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Finance entrepreneuriale : au-delà des personnes

Si la haute finance est de plus en plus souvent perçue comme un univers profondément formel et impersonnel, comme une affaire de calculs et de machines, en particulier depuis l’avènement du high-frequency trading, ce n’est pas le cas de la finance entrepreneuriale. Celle-ci serait, au contraire, une affaire de relations entre personnes, dont les intuitions et le feeling détermineraient les décisions. L’étude des pratiques en vigueur dans le monde de l’entrepreneuriat depuis un siècle appelle à nuancer cette impression première, en prenant acte de l’importance de l’écrit dans les relations entre entrepreneurs et investisseurs.
Décryptage par Martin Giraudeau
, Assistant professor au Centre de sociologie des organisations

L’entrepreneuriat, une affaire informelle ?

Steve Jobs and Mike Markkula with a cheque symbolising his investment in Apple, 1977. Source : allaboutstevejobs.com

Steve Jobs and Mike Markkula with a cheque symbolising his investment in Apple, 1977. Source : allaboutstevejobs.com

Il est commun, dans le monde de l’entrepreneuriat, de souligner le rôle décisif joué par les relations interpersonnelles. La création d’entreprise serait une activité essentiellement informelle. Avant l’entrée en activité de l’entreprise, et au début de son existence, une certaine indétermination règnerait. Peu de choses seraient gravées dans le marbre, notamment parce que l’on n’userait pas encore d’une comptabilité rigoureuse. C’est de manière orale, dans les interactions en face-à-face, mais aussi sur la base d’intuitions – plus ou moins géniales – plutôt que de données précises, que se prendrait la majorité des décisions.
Ce serait le cas en particulier des décisions d’investissement prises par les sociétés de capital-risque, qui financent les projets d’entreprise innovants. Le caractère nécessairement incertain des projets proposés imposerait de se fier aux seuls éléments tangibles disponibles, à commencer par la personne de l’entrepreneur, dont on pourrait apprécier le sérieux, la résolution, la compétence, l’expérience, mais aussi la créativité, le charisme, etc. Même si le projet en venait à échouer, on pourrait toujours faire confiance à cette personne pour rebondir et définir une nouvelle stratégie.
Cette idée est omniprésente dans le monde de l’entrepreneuriat, mais on la retrouve également sous la plume des sociologues et des historiens. On pourrait s’en réjouir : l’historiographie de la relation de crédit depuis le 19ème siècle avait tant mis en avant les progrès de la formalisation et, avec elle, de l’impersonnalité dans les pratiques d’octroi de crédit et d’investissement, qu’une correction s’imposait, pour montrer l’encastrement social des transactions financières(1)Claire Lemercier et Claire Zalc, Pour une nouvelle approche de la relation de crédit en histoire contemporaine, Annales. Histoire, Sciences Sociales, 67(4), 2012.
Le monde de l’entrepreneuriat constitue un point d’entrée rêvé pour effectuer cette correction : on y repèrerait plus aisément « le social », ou encore « l’humain », voire « le psychologique », que dans la grosse machine institutionnalisée du crédit à la consommation, par exemple. C’est ainsi notamment que Steven Shapin, historien et sociologue des sciences, conquis par le discours des entrepreneurs, capital risqueurs et autres directeurs d’incubateurs, nous assure que, dans le monde de la finance entrepreneuriale de la Silicon Valley, tout ou presque se jouerait dans les relations informelles et interpersonnelles entre ces acteurs, relations cultivées en particulier dans leurs loisirs, de cafés en clubs de sport. « Sans les avantages de la familiarité, la satisfaction de critères formels ne veut presque rien dire(2)Steven Shapin, The Scientific Life: A Moral History of a Late Modern Vocation, University of Chicago Press, 2008.

