Les autocrates d’aujourd’hui se montrent moins cruels que les dictateurs d’hier. Déportations, meurtres de masse, camps de rééducation n’ont plus la cote. Pourtant, les libertés de penser et de s’exprimer sont allègrement piétinées dans un nombre croissant de pays où règnent les autocrates. Ces derniers ont tout simplement adapté leurs techniques de manipulation des opinions à notre époque. Mais à quels objectifs concrets et à quelles croyances correspondent-elles ? En s’appuyant sur leurs nouvelles recherches, Sergei Guriev, professeur au Département d’économie de Sciences Po et Daniel Treisman, professeur de science politique à l’Université de Californie, livrent des clés de compréhension de ces évolutions dans un article – Informational Autocrats – publié dans le prestigieux Journal of Economic Perspectives. Présentation.
Les nouveaux autocrates
Le modèle de dictature qui avait dominé au 20e siècle était fondé sur la peur. La plupart des dictateurs terrorisaient leurs citoyens, tuant et emprisonnant des milliers de personnes et ils publicisaient délibérément ces cruautés afin de dissuader la moindre opposition. Certains d’entre eux, comme Hitler, Staline et Mao ont combiné répression et endoctrinement, exigeant un dévouement sans limite à l’État. Ils ont souvent isolé leur pays via une censure assumée et en réduisant au minimum les possibilités de voyager à l’étranger.
Mais ces dernières années, une forme d’autoritarisme moins sanglant ainsi qu’une idéologie moins radicale ont vu le jour. Du Venezuela d’Hugo Chávez à la Russie de Vladimir Poutine, les dirigeants illibéraux sont parvenus à concentrer le pouvoir sans recourir aux meurtres de masse, couper leur pays des marchés mondiaux, ni imposer des philosophies “exotiques” . Nombre d’entre eux, élus à la majorité, parviennent à conserver une façade démocratique tout en subvertissant les institutions politiques le plus discrètement possible. Plutôt que d’emprisonner des milliers de personnes, ces autocrates harcèlent et humilient les figures de l’opposition, les accusant de crimes montés de toutes pièces et les encourageant à émigrer. Et quand ils tuent – ce qu’ils font quand même de temps en temps ! – , ils jouent les innocents. L’émergence de ces autocraties moins idéologiques et plus douces était inattendue et à ce jour, il n’est pas de schéma systématique qui les explique. Comment les nouveaux dictateurs survivent-ils sans utiliser les outils de leur prédécesseurs au XXe siècle, sans la légitimité que procuraient l’hérédité et le droit divin qui protégaient les monarques ou sans le charisme révolutionnaire des leaders des combats anti-colonialistes ?
Une recette efficace : manipuler l’information
Nous soutenons que la clé de voûte de tels régimes est la manipulation des informations. Plutôt que de terroriser ou d’endoctriner la population, ces régimes parviennent à se maintenir en conduisant les citoyens à croire – de façon rationnelle mais viciée – que leurs dirigeants sont compétents et bienveillants. Ayant gagné en popularité, ils marquent des points tant chez eux qu’à l’étranger en imitant la démocratie. La répression violente, loin de leur être utile, serait contre-productive en sapant l’image qu’ils cherchent à cultiver : celle d’une gouvernance efficiente.
Nos recherches permettent de proposer une formalisation du fonctionnement de ces systèmes dont la logique est celle d’un simple jeu fondé sur l’asymétrie des informations.
Sous l’emprise de ces régimes, l’opinion publique ne peut se faire une idée précise de la compétence de leur dirigeant. Seule une petite «élite informée» en est en mesure. Bien évidemment, tous préfèrent un dirigeant compétent, qui a plus de chance de garantir un meilleur niveau de vie. Par ailleurs, si le peuple estime que leur dirigeant est incompétent, le risque est grand qu’il se révolte et le renverse. Il est bien sûr possible que sous un tel régime, l’élite tente d’informer l’opinion sur le niveau de compétence de leur dirigeant. Dans ce cas, le dirigeant incompétent peut censurer ou détourner des ressources (censées être consacrées à augmentation du niveau de vie) pour acheter le silence de l’élite. Il peut également user de propagande pour imputer ses échecs économiques à des éléments extérieurs.
D’une manière générale – mais en fonction des contextes que nous développerons plus loin – un dirigeant peut se maintenir au pouvoir plus durablement en manipulant les informations (dictature de l’information) qu’en dissuadant la révolte par la répression (dictature ouverte) ou qu’en consacrant les ressources du pays à l’amélioration du niveau de vie (démocratie).
Une question d’équilibre entre élite et liberté des médias
La question de savoir dans quels contextes l’autocratie de l’information est à la fois possible et efficace dépend de deux variables : le poids de l’élite informée et le rapport entre l’État et les médias indépendants. Deux éléments qui sont intimement liés au développement économique. Dans les pays “avancés”, l’élite informée est généralement trop importante pour que la manipulation fonctionne. Dans les pays sous-développés, la répression reste plus rentable. Mais dans un contexte intermédiaire, démocratie ou autocratie de l’information sont toutes deux possibles. Tout dépend de l’efficacité avec laquelle les deux types de messages politiques parviennent aux citoyens ordinaires.
Distinguer la façade de la réalité : le rôle fondamental de l’éducation
En utilisant des données récemment collectées, nous montrons que les nouveaux autocrates de l’information ne prétendent pas imposer une idéologie particulière. En analysant leurs discours, nous montrons qu’ils favorisent une rhétorique de la performance économique, mettent en avant l’importance qu’ils accordent aux services publics, se montrant par là bien plus proches des dirigeants démocratiques que des dictateurs à l’ancienne. Et bien sûr, ils organisent des élections, quitte à en falsifier les résultats si nécessaire.
Un élément clé de l’autocratie de l’information est l’écart entre les savoirs politiques dont disposent l’élite informée et l’opinion publique. Alors que l’élite est en mesure d’estimer les traits réels d’un autocrate incompétent, le grand public est sensible à la propagande. En utilisant les données du Gallup World Poll, nous montrons que cet écart est bien réel dans de nombreux États autoritaires d’aujourd’hui. Contrairement aux démocraties, où les personnes très instruites sont plus susceptibles d’approuver leur gouvernement, dans les États autoritaires, elles ont tendance à être plus critiques.
Les individus bien instruits sont aussi plus conscients de la censure des médias que leurs compatriotes moins scolarisés.
En soi, la manipulation de l’information n’est pas nouvelle – certains dirigeants totalitaires ont su innover avec talent en matière de propagande. Ce qui est différent aujourd’hui, c’est la façon dont les dirigeants utilisent ces outils. Alors qu’Hitler et Staline cherchaient à remodeler les objectifs et les valeurs des citoyens en imposant des idéologies globales, les autocrates de l’information interviennent de façon chirurgicale, tentant uniquement de convaincre les citoyens de leur compétence. Bien sûr, les politiciens démocrates souhaitent également faire croire qu’ils sont compétents, et leurs entreprises de communication sont parfois difficiles à distinguer de la propagande. En effet, la frontière entre un régime démocratiquement médiocre et l’autocratie de l’information est floue : en témoigne la façon dont certains dirigeants – tels que Silvio Berlusconi ou Cristina Fernández de Kirchner – combinent les caractéristiques des deux régimes.
Alors que la plupart des modèles explicatifs précédents présupposaient que c’étaient les institutions politiques formelles qui formaient les régimes, nous mettons l’accent sur le rôle fondamental d’une élite bien informée ayant accès à des médias indépendants.
Des répressions plus discrètes et moins massives
Pour autant, ces autocraties d’un nouveau genre ne renoncent pas complètement à la répression, même si elles cherchent souvent à nier leur rôle dans les violences ou/et à en camoufler les objectifs. De fait, les autocrates de l’information n’hésitent pas à user d’une violence considérable dans la lutte contre les insurrections ethniques et les guerres civiles, tout comme les démocraties d’ailleurs. Ils peuvent également s’en prendre aux journalistes comme technique de censure. Certains reviennent même à une dictature ouverte, comme en Turquie où le régime d’Erdoğan a détenu des dizaines de milliers de personnes, après la tentative de coup d’État de 2016. Pourtant, comme nous le montrons, l’étendue de la répression de masse dans les régimes que nous classons comme des autocraties de l’information est éclipsée par les exploits sanglants des anciens dictateurs.
