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Crise des déchets et fabrique urbaine à Beyrouth

Les rues de Beyrouth envahies par les ordures sur http://www.nature-obsession.fr
Eric Verdeil, géographe et urbaniste, professeur des Universités et chercheur au Centre de recherches internationales (CERI), est spécialiste des politiques urbaines au Moyen-Orient. Il propose ici une analyse du métabolisme du traitement des déchets à Beyrouth. Il en révèle à la fois les enjeux politiques et en souligne les dimensions sociétales et la diversité des acteurs qui y sont impliqués. 
Les rues de Beyrouth envahies par les ordures sur http://www.nature-obsession.fr

Les rues de Beyrouth envahies par les ordures. Crédits : nature obsession

« L a crise des déchets que connaît le Liban depuis l’été 2015 a été fortement médiatisée et a donné lieu à des analyses essentiellement intéressées par sa signification politique. Causée par la saturation de la principale décharge de l’agglomération de Beyrouth et l’incapacité des autorités gouvernementales à adopter une solution pérenne, cette crise a provoqué une forte mobilisation civique.
Au-delà de la question technique de la gestion et du traitement des ordures, les manifestants contestaient un système opaque où l’État, incapable d’assurer le fonctionnement minimal des services publics, ne sert qu’à enrichir une élite politique que seul unit le souci de « se partager le gâteau » et de se maintenir au pouvoir.

Construire sur les décharges de la guerre civile

[La décharge de Borj Hammoud vue du port de pêche avant les récents travaux de démantèlement - Photo Eric Verdeil - CC-ND-NC]

La décharge de Borj Hammoud vue du port de pêche avant les récents travaux de démantèlement – Crédits : Eric Verdeil

La lecture que je propose de cette question s’intéresse à son métabolisme et permet d’insister sur l’articulation étroite entre la gestion des déchets et le mode d’urbanisation du pays. D’abord, le volume de déchets s’accroit très rapidement (+42% entre 1999 et 2013), en particulier dans la capitale et ses banlieues. Ensuite, en s’intéressant aux flux matériels des déchets dans la ville, on discerne dans la longue durée des conflits que traverse le pays, un lien récurrent entre la circulation et le dépôt des ordures et la production de nouveaux espaces urbains. Ainsi, le nouveau centre-ville de Beyrouth, géré par une société privée – Solidere –  s’édifie sur un remblai résultant du retraitement d’une vaste décharge créée pendant la guerre civile.  De même, la crise actuelle a-t-elle  trouvé un épilogue (encore très contesté) avec  la création par le gouvernement d’une nouvelle décharge maritime au sud-ouest de Beyrouth et l’extension, sur son littoral nord-est, d’une véritable colline d’ordures datant de la guerre.  Dans ce dernier cas, la création d’un nouveau remblai est destinée à accueillir des équipements d’utilité publique comme une station d’épuration et un parc, mais aussi de créer des terrains constructibles.

Des solutions qui satisfont de puissants intérêts financiers

Le remblai de Dbayeh, toujours à moitié vide vingt ans après son achèvement (2017 - Eric Verdeil - CC-ND-NC)]

Le remblai de Dbayeh, toujours à moitié vide vingt ans après son achèvement, 2017. Crédits: Eric Verdeil

Cette lecture « métabolique » sur la longue durée souligne que les solutions proposées à la gestion des déchets reproduisent des logiques anciennes plutôt que de s’inspirer des nouvelles possibilités technologiques. Ainsi l’extension de la décharge du nord-Est de Beyrouth s’inscrit-elle dans la continuité de projets et de calculs – immobiliers et financiers – datant des années 1990. Dans la ville de Saïda, les autorités viennent de retraiter une décharge littorale ouverte depuis près de vingt ans au moyen d’un remblai permettant également la construction de diverses installations et d’un parc. La reconquête de ces espaces littoraux relégués rend possible une conversion des usages et une revalorisation symbolique et économique, entre autres via de nouvelles pratiques de loisir.
Ainsi, si la circulation accrue des déchets se traduit par de nouvelles réalités matérielles, elle est aussi à l’origine de nombreux flux financiers, directement lors des phases de collecte et de mise en décharge, et plus tard lors des phases de retraitement puis d’exploitation foncière…

L’émergence contrariée de nouveaux acteurs

I love Beyrouth, by Emna Mizouni - CC BY-SA 4.0 via Wikimedia Commons

I love Beyrouth, by Emna Mizouni – CC BY-SA 4.0

Dans ce contexte, certaines municipalités et activistes revendiquent une décentralisation de la gestion des déchets. Ils militent également pour l’adoption de politiques de traitement des ordures centrées sur le tri et le recyclage, afin de limiter les volumes mis en décharge et en finir avec des pratiques nuisibles tant sur le plan environnemental que politique.
L’échelle municipale incarne l’espoir d’une alternative politique, comme l’ont montré les élections municipales de juin 2016. Une nouvelle génération de militants notamment issue des milieux universitaires et associatifs porte ces revendications. Prônant une approche participative et des solutions concrètes à de multiples problèmes de la vie quotidienne, les représentants de ces mouvements ont réussi à agréger de nombreux suffrages. La liste Beirut Madinati (Beyrouth ma ville) a ainsi obtenu 32% des voix dans la capitale.

Des listes d’inspiration similaire ont également fait de belles performances dans d’autres municipalités. Ces scores n’ont toutefois nulle part permis de conquérir l’exécutif local, en raison d’un mode de scrutin « hyper majoritaire » ne laissant aucune place aux listes minoritaires. L’issue des élections municipales illustre encore le blocage du régime et son incapacité à répondre, en général, aux défis pressants que connaît le Liban.

Les villes, creusets de nouvelles sociétés

Daily life in Beirut, Lebanon on June 1, 2014. Photo © Dominic Chavez/World Bank CC BY-NC-ND 2.0

Daily life in Beirut, Lebanon on June 1, 2014. Photo © Dominic Chavez/World Bank CC BY-NC-ND 2.0

La lecture matérielle des flux proposée ici vient redoubler ce constat d’inertie. D’une part, les espoirs de changement du gouvernement urbain à travers le vote et plus largement une réforme politique buttent sur les verrous institutionnels du système. De l’autre, la fabrique de la ville ne se laisse pas réduire à des décisions ou instruments politiques mais renvoie à des pratiques et à des représentations qui ont une puissante inertie temporelle et matérielle. Il s’agit de modes de consommation (et de mise au rebut) profondément inscrits dans les habitudes, d’une géographie symbolique et concrète des lieux valorisés ou relégués, de calculs de long terme sur la manière de produire et capter les plus-values urbaines.In fine, ce que l’exemple de Beyrouth montre bien c’est que faire la ville autrement, c’est aussi passer par la réinvention  des cycles de matières et la transformation de la société dans son fonctionnement et ses gestes les plus quotidiens.

Eric Verdeil

Lire aussi

Verdeil Éric, « Des déchets aux remblais: imaginaire aménageur, corruption et dérèglements métaboliques à Beyrouth« , 2017, Jadaliyya

Verdeil Éric, « Beyrouth: reconstructions, fragmentation et crises institutionnelles « , in Dominique Lorrain (dir.) Métropoles en Méditerranée. Gouverner par les rentes, Paris, Presses de Sciences Po, 2017, p. 61–108

Verdeil Éric, Faour Ghaleb et Hamzé Mouin (eds.), « Atlas du Liban. Les nouveaux défis », Presses de l’Institut Français du Proche-Orient, 2016, 112ppp.

 

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