Introduction - Penser le fait guerrier au XXIe siècle : tendances, controverses, repères

Le 25 janvier 2018, le comité scientifique du Bulletin of the Atomic Scientists a avancé l’horloge de l’Apocalypse, qui figurait en couverture de sa publication depuis 1947, à minuit moins deux. Cette horloge métaphorique, qui symbolise l’imminence de la guerre nucléaire et d’événements cataclysmiques, n’a jamais été plus proche de l’heure fatidique. La dernière fois qu’il a été minuit moins deux, c’était en 1953, en pleine guerre de Corée. Soixante-cinq ans plus tard, le président des États-Unis, Donald Trump, annonce une nouvelle politique nucléaire. Il élargit le champ des ripostes possibles et entérine la dépense, sans doute très sous-estimée, de 1,3 trillion de dollars sur plusieurs décennies pour « moderniser » l’arsenal nucléaire existant, comme l’avait déjà suggéré l’Administration Obama. Cette dynamique va s’enclencher, alors que les autres États dotés de systèmes d’armes nucléaires envisagent, voire ont déjà entamé, des processus de modernisation majeure et de long terme, sans que les populations ou leurs descendants aient été consultés, et sans qu’on leur ait proposé de choix autre que celui entériné. Le diagnostic d’une nouvelle course aux armements nucléaires se confirme. Elle se déploie, alors même que l’insatisfaction à l’égard de l’ordre existant se manifeste par l’adoption et l’ouverture à la signature d’un traité d’interdiction des armes nucléaires en septembre 2017. Dans ce contexte, où les études les plus récentes avancent même un diagnostic d’augmentation de la brutalité organisée et de la violence en deçà de la mort, le récit progressiste du déclin de la violence et de la fin des guerres majeures perdure, et avec lui une compréhension étatiste de la saisie des problèmes de guerre et de sécurité. La controverse entre ces différents jugements sur la situation globale en matière de sécurité offre le cadre général dans lequel s’inscrit le présent Enjeu mondial 2018.

Disparition, normalisation ou transformation de la guerre ?

Commençons par observer, à la suite de Jean-Jacques Rousseau, que la guerre n’est pas un invariant anthropologique ni un phénomène naturel, mais plutôt un mode de conflit codifié et institutionnalisé. Ainsi, à la réserve près que les données pré-historiques sont rares, les recherches semblent avoir établi qu’avant la sédentarisation issue de la révolution agricole, à l’âge mésolithique, les affrontements guerriers étaient moins fréquents qu’au cours des périodes qui suivirent. Cela dit, il faut préciser le diagnostic : sommes-nous en train de vivre une disparition de la violence guerrière, ou au contraire un phénomène d’invisibilisation voire de normalisation de celle-ci, ou enfin un moment de confusion qui ne nous permet pas de trancher la question ?

La première thèse met en avant une tendance lourde, celle du déclin de la violence, dont l’obsolescence de la guerre majeure entre États ne serait qu’une dimension. La Part d’ange en nous de Steven Pinker et son travail suivant sur Le Triomphe des Lumières offrent la formulation la plus détaillée de cette thèse. L’Enjeu mondial 2018 s’intéresse à une part de ce diagnostic seulement, à savoir la question de l’obsolescence des guerres majeures entre États depuis 1945. Cette tendance n’est pas remise en cause, malgré l’existence de débats divers qui portent sur les contours de la « violence » censée décliner, la validité de cette tendance au-delà de l’Occident, les causes de ladite tendance, les données qui permettraient de mesurer ce déclin ou bien encore son caractère irréversible. Les critiques avancent simplement une rareté analogue des conflits interétatiques au cours de la période qui précédait la première guerre mondiale, ce qui devrait inciter à une grande prudence. Ils rappellent à juste titre que plus de cent millions d’individus ont péri dans les guerres au XXe siècle, même si elles ne furent pas interétatiques.
Le diagnostic de la normalisation de la violence de masse hérite, quant à lui, d’une longue tradition, souvent oubliée. Si l’on se limite à l’après-1945, le diagnostic apparaît sous la plume de Lewis Mumford dans sa tribune de 1946, intitulée « Gentlemen you are Mad ». Il souligne que la possibilité du conflit terminal et de la violence physique de masse devient le fondement normalisé du monde international. Deux ans avant la publication de 1984, Mumford anticipe l’intuition orwellienne qui fait de la confusion entre la guerre et la paix une ressource politique dans l’exercice du pouvoir. Le parallèle est frappant entre « la guerre, c’est la paix » d’Orwell et l’injonction de Mumford : « le secret qui n’est pas un secret doit être mis au jour ; la sécurité qui n’est pas de la sécurité doit être dévoilée ». Suivront les théorisations de la guerre froide comme guerre civile mondiale, rendues célèbres par les essais de Carl Schmitt et par les réflexions sur la révolution de Reinhart Koselleck entre 1945 et 1979. Ce dernier évoque une continuité des guerres civiles/révolutionnaires, latentes et ouvertes ainsi que la possibilité de l’annihilation. En 1972, Michel Serres propose la notion de « thanatocratie » qui s’inscrit dans la lignée directe de ce jugement. S’interrogeant sur ce qui arriverait si un dirigeant initiait une frappe nucléaire, il observe : « la question est très mal posée. Ce n’en est une que pour ceux qui admettent le cauchemar contemporain comme constituant des conditions normales. En fait, il n’y a pas de question, il n’y a qu’une évidence : les fous dangereux sont déjà au pouvoir, puisqu’ils ont construit cette possibilité, aménagé les stocks, finement préparé l’extinction totale de la vie ». La filiation est directe avec l’injonction de Mumford, vingt-six ans plus tôt : « Traitez la bombe pour ce qu’elle est : la folie visible d’une civilisation qui a cessé de vénérer la vie et d’obéir aux lois de la vie… » Il convient aussitôt d’observer que la capacité de destruction agrégée des arsenaux actuels ne diffère pas significativement de ce qu’elle était, lorsque Michel Serres écrivait ces lignes. D’ailleurs, en 1976, quatre ans après lui, Raymond Aron résume les critiques fondamentales de la stratégie nucléaire en ces termes : « Ils cherchent le moyen d’éviter la guerre nucléaire, mais ils restent victimes d’une obsession militaire. À force de multiplier les intermédiaires entre la paix et l’Apocalypse, ils finissent par décrire un monde de guerre permanente dans lequel la violence ne cesse pour ainsi dire pas. » Au cours de la décennie suivante, le débat sur l’« exterminisme », dont la figure de proue était l’historien britannique Edward P. Thompson, pose au fond la même question. Que la guerre nucléaire advienne ou non, quelle est la nature d’un système sociopolitique qui se pense, se vit et se structure autour de sa possibilité sans cesse renouvelée, entendue comme seul moyen de survie ?
C’est le souci de tout un pan des études de la paix (peace studies/peace research) que d’étudier les conditions matérielles et idéologiques de préservation de la paix ou, au contraire, de production des conflits armés. De ce fait, la production de la normalisation d’une structure matérielle et idéologique définie par la préparation perpétuelle pour le conflit est au cœur de cette tradition analytique, souvent sous le nom de violence structurelle, alors qu’elle est simplement invisible pour la tradition des études stratégiques (strategic studies) qui considère ces structures comme des instruments non problématiques et nécessaires à la disposition des dirigeants. Les hypothèses anthropologiques et ontologiques de toute une partie des études stratégiques aboutissent à l’acceptation suivante : l’impératif de préparer la guerre par l’accumulation de puissance matérielle pour l’empêcher ou augmenter les chances d’en décider l’issue si elle éclate. Ces systèmes d’armes et les infrastructures associées y sont définis comme des instruments au service de la rationalité politico-stratégique de l’État, incarné par des dirigeants. Au contraire, les études de la paix problématisent le caractère instrumental de la technologie, la focalisation exclusive sur les dirigeants, alors que l’exercice de la force aura un impact plus large. Elles s’interrogent sur les effets de ces structures, sur la précipitation possible de la conflictualité, ainsi que les autres effets en temps de paix.
Il ne s’agit pas seulement d’un débat académique car bon nombre de ministères de la Défense ont choisi de financer la tradition analytique des études stratégiques, ce qui équivaut à laisser dans l’ombre la question de la normalisation. Un exemple classique de normalisation se manifeste au niveau culturel après les grandes guerres. Il se traduit par ce que George Mosse a appelé la « brutalisation » des sociétés européennes après la première guerre mondiale, ou acceptation plus grande d’un niveau de violence. Un autre exemple, qui illustre la normalisation de la violence guerrière, tient au critère de mesure de ladite violence : on mesure les morts, pas les blessés. Les progrès de la médecine sauvant les combattants combinés à ce choix méthodologique pourraient ainsi rendre invisible la persistance de la violence guerrière.

