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Légiférer pour s’enrichir

Gold bars created by Agnico-Eagle. Crédits : domaine public

Le retour à l’étalon-or en Grande-Bretagne après les guerres napoléoniennes

Gold bars created by Agnico-Eagle. Crédits : domaine public

L’étalon-or  (1)L’étalon-or est un système monétaire dans lequel l’unité monétaire est définie en référence à un poids fixe d’or et chaque monnaie nationale est librement convertible en or fait partie des institutions macroéconomiques les plus importantes et les plus controversées de l’histoire. Un demi-siècle après son abandon complet, son spectre continue de hanter les cercles politiques du monde entier. Ses partisans se trouvent parmi les plus hautes autorités monétaires américaines, à la consternation des macroéconomistes. Les défenseurs de l’étalon-or citent souvent son premier rétablissement en Grande-Bretagne après les guerres napoléoniennes. Celui-ci constituerait un jalon de prévoyance politique puisqu’il empêchera de futurs gouvernements de manipuler le niveau des prix et la valeur réelle de la dette publique en recourant à la création monétaire. Ici, Quoc-Anh Do et Pamfili Antipa, chercheurs au Département d’économie, montrent que la décision de retourner à l’étalon-or semblait motivée par les gains financiers personnels de certains membres influents du gouvernement et du parlement britannique.

Un contexte particulier

Bataille de Trafalgar, 1805, par Auguste Étienne François Mayer. Domaine public

Bataille de Trafalgar, 1805, par Auguste Étienne François Mayer. Domaine public

En 1815, les Anglais et leurs alliés gagnent les guerres napoléoniennes. Après vingt-deux ans de guerre, le pays se trouve dans une situation économique difficile. Le ratio entre la dette et la richesse créée mesurée par le PIB atteint 190%. Les prix augmentent de 36%. Dans ce contexte, il est question de rétablir l’étalon-or suspendu en 1797 afin de faciliter le financement de la guerre. Cela consiste à limiter la création de monnaie, cette dernière nécessitant une contrepartie et une garantie d’échange en or. Il s’agit donc d’établir un taux de change fixe entre les billets de la Banque d’Angleterre et l’or.

Cette décision va à l’encontre des intérêts des contribuables qui supportent le poids de la dette publique. Un retour à l’étalon-or a pour conséquence une baisse importante des prix. Cette déflation (baisse durable du niveau général des prix) alourdit mécaniquement le coût réel de la dette publique. En même temps, le retour à l’étalon-or garantit aux créanciers un remboursement dans une monnaie au pouvoir d’achat stable, puisque ancré à un poids fixe d’or. Cela renforce la crédibilité des finances publiques anglaises. Notons que, pendant la guerre, les titres de dette publique échangés perdent entre 10% et 50% de leur valeur. Rétablir l’étalon-or, et donc retourner à la parité d’avant-guerre, induit des gains considérables pour les détenteurs de dette publique.

Crise de l'euro/Dette grecque. Crédits image : domaine public

Crise de l’euro/Dette grecque. Crédits image : domaine public

Pendant la crise récente de la dette souveraine, les pays du Sud de l’Europe feront face à un arbitrage similaire. Ces pays afficheront des ratios de dette sur PIB très élevés et libellés en euros. Par exemple, ce ratio était de 130% lors du déclenchement de la crise de la dette souveraine en Grèce en 2009. Dans cette situation, il s’agit de choisir entre le maintien d’un taux de change fixe—entre la drachme et l’euro, dans le cas de la Grèce—et un allégement de la dette publique par la dévaluation de la monnaie.

La controverse

Les débats de l’époque opposent économistes reconnus, banquiers d’affaires et l’opinion publique. Pour David Ricardo seul un retour à l’étalon-or restreint suffisamment la Banque d’Angleterre dans la mise en œuvre de sa politique monétaire. D’autres, comme Thomas Malthus, Nathan Rothschild et Alexander Baring soulignent, en revanche, les effets néfastes de la déflation sur le niveau de la demande de biens et de monnaie et le système de paiement.

House of Commons Select Committee reports on the price of gold bullion - 1810. Source : Shapero Rare Books

House of Commons Select Committee reports on the price of gold bullion – 1810. Source : Shapero Rare Books

L’opinion publique, quant à elle, craint que le durcissement des conditions monétaires aggrave davantage la dépression d’après-guerre, et se montre également hostile à la déflation. Cela se manifesta par une avalanche de pétitions adressées au Parlement ainsi que par des émeutes.

Cependant, le retour à l’étalon-or est voté en 1819. Les conséquences désastreuses se manifesteront telles qu’anticipées (2)Hilton, Boyd – « Corn, Cash, Commerce« , page 77, 2000, Oxford University Press. Le taux de chômage, qui avait oscillé autour des 5% pendant la guerre, atteindra les 17% (3)Feinstein, Charles H. « Pessimism Perpetuated: Real Wages and the Standard of Living in Britain during and after the Industrial Revolution », The Journal of Economic History, 1998. Cette décision a été privilégiée au détriment de la situation économique générale et de celle des populations les plus démunies.

Comment expliquer une décision qui va à l’encontre de l’intérêt collectif ?

Si de bonnes raisons économiques s’opposaient au retour à l’étalon-or, l’équilibre politique de l’époque expliquerait peut-être cette prise de décision. C’est l’hypothèse du Prix Nobel d’économie Douglass North et de son co-auteur Barry Weingast. Selon les deux auteurs, une grande majorité des parlementaires britanniques détenaient de la dette publique. Afin de garantir la valeur de leurs actifs financiers, un retour à l’étalon-or s’imposait, excluant d’emblée une restructuration de la dette.

En s’appuyant sur des recherches dans les archives de la Banque d’Angleterre, nous montrons que la décision de retourner à l’étalon-or semble motivée par les gains financiers personnels de certains membres influents du gouvernement et du parlement britannique. Nous testons cette hypothèse en analysant les avoirs de dette publique détenus par des parlementaires britanniques en 1819, tels qu’ils se trouvent dans les archives de la Banque d’Angleterre. Nous avons entrepris cette analyse pour environ 70 membres du Parlement britannique, l’ensemble des parlementaires qui se sont exprimés dans les débats et délibérations relatifs au projet de loi visant à rétablir l’étalon-or (soit environ 10% de l’ensemble de parlementaires).

Des potentiels conflits d’intérêt

Il s’avère que la quasi-totalité des membres de cet échantillon (90%) détient de la dette publique. Les montants qu’ils détiennent s’élèvent en moyenne à £10.355, générant une rémunération annuