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Travail des migrants : des politiques au service des régimes de production

Hal Far: open centre for refugees, house for families, 2009, Crédits : Myriam Thyes CC BY-SA 3.0

Par Lucas Puygrenier

Parmi les études qui ont pour sujet les demandeurs d’asile, peu nombreuses sont celles qui s’attachent à explorer leur place au sein des régimes de production et de l’organisation du travail des pays d’accueil. La gestion des migrations fait peu de cas du marché du travail local, or le succès d’une demande d’asile dépend précisément de la capacité du candidat à convaincre qu’il n’est pas un « migrant économique » bien que sa motivation soit d’un autre ordre.

Malta, Hal Far: tent village, open centre for refugees (mostly boatpeople from Africa), octobre 2009. Crédits photo ; Myriam Thyes, CC BY-SA 3.0

Penser toutefois les demandeurs d’asile dans un face-à-face unique avec l’État revient à faire des demandeurs d’asile une population d’exception, hors du monde économique et social. Dit autrement, c’est sous-estimer les « fils invisibles » (Karl Marx) qui lient les individus entre eux et qui, par la même occasion, positionnent les migrants au sein de la société « d’accueil » et de son système productif.

Main d’œuvre migratoire : une perspective maltaise

L’île de Malte, État membre de l’Union Européenne, proche des côtes libyennes desquelles partent nombre de celles et ceux qui entreprennent la traversée de la Méditerranée, constitue un site privilégié pour engager une réflexion sur les rapports qu’entretiennent le gouvernement des migrations et l’accumulation économique. À partir d’une enquête qualitative – débutée en 2019 – composée principalement d’entretiens avec différents représentants des autorités maltaises, des employeurs locaux, des organisations patronales et des migrants présents sur l’île, Lucas Puygrenier s’emploie à explorer dans sa recherche de doctorat les intrications entre les logiques sécuritaires et économiques qui façonnent les politiques migratoires et de travail et qui contribuent à faire des demandeurs d’asile une main d’œuvre à part au sein de l’espace insulaire.

Entre « fardeau » …

Présentant les demandeurs d’asile et réfugiés comme un « fardeau » insoutenable pour le micro-État, Malte déploie une politique particulièrement répressive à leur encontre. L’appareil militaire maltais s’efforce ainsi d’organiser l’interception des bateaux de migrants par les garde-côtes libyens, une politique à la légalité largement mise en cause(1)Entretien avec une responsable du Haut Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés à Malte, le 25 août 2020. On peut également citer le rapport d’Amnesty International, Malta: waves of impunity. Malta’s human rights violations and Europe’s responsibilities in the Central Mediterranean, 7 septembre 2020..

Centre fermé pour migrants. Crédit : InfoMigrants

Les demandeurs d’asile qui, malgré tout, atteignent les côtes maltaises sont d’abord incarcérés pour quelques semaines dans des lieux de détention, ils sont ensuite placés dans des « centres ouverts » aux conditions souvent décriées par les organisations non-gouvernementales. Cependant, Malte s’avère être également le pays de l’Union européenne à avoir enregistré le plus fort taux de croissance économique au cours des cinq dernières années (+8,7% par an en moyenne), notamment grâce à un essor remarquable de l’industrie du tourisme et de l’hôtellerie et, en particulier, du secteur du bâtiment.

La conjonction entre d’une part de la concentration de plusieurs milliers d’individus parqués dans les « centres ouverts » de l’île, dont beaucoup se voient refusés l’asile mais que Malte n’a pas pour autant la capacité d’expulser, et d’autre part le besoin de plus en plus pressant de nouvelles mains d’œuvre destinées à satisfaire les besoins de l’économie locale, a fini par faire de la mise au travail des demandeurs d’asile l’objectif bien compris des organisations patronales et des autorités gouvernementales.

… et « ressource »

Source : Maltatoday, 23 June 2016

La recherche de travailleurs, en particulier dans la construction, combinée au refus des employeurs de concéder les augmentations salariales que demandent les employés maltais a fait des demandeurs d’asile une main d’œuvre idéale. En 2017, la Chambre de Commerce locale incitait ainsi le gouvernement à changer de doctrine et à voir les migrants non plus comme « un fardeau pour la société », mais comme « une précieuse ressource qui se doit d’être mobilisée de la manière la plus efficace possible »(2)Malta Chamber of Commerce and Industry, Pre-election proposals : Policy proposals by the Malta Chamber of Commerce and Industry for a competitiveness-centered electoral manifesto, mai 2017, pp. 20.. La « ressource » que représente les demandeurs d’asile n’est autre que leur consentement à des conditions de travail que les Maltais sont désormais trop peu nombreux à accepter. Signe que la leçon fût bien comprise, le Premier ministre maltais répliquait à l’un de ses opposant politique qui lui reprochait la trop grande présence d’étrangers sur l’île lors d’un débat télévisé en 2019 qu’il préférait voir « des étrangers travailler sous le soleil » ou « ramasser les ordures » en lieu et place de ses compatriotes(3)Caruana Claire, « ‘I don’t want Maltese workers picking up rubbish’ – Muscat », Times of Malta, 2 mai 2019..

La mise au travail des demandeurs d’asile

Si très peu de demandeurs d’asile obtiennent le statut de réfugié (seules 1 168 personnes entre 2008 et 2018, soit 5,7% des demandeurs d’asile enregistrés à Malte pendant la période), les différentes autorités maltaises leur reconnaissent néanmoins le droit au travail à défaut d’un droit de résidence. Au nom d’un pragmatisme aussi bien économique (le besoin de main d’œuvre du pays) que politique (l’impossibilité pratique d’expulser ceux pourtant juridiquement expulsables), l’incitation à travailler se manifeste très fortement dès le placement des demandeurs d’asile dans les « centres ouverts ». On leur indique alors leur droit à une aide humanitaire sommaire (une petite allocation financière et un hébergement dans le centre) pour une durée maximale d’un an ; après quoi, il est attendu que devenus travailleurs autonomes, ils subviennent à leurs propres besoins. Mais si Malte autorise ces derniers à travailler légalement, c’est le plus souvent au sein du monde de l’emploi informel que se réalise la conversion des migrants en travailleurs. Le principal accès au travail consiste en effet à se rendre chaque matin dans un des lieux connus pour proposer du travail et à attendre, debout dans la rue, que le véhicule d’un employeur (en majorité sous-traitant du bâtiment) s’y arrête pour proposer un travail journalier contre quelques billets.

Au bénéfice de la production en flux tendu

Demandeurs d’asile attendant d’être embauchés comme travailleurs journaliers, déc. 2019, Crédits photo : Lucas Puygrenier

Les journées d’observations conduites sur le site informel de l’embauche, les discussions et entretiens effectués avec ceux qui, comme l’expliquent certains, « attendent le patron » devant la chaussée, ne laissent aucun doute sur l’incertitude qui caractérise cette quête du travail. Chaque jour la majorité de ceux qui guettent le passage d’un employeur potentiel repartent bredouilles, après plusieurs heures d’attente. Si bien que la distinction classique entre « personnes dans l’emploi » et « personnes sans-emploi » est largement insuffisante pour décrire le rapport singulier qu’entretiennent les populations migrantes au travail. Ces dernières se trouvent dans ce que l’on pourrait appeler « l’entre-emplois » : constituant une main d’œuvre dont la participation directe à la production de la valeur ne se fait que par intermittence mais qui toujours suspendue à l’apparition du prochain boulot, reste continuellement disponible pour qui vient la chercher. Et c’est précisément le « stockage » de cette main d’œuvre excédentaire, en attente, qui permet aux employeurs locaux de réaliser les bénéfices d’une production en flux tendu comblant ponctuellement leurs effectifs lorsque les commandes l’exigent.

La formation d’un travail migrant suggère donc d’appréhender un gouvernement des migrations dont les rationalités et les modes d’action ne sont pas aussi univoques qu’on le suppose souvent. À la fois indésirables et utiles, mis à l’écart et mis au travail, la conversion des demandeurs d’asile en travailleurs d’un genre particulier invite à complexifier l’analyse, à explorer les différentes logiques de pouvoir, parfois contradictoires entre-elles, qui fondent la situation des migrants au sein du capitalisme local.

Lucas Puygrenier est doctorant en sciences politiques au Centre de Recherches Internationales (CERI – Sciences Po). Ses recherches portent sur les mutations du capitalisme et le gouvernement des mondes productifs à Malte à travers la formation du travail migrant. Sa thèse intitulée « le gouvernement du travail illibéral : l'institution du travail migrant à Malte », dirigée par Béatrice Hibou, analyse ainsi les intrications entre mise à l’écart et mise au travail des migrants dans cet espace frontalier de l’Union européenne.

Notes

Notes
1 Entretien avec une responsable du Haut Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés à Malte, le 25 août 2020. On peut également citer le rapport d’Amnesty International, Malta: waves of impunity. Malta’s human rights violations and Europe’s responsibilities in the Central Mediterranean, 7 septembre 2020.
2 Malta Chamber of Commerce and Industry, Pre-election proposals : Policy proposals by the Malta Chamber of Commerce and Industry for a competitiveness-centered electoral manifesto, mai 2017, pp. 20.
3 Caruana Claire, « ‘I don’t want Maltese workers picking up rubbish’ – Muscat », Times of Malta, 2 mai 2019.