Les raisons de ce changement dans les stratégies des dirigeants autoritaires sont complexes. Nous soulignons le rôle de la modernisation économique (en particulier, la démocratisation de l’enseignement supérieur), qui rend plus difficile le contrôle du public par une répression brutale. Les niveaux d’éducation ont grimpé en flèche dans de nombreux régimes non-démocratiques, une augmentation qui s’accompagne par une baisse de la violence. Mais d’autres facteurs contribuent probablement à ce mouvement. Les relations internationales, le mouvement mondial des droits de l’homme ainsi que les nouvelles technologies de l’information ont augmenté le coût – notamment en terme de réputation externe – d’une répression visible. Ces technologies facilitent également la coordination des opposants au régime, bien qu’elles offrent simultanément de nouvelles possibilités de surveillance et de propagande. Le déclin de l’attrait des idéologies autoritaires depuis la fin de la guerre froide a également affaibli les anciens modèles d’autocratie.
Outre le Venezuela de Chávez et la Russie de Poutine, on peut compter parmi les autocraties de l’information le Pérou d’Alberto Fujimori, la Malaisie de Mahathir Mohamad, la Hongrie de Viktor Orbán et l’Équateur de Rafael Correa. On peut aussi considérer Lee Kuan Yew, premier ministre de Singapour jusqu’en 1990 et père du premier ministre actuel, comme un pionnier du modèle. Lee a perfectionné les méthodes discrètes de mainmise sur les médias privés. Il a aussi alerté ses pairs chinois et malaisiens de la nécessité de dissimuler la violence. De même, Vladimiro Montesinos, qui dirigea les services de renseignements péruviens et fut le premier conseiller du peu recommandable président Alberto Fujimori, a été l’un des premiers à innover, en versant des pots-de-vin de plusieurs millions de dollars aux chaînes de télévision pour orienter leurs lignes éditoriales.
Comme le suggèrent ces exemples, l’autocratie de l’information peut se superposer avec le nouveau populisme. Chávez et Orbán sont connus pour leurs rhétoriques populistes. Mais ce n’est pas toujours le cas. Par exemple, Lee Kuan Yew et Mahathir Mohamad, qui suivirent des orientations économiques particulièrement libérales, ne s’inscrivent guère dans le modèle populiste. Si les autocrates et populistes de l’information cherchent tous les deux à séparer le « peuple » de « l’élite rebelle”, ils diffèrent dans leurs attitudes vis-à-vis de l’élite : tandis les populistes l’attaquent ouvertement, les autocrates de l’information tentent de la coopter ou de la museler de façon feutrée.
Une autre différence majeure est à trouver dans l’essence même de ces régimes. Le populisme se caractérise par un ensemble de messages politiques cultivant le plus souvent le conservatisme culturel, les sentiments anti-immigrés et l’opposition à la mondialisation. En revanche, les autocrates de l’information se caractérisent plus par leur méthodes et conduites que par leurs valeurs, qui peuvent différer de celles des populistes. Ainsi, Poutine et Lee sont des étatistes convaincus contrairement à de nombreux populistes qui se déchainent contre une bureaucratie supposée inerte. Alors que les populistes peuvent ou non favoriser l’intervention de l’État dans l’économie, les autocrates de l’information se doivent d’en contrôler les sommets afin de pouvoir faire taire l’élite.
Cette présentation s’appuie sur un papier publié sur le site web de Cato Institute
Sergei Guriev est professeur au Département d’économie. Il conduit ses recherches sur la théorie des contrats, la gouvernance d’entreprise, l’économie politique et la mobilité de la main-d’œuvre. Chercheur affilié au Centre for Economic Policy Research, il en dirige le réseau de recherche et politiques publiques sur le populisme. Daniel Treisman est professeur d’économie politique à l’Université de Californie et associé au National Bureau of Economic Research.