. Dans le Quart Livre de Rabelais, les Andouilles de l’île Farouche sont en guerre contre Caresmeprenant, incarnation de l’austérité de ceux qui prennent carême.

Cet épisode est l’occasion de revenir sur le topos des topos, l’analogie saucisse/phallus. La reine des Andouilles est nommée Niphleseth, terme que Rabelais emprunte à l’hébreu, où il désigne le membre viril. L’analogie est plus explicite encore, voire carrément grivoise, dans un autre épisode de la littérature comique. Dans Tristram Shandy Sterne raconte comment Tom, après s’être longuement enquis de la manière dont on faisait les saucisses auprès d’une marchande, osa d’autres avances. Alors celle-ci « made a feint however of defending herself, by snatching up a sausage  —- Tom instantly laid hold of another —- But seeing Tom’s had more gristle in it —- She signed the capitulation —- and Tom sealed it ; and there was an end of the matter[1] ».

Badinant sur l’analogie formelle entre saucisse et sexe en érection, Sterne met en évidence l’une des sources du caractère comique de la saucisse : elle est pénis et non phallus, membre viril inutilisable dans sa fonction pénétrante en raison de son manque de rigidité – not enough gristle in it, pas « assez nerveuse ». Elle est donc à la fois signifiant de virilité et d’incapacité à assumer cette virilité, figure du ridicule, du fiasco voire de l’infamie – dans un univers à l’évidence phallocentré.

Ingestion, digestion, excrétion

Bertrand Tillier remarque que la caricature de Louis-Philippe en poire est à la fois motivée et « quasi inepte[2] ». Inepte et inerte, la poire est réduction en-deçà de l’animalité, processus de régression propre à la bêtise que Deleuze désigne comme « fond universel digestif et légumineux » avant de préciser que le tyran est « non seulement à tête de bœuf, mais de poire, de chou ou de pomme de terre[3] ». Ou de saucisse, qui ajoute au fond digestif et légumineux l’équivalence ingestion/digestion/excrétion : dans la saucisse on mange l’organe digestif même, une chose faite de viande hachée – informe – fourrée dans un boyau d’intestin.

L’artiste en artisan-charcutier

Les saucisses dans les sculptures de Claes Oldenburg au début des années 1960 (fig. 2 : http://www.sothebys.com/fr/auctions/ecatalogue/lot.81.html/2017/contemporary-curated-n09622) sont ouvertement scatologiques, tout comme l’un de ses premiers assemblages précisément intitulé Sausage (1957). Oldenburg s’est lui-même imaginé en sausage-maker tout en assumant le caractère excrémentiel de ses premières œuvres (« The Store is cloaca » écrit-il), allant jusqu’à considérer que l’art qui se répand dans la société est un remède à la constipation des années 1950[4].

Initiées à la même période, les Literaturwürste de Dieter Roth (fig. 3 : https://www.moma.org/collection/works/141853) sont également des saucisses artisanales, faites « maison » et non industrielles. La viande hachée est remplacée par des livres hachés, mais le reste de la recette ne varie pas : gélatine, graisse et épices sont mélangées aux livres et le tout est introduit dans un boyau animal. L’hommage littéraire est ainsi rien moins que paradoxal, la conservation de l’œuvre originale dans une forme amoindrie ne concernant plus que la matière, et non la signification.

L’avènement de la saucisse industrielle : informe et sérialité

La saucisse dans les pratiques artistiques ultérieures semble laisser de côté ces différentes traditions de satire ou d’ironie, de cloaque ou de phallus. Pendant sa performance Hot-dog en 1974, Paul McCarthy s’obstrue la gorge avec de saucisses crues entières et s’entoure la tête de gaze pour bloquer la nourriture à l’intérieur. Les thèmes traditionnels que sont la sexualité, la violence et le dégoût sont ainsi renouvelés par l’association avec la production industrielle de nourriture et le consumérisme. À partir de cette période la majeure partie des œuvres impliquant saucisses et charcuterie perdent leurs connotations sexuelles comiques pour évoluer vers le ridicule, l’absurde ou la bêtise. Ainsi par exemple de la Wurst-Serie de Peter Fischli et David Weiss en 1979, une série de photographies narrant les épisodes d’une histoire dont les protagonistes sont des saucisses et des ustensiles de cuisine qu’il faut resituer dans le contexte de la jeune scène punk suisse.

Abêtissante saucisse

Fig. 4 Anonyme, Hans Worst, 1570 – 1650, gravure, 40 cm × 26,5 cm, Rijkmuseum Amsterdam. Domaine public

Les 11 sausages de Damien Hirst en 1993 consistent pour leur part en une version abâtardie des œuvres qui font connaître l’artiste à partir de 1991 (requin, vache ou mouton conservés dans des vitrines). Plus qu’à l’œuvre de Sigmar Polke Der Wurstesser (1963), source iconographique évidente, c’est à lui-même que Damien Hirst adresse un clin d’œil, établissant une sorte de chaîne entre les animaux morts des œuvres précédentes et leur futur de nourriture industrielle.