Une histoire des formalités entrepreneuriales

Les escaliers selon Escher. Crédits : mamasuco, Flckr - CC BY-NC-SA 2.0

Les escaliers selon Escher. Crédits : mamasuco, Flickr – CC BY-NC-SA 2.0

Nous ne saurions cependant nous satisfaire d’une telle description. Il importe de remarquer, pour commencer, que la valorisation de l’informel et du personnel par les acteurs du monde de l’entrepreneuriat s’accompagne souvent d’une complainte, de leur part, à l’égard de certaines des formalités qui s’imposent à eux – formalités légales imposées par l’État, mais aussi formalités financières. Typiquement, la complainte des entrepreneurs et de leurs financeurs porte sur la réalisation d’un business plan, accusé de tous les maux, dont par exemple celui d’avoir causé la bulle Internet en facilitant la promotion d’entreprises dont la réalité n’était que de papier.
Cette critique des business plans s’est accompagnée de la défense de méthodes alternatives, dont en particulier celle de la « lean start-up », dont les promesses s’assoient sur les preuves fournies, peu à peu, par un développement progressif (3)Eric Ries, The Lean Startup: How Today’s Entrepreneurs Use Continuous Innovation to Create Radically Successful Businesses, Crown Business, 2011 de la nouvelle entreprise. Il convient de noter que la solution proposée à l’excès de formalité n’est pas pour autant un renoncement à toute formalité : les comptes prévisionnels sont simplement remplacés par les résultats effectifs.
C’est ce que confirme l’étude des pratiques entrepreneuriales et de leur histoire. Même à la fin du 18e siècle, alors que – nous dit-on – l’informalité et la personnalisation dominaient les échanges économiques, la préparation d’une entreprise, sous la forme par exemple d’une société par actions, passait par la rédaction et la circulation de projets, de plans, de prospectus, de demandes d’autorisations, patentes et autres privilèges (4)Martin Giraudeau, The Predestination of Capital: Projecting the DuPont de Nemours Company into the New World, Critical Historical Studies 6(1), 2019 (5)Martin Giraudeau, Proving Future Profit: Business Plans as Demonstration Devices, Osiris 33(1), 2018. Plus près de nous, l’émergence du monde actuel de l’entrepreneuriat dans les décennies qui suivirent la Seconde Guerre mondiale s’accompagna de la mise en place de nombreuses procédures administratives.
Le développement de la finance entrepreneuriale, autour notamment de l’industrie du capital risque, accrut la demande de projets qu’il fallut bien étudier, évaluer, justifier, discuter, comparer, corriger, sélectionner. Les investisseurs durent par ailleurs rendre des comptes aux marchés financiers comme aux autorités, et donc estimer la valeur de ces projets. En parallèle, les entrepreneurs furent conseillés, accompagnés, guidés, encouragés, formés, par les professionnels de la comptabilité, du droit ou du marketing, mais aussi bientôt, à partir des années 1970, par des institutions spécialisées telles que les incubateurs et autres accélérateurs, ou encore par les spécialistes de la nouvelle quasi-discipline de « l’entrepreneuriat », dans le monde académique. Que ce soit pour la prise de décision financière ou la pédagogie, les acteurs en passèrent par l’écrit, dans un format manipulable, reconnaissable, standardisé. C’est ainsi que le business plan devint le médiateur général du monde de l’entrepreneuriat (6)Martin Giraudeau, Remembering the Future: Entrepreneurship Guidebooks in the US, from Meditation to Method (1945-1975), Foucault Studies 13, 2012 (7)Martin Giraudeau, Imagining (the Future) Business: How to Make Firms with Plans? in Paolo Quattrone, Christine McLean, Nigel Thrift & François-Régis Puyou (Eds.), Imagining Organizations. Performative Imagery in Business and Beyond, Routledge, 2011.

Elevator Pitch LIVE 2016, by Tech City News. via Flickr CC BY 2.0

Elevator Pitch LIVE 2016, by Tech City News. via Flickr CC BY 2.0

Ce recours aux formalités ne contredit pas nécessairement l’hypothèse de la personnalisation. On confond trop souvent formalisation et impersonnalité. Ce n’est pas parce que l’envoi d’un business plan écrit est requis que le capital risqueur ne va pas lire d’abord et avec plus d’attention celui qui lui a été recommandé par un ami. Mais l’intrication entre les deux va plus loin. Les relations interpersonnelles sont elles-mêmes en partie formelles. L’investisseur jugera aussi la personne de l’entrepreneur en fonction de la qualité de son plan. Leurs échanges en face-à-face obéissent eux-mêmes à des scripts : les entrepreneurs ont travaillé leur elevator pitch, leur demo de technologie, leur présentation de business plan. Ils investissent par ailleurs de manière calculée dans le développement de leurs réseaux personnels. Il y a certes du personnel dans ces échanges, et de l’informel, mais il est analytiquement et empiriquement erroné de confondre les deux, comme de prétendre qu’ils sont entièrement dominants dans le monde de l’entrepreneuriat.