Enfin, une troisième approche présente la question des transformations de la conflictualité comme insoluble. La confusion à l’œuvre dans le monde contemporain rendrait impossible la mesure adéquate de l’évolution de la conflictualité armée — les partisans de la thèse de la normalisation considéreront cette position épistémologique sur les limites du connaissable comme un obstacle à la pleine reconnaissance de la normalisation à l’œuvre, voire une stratégie délibérée pour la masquer. En 1948, George Orwell en donnait la formulation canonique, lorsqu’il envisageait un ministère de l’Information capable d’afficher « la guerre, c’est la paix ». Cette impression d’impuissance analytique est renforcée par une dilution du fait guerrier et une diminution des guerres interétatiques, accompagnée d’un renouvellement des manifestations de violence et de l’omniprésence du spectacle de la guerre dans la vie quotidienne du spectateur occidental, alors même que l’expérience de ladite guerre n’y fait jamais irruption. Les statistiques semblent converger sur le fait que les causes de la mortalité sont moins liées à des conflits armés qu’à une exposition à divers risques relevant de la sécurité globale (économique, sociétale, sanitaire, alimentaire, etc.). De ce point de vue, il est clair que les causes d’insécurité humaine sont aussi voire plus préoccupantes que celles qui tiennent à la sécurité diplomatico-stratégique au sens classique du terme. Mais alors, de quelle conflictualité s’agit-il ? Elle peut être d’origine étatique mais privilégie d’autres ressources que des forces armées déployées sur un front identifié, comme en témoignent les forces spéciales des Administrations Obama et Trump. Cette conflictualité tient à une incertitude qui entoure aujourd’hui la définition même de guerre et à une confusion entre temps de guerre et temps de paix, zone de guerre et zone de paix. Le général Beaufre avait déjà repéré au temps de la guerre froide cette indétermination avec sa formule : « la vraie guerre et la vraie paix sont mortes ensemble ». L’arrivée du nucléaire qui empêcherait le véritable affrontement, tout comme une authentique paix, si l’on adhère à la théorie classique de la dissuasion, donne alors crédit à un concept déjà élaboré avant la seconde guerre mondiale sous sa plume : la « paix-guerre ». Aujourd’hui, le recours aux drones (une des formes de la robotisation), aux outils cybernétiques, ou encore à l’hybridation qui combine moyens conventionnels et ressources de la guerre irrégulière (influence, guérilla, actions terroristes) engendre plus qu’une transformation des manières de faire la guerre. Adoptés par les États ou par des acteurs non étatiques, ces modes de combat favoriseraient une dissémination du fait guerrier au cœur même du quotidien. La guerre se confondrait alors avec la conflictualité dont les facteurs explicatifs s’éloigneraient des revendications politiques. N’assisterait-on pas, dès lors, à une forme d’uberisation de la guerre ? Les individus eux-mêmes pourraient-ils diffuser de fausses informations via les réseaux sociaux ou encore fabriquer leurs propres armes via des imprimantes 3D ? La désétatisation du fait guerrier cumulée à une individualisation de la violence tendrait finalement à une déspécification de la guerre. Le monde deviendrait plus dangereux et plus inquiétant.
L’objectif de cet ouvrage consiste à fournir des repères pour dépasser la confusion ambiante. Ainsi, la normalisation, si elle a eu lieu, constitue une transformation importante en elle-même qu’il nous faudra saisir. Par ailleurs, si cet effet de normalisation produit une distorsion dans notre capacité à évaluer les autres transformations de la conflictualité, il s’agit d’abord de neutraliser cet effet de distorsion, et de procéder à une analyse plus exacte. Ce sont précisément ces deux mouvements qui traversent la majorité des chapitres de l’ouvrage. Voyons maintenant les cadres analytiques disponibles pour mener à bien l’entreprise.