Wim Delvoye, adepte de la surenchère dans l’œuvre-blague bête, réalise en 1999 la série Marble Floor, des photographies de dallages non en marbre, comme l’indiquerait le titre, mais en charcuterie, créant des motifs ornementaux abstraits à partir de tranches de jambons, salamis et mortadelles. Les techniques de production et l’aspect final (Cibachromes aux couleurs saturées, grands formats, tirages limités) contrastent fortement avec l’idiotie du propos (un dallage en jambon). En 2003 Delvoye persiste et signe avec Embroidered Ham (Mr. Cloaca), une tranche de jambon (cru) sur laquelle a été brodé au fil bleu l’effigie de Mr. Cloaca, logo de Cloaca 4, quatrième version de machine à produire des excréments. L’œuvre n’est pas la tranche de jambon brodée mais la photographie grand format. L’organicité est aseptisée et mise à distance, éloignant le spectre de la dégradation. La blague qui consistait à faire de la broderie sur jambon est transformée en une œuvre esthétisante, luxueuse et non périssable, remplissant ainsi parfaitement les conditions qui rendent une œuvre assimilable par le marché.

Conclusion

Fig. 5 Peter Johansson, En korv är snyggare än din mamma / Une mère, plus belle que la saucisse, 2019, vidéo. Extrait de la vidéo par Bright Film ; Chris Sanitate et John Rosenlund, vêtements, masque et perruque par Mikaela Artén et Folketeatret, Copenhague. Produit pour l’exposition « Peter Johansson, Thérapie nationale » à l’Institut Suédois, Paris, 2019-2020.

La charcuterie est devenue dans le monde contemporain l’épitomé de l’industrialisation de la production alimentaire, de la surconsommation de viande à bas coût et de l’aliénation du rapport à la nourriture. La perte des connotations phalliques ou même scatologiques, ressorts traditionnels du bas comique dont le personnage de Hanswurst est le parangon (fig.4), signale un basculement dans l’absurdité et dans l’asémie, qu’illustraient déjà d’une certaine manière les Literaturwürste : la signification, une fois hachée menue, mélangée à du saindoux et fourrée dans un boyau, est quelque peu obscurcie. Plus proche de nous, l’artiste suédois Peter Johansson interroge dans des œuvres comiques et inquiétantes (fig. 5 et fig. 6) la transformation d’un produit vernaculaire (la falukorv) en icône culturelle prête à verser dans le folklore nationaliste.

La saucisse est encore plus bête quand elle n’est plus phallus mais qu’elle renvoie à l’informe, à l’indistinction de la chair hachée, au processus de digestion qui l’enserre et lui donne sa forme : elle génère silence, inertie, arrêt de la pensée.

Fig. 6 Peter Johansson, Kärlekstunneln / The Tunnel of Love, 2014-2019. Staircase from the exhibition « National Therapy, Peter Johansson », The Swedish Institute, Paris 2019-20. Photo of the staircase by Laetita d’Aboville. Photos on the wall by Tord Lund and 3D work by Peter Johansson. Printer Lasse at Krelab.

Comme si la sérialité de sa production (à l’époque où l’art contemporain, dans les années 1960, s’attache lui aussi à la production sérielle) avait transformé le signifiant des signifiants en a-signifiant, signifiant d’indifférenciation généralisée. Or l’indifférenciation est désormais le trait dominant de la saucisse : au mélange de chair et au processus de digestion s’ajoute la production industrielle et sérielle. Informe, indifférente, amalgamant ingestion, digestion, excrétion et sexualité dans un même mouvement – rappelant aussi bien l’indistinction cloacale en théorie psychanalytique que la définition du coït par le stoïcien Marc-Aurèle (« un frottement de boyaux ») – en bout de course « alles ist Wurst », « tout est saucisse » mais aussi et surtout « c’est égal ».


[1] Laurence Sterne, Life and Opinions of Tristram Shandy, Gentleman, 1760, vol. IX, chap VII.

[2] Bertrand Tillier, « La caricature : une esthétique comique de l’altération entre imitation et déformation », dans Alain Vaillant (dir.), Esthétique du rire, Nanterre, Presses universitaires de Paris Ouest, 2012, p. 260.

[3] Gilles Deleuze, Différence et répétition, Paris, Minuit, 1969, p. 196.

[4] Barbara Rose, Claes Oldenburg, 1969, New York, MoMA, p. 32.


Morgan Labar est historien d’art, spécialiste d’art contemporain et des pratiques artistiques comiques. Il est actuellement boursier postdoctoral de la Terra Foundation for American Art à l’INHA et enseigne à l’École normale supérieure. Son ouvrage La gloire de la bêtise. Régression et superficialité dans les arts depuis la fin des années 1980 paraîtra en 2021 aux Presses du réel.

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