Repenser le formel

Lee Iacocca, Reader's Digest, July 1985. by Alden Jewell CC BY 2.0, Flickr

Lee Iacocca, Reader’s Digest, July 1985. by Alden Jewell CC BY 2.0, Flickr

Ce qui est étonnant, au final, c’est que l’on soit si généralement convaincu du caractère informel et interpersonnel des activités entrepreneuriales, pourtant si anciennement et profondément scripturales. On comprend aisément les avantages que cela représente pour les entrepreneurs et les investisseurs : cela soutient l’héroïsation, fort masculine, de leurs activités et de leur personne ; autant ne pas passer pour des employées de bureau. L’insistance sur l’informel et le personnel est plus étonnante de la part des sociologues et des historiens. On trouve cependant quelques indices qui permettent de l’expliquer, en retournant aux sources intellectuelles de cette idéologie de l’entrepreneuriat. On peut remarquer notamment l’influence d’un certain vitalisme économique sur l’apparition d’une vision hyperpersonnalisée et informelle des activités entrepreneuriales.

Pour l’un des plus influents pères fondateurs de l’industrie du capital risque, Georges F. Doriot, le véritable entrepreneur était « l’homme supérieur » capable de « donner vie » à de nouvelles entreprises, sur la base d’un sens intuitif des affaires, d’une capacité à « sentir » l’avenir (8)Martin Giraudeau, Processing the Future: Venture Evaluation at American Research and Development Corporation (1946-1973), in Jens Beckert & Richard Bronk, Uncertain Futures: Imaginaries, Narratives and Calculation in the Economy , Oxford University Press, 2018. Or ce vitalisme de Doriot trouve ses origines, en grande partie, dans les travaux de ses collègues de Harvard dans l’Entre-deux-guerres, qu’il s’agisse par exemple du physiologiste et sociologue Lawrence J. Henderson (EN) , théoricien de l’homéostasie des systèmes biologiques et sociaux, ou du philosophe Alfred North Whitehead (EN) , dont la théorie processuelle de la connaissance influença considérablement la pédagogie de la nouvelle École d’administration des affaires de l’université.
Le partage de racines intellectuelles communes, entre les acteurs du monde de l’entrepreneuriat et les chercheurs en sciences sociales qui les étudient, semble avoir longtemps compliqué l’analyse distanciée du phénomène entrepreneurial.

Martin Giraudeau, Assistant Professor à Sciences Po et chercheur au Centre de sociologie des organisation, consacre ses recherches à l’histoire de l’économie et des organisations depuis le début de l’époque moderne. Ses travaux, situés à la croisée de la sociologie économique, de l’histoire du capitalisme et des Science and Technology Studies, portent notamment sur l’histoire de l’entrepreneuriat et sur celle de la comptabilité.

Notes

Notes
1 Claire Lemercier et Claire Zalc, Pour une nouvelle approche de la relation de crédit en histoire contemporaine, Annales. Histoire, Sciences Sociales, 67(4), 2012
2 Steven Shapin, The Scientific Life: A Moral History of a Late Modern Vocation, University of Chicago Press, 2008
3 Eric Ries, The Lean Startup: How Today’s Entrepreneurs Use Continuous Innovation to Create Radically Successful Businesses, Crown Business, 2011
4 Martin Giraudeau, The Predestination of Capital: Projecting the DuPont de Nemours Company into the New World, Critical Historical Studies 6(1), 2019
5 Martin Giraudeau, Proving Future Profit: Business Plans as Demonstration Devices, Osiris 33(1), 2018
6 Martin Giraudeau, Remembering the Future: Entrepreneurship Guidebooks in the US, from Meditation to Method (1945-1975), Foucault Studies 13, 2012
7 Martin Giraudeau, Imagining (the Future) Business: How to Make Firms with Plans? in Paolo Quattrone, Christine McLean, Nigel Thrift & François-Régis Puyou (Eds.), Imagining Organizations. Performative Imagery in Business and Beyond, Routledge, 2011
8 Martin Giraudeau, Processing the Future: Venture Evaluation at American Research and Development Corporation (1946-1973), in Jens Beckert & Richard Bronk, Uncertain Futures: Imaginaries, Narratives and Calculation in the Economy , Oxford University Press, 2018