Penser la guerre avec ou contre Clausewitz

Dans De la guerre, Clausewitz ne fait pas que décoder les innovations induites par les guerres révolutionnaires fondées sur le principe de conscription. Il propose une théorie de la guerre fondée sur la distinction entre guerre absolue (un idéal type fabriqué par le théoricien qui définit la guerre comme une dialectique de volontés) et guerre réelle. Celle-ci renvoie au fameux adage, selon lequel la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens. Ultime recours, elle est un moyen des dirigeants pour protéger les intérêts de l’État. Le débat contemporain n’est pas neuf, et s’articule autour de trois positions : une acceptation du diagnostic clausewitzien et une application à d’autres terrains ; un rejet de ce diagnostic et une affirmation de transformation profonde de la guerre ; enfin, une réinterprétation de Clausewitz qui aboutit à s’en réclamer toujours, mais pour aboutir à un diagnostic de la montée aux extrêmes aux antipodes du diagnostic des clausewitziens de la première catégorie.
Les clausewitziens ont ainsi procédé à une application du modèle élaboré par le stratège prussien afin de penser, par exemple, les guerres « sans le peuple » d’aujourd’hui ou bien, plus globalement, d’établir les bases d’un programme de recherche pluridisciplinaire qui souligne les propriétés toujours politiques des affrontements guerriers actuels. Le programme piloté par des historiens de l’Université d’Oxford, intitulé The Changing Character of War, incarne cette démarche. Il défend l’idée selon laquelle le changement des combattants (les armées étatiques n’étant pas les seules engagées dans les rapports guerriers) n’induit pas une modification de la nature même de la guerre.
A contrario, dès la fin de la guerre froide, la thèse d’une transformation de la guerre fait florès. Qu’il soit porté par Martin van Creveld ou par les tenants des « nouvelles guerres » à l’instar de Mary Kaldor, l’argumentaire converge en une série d’observations. L’étiolement numérique des guerres interétatiques va de pair avec une augmentation des conflits intraétatiques, internationalisés ou non. Ces derniers présenteraient les traits de la criminalité organisée de moins en moins liée à des revendications politiques stricto sensu. La désétatisation du fait guerrier conduirait alors à une nécessaire mise à distance du raisonnement clausewitzien. Cette manière d’appréhender le fait guerrier aboutit à une sévère critique de son modèle.
Enfin, dans Achever Clausewitz, l’anthropologue René Girard essaie de montrer que la guerre absolue, laquelle aboutit à l’extermination de l’ennemi sous l’effet de l’escalade, n’est pas un idéal type mais la réalité de la guerre aujourd’hui. Cette approche hétérodoxe remet en question la lecture aronienne de Clausewitz qui insiste sur la composante éminemment politique de toute guerre. Girard se réclame du général prussien, mais en conférant à la montée aux extrêmes une centralité dans sa réflexion. Alors que les interprètes orthodoxes tels qu’Aron insistent sur la canalisation de la guerre par le politique, Girard repère un « empire de la violence » ayant comme finalité l’anéantissement de l’ennemi.
L’approche multicausale proposée dans ce volume ne se positionne pas a priori dans le débat relatif à la pertinence de la grille de lecture clausewitzienne pour les conflits armés contemporains, mais entend arbitrer ledit débat, incarné ici par Hew Strachan et Bertrand Badie.

Guerre et conflictualité selon quatre dimensions

La première partie opère un exercice de délimitation et de définition. Dans un premier chapitre, Charles-Philippe David et Alexis Rapin passent en revue les instruments dont nous disposons pour quantifier la violence, afin de mettre à l’épreuve la thèse de son déclin et de préciser les conditions de validité de chacune des positions. Ensuite, Thomas Lindemann revient sur la première guerre mondiale, événement fondateur du XXe siècle comme de la discipline des relations internationales. Il établit les traditions interprétatives qui se sont opposées sur les causes dudit événement au cours du siècle dernier, pour poser la question du progrès de la connaissance et des possibilités de tirer les leçons du passé. Dans le chapitre suivant, Miguel Centeno et Vicki Yang montrent les lacunes d’approches qui envisageraient la guerre comme un chaos informe et stérile. Au contraire, revisitant la formule classique du sociologue Charles Tilly, selon laquelle « la guerre fait l’État, puis l’État fait la guerre », ils interrogent les effets sociopolitiques de la guerre, ce qu’elle construit et comment elle affecte le contrat social au sein des communautés qui s’y engagent. Le chapitre suivant se consacre aux motifs supposément décisifs dans les conflits contemporains. Daniel Compagnon se saisit de la question des guerres pour les ressources ou guerres vertes, et récuse une monocausalité qui aboutirait à des politiques adaptées face à des problèmes climatiques, dont il montre par ailleurs la réalité. Cette partie se conclut par deux entretiens qui appréhendent, en miroir, la définition même de la guerre : le premier avec Hew Strachan, le second avec Bertrand Badie. Ils portent sur la nouveauté des guerres contemporaines, autour des cinq questions suivantes : la théorisation clausewitzienne de la guerre est-elle toujours pertinente ? Comment définir la guerre aujourd’hui ? Comment expliquer les guerres aujourd’hui ? Y a-t-il eu des révolutions dans la pratique et la possibilité de la guerre et, si oui, lesquelles ? Dans quelle mesure les conflits ont-ils été définis par les mémoires des conflits précédents et les attentes relatives à l’avenir ? En somme, ils rendent compte de l’opposition entre deux façons de penser la guerre, telles que présentées ci-dessus.
La deuxième partie se focalise sur les moyens de la bataille et leurs définitions. Aude-Emmanuelle Fleurant et Yannick Quéau analysent les dépenses militaires, leurs évolutions et leurs moteurs, à trois échelles : le monde, les ensembles régionaux et la France. Puis, Benoît Pelopidas interroge les effets de l’introduction de la technologie nucléaire sur les modes de conflictualité et leurs justifications. Il met la théorie de la « révolution nucléaire » à l’épreuve de l’histoire. Enfin, Frédéric Coste revient sur les débats concernant le soldat augmenté au sein d’une discussion plus large sur l’humain augmenté et les possibilités annoncées par le courant transhumaniste. Il analyse les attentes des États, des armées et les modifications de l’éthique militaire que cela impliquerait.

La troisième partie interroge les théâtres de la confrontation : la terre, la mer et l’air, mais aussi le cyberespace, l’espace extra-atmosphérique, le monde de l’information, et Gaia ou les « zones critiques ». Thomas Hippler commence par montrer comment l’arme aérienne a pris une importance récente dans l’histoire de la guerre, au début du XXe siècle. Elle conduit à une modification de la structure des combats et de la répartition des victimes. Il explore également comment la technologie des drones armés contribue à l’extension du champ de la bataille. Éric Frécon se penche ensuite sur la mer et la haute mer. Il montre en quoi cet espace est affecté par une tension majeure entre velléités d’appropriation souveraine et principe de liberté de circulation. Marine Guillaume propose, quant à elle, de délimiter les enjeux du cyber-conflit du point de vue des États qui pourraient y prendre part. Elle analyse les problèmes d’infrastructure et d’attribution qui font du cyber un domaine distinct de la conflictualité. Le monde de l’information et du renseignement peut désormais apparaître comme un domaine à part entière de la conflictualité. Pauline Blistène et Benjamin Oudet mettent à leur tour en relief la place du renseignement dans les affrontements contemporains. Il contribue au répertoire d’action des États sur le plan stratégique. Mais il n’incarne pas seulement une ressource à disposition. Il devient lui-même un terrain où se cristallisent les tensions tant sur le plan de la politique mondiale (rapports entre grandes puissances) qu’au cœur même des sociétés (rapports entre gouvernements et « opinion publique »). Daniel Deudney défend ensuite l’idée selon laquelle l’âge du conflit spatial n’est pas un âge à venir, mais bien celui dans lequel nous sommes depuis l’invention de la fusée V2 en 1942 et plus encore du missile balistique dans les années 1960, puisque ledit missile se distingue par le fait que l’essentiel de sa trajectoire se situe en dehors de l’atmosphère terrestre. Cette requalification lui permet de rectifier notre compréhension du conflit dans l’espace et des possibilités de sa colonisation. Le dernier chapitre rédigé par Thierry Balzacq analyse le concept de « grande stratégie », ses formes et ses possibilités, puisqu’il a comme ambition d’élaborer une cohérence d’action entre ces différents espaces d’affrontements. Enfin, Charles-Philippe David se penche sur la terre, avec la montée de la doctrine du « no boots on the ground » ou « pas d’envoi de forces terrestres sur le théâtre des opérations » aux États-Unis. Cette partie se clôt par un débat entre le général Vincent Desportes et Bruno Latour sur les espaces de conflictualité armée contemporaine.
La quatrième et dernière partie est consacrée aux modalités et aux tentatives de contenir la violence, en l’occurrence terroriste, et la conflictualité. Dans un premier temps, Adrien Estève se consacre aux pratiques du lawfare, soit les usages du droit contribuant à définir les contours d’une relation a priori conflictuelle. Ensuite, April Carter présente l’histoire des mouvements pacifistes dans le monde de l’après-seconde guerre mondiale, et évalue leurs effets sociopolitiques. Didier Bigo, quant à lui, se consacre à « la France en guerre » et aux flous introduits entre guerre et paix par les pratiques de lutte antiterroriste. Un autre mécanisme visant à la limitation de la guerre est apparu dans le cadre de l’ONU : les opérations de maintien de la paix. Ronald Hatto consacre un chapitre à leur évolution et aux effets que l’on peut en attendre. Cette partie se clôt avec un entretien accordé par Frédéric Gros sur la notion de « guerre diffuse », mais aussi par un débat entre Laure Bardiès et Mathias Delori sur la place des militaires dans la lutte contre le terrorisme.
Il se peut que le lecteur soit surpris de ne pas voir au moins un chapitre consacré au facteur religieux dans un tel ouvrage. Il nous a paru plus raisonnable de renvoyer à d’autres références, dans la mesure où le précédent volume de la collection L’Enjeu mondial portait précisément sur le domaine « Religion et Politique », et que la dernière partie traitait des violences religieuses. La seconde référence à laquelle nous renvoyons est un numéro de la revue Champs de mars, publié en 2015, issu d’une collaboration scientifique entre le Groupe sociétés, religions, laïcités du CNRS et l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire. A contrario des thèses essentialistes relatives au choc des civilisations, ce numéro, auquel nous nous référons, montre que le recours à la force armée ne résulte pas des religions en tant que telles, mais d’une politisation du religieux portée par des acteurs divers qui visent à déterritorialiser (au-delà du cadre national) et à déconfessionnaliser (au-delà de la sphère privée) leurs actions.

Bibliographie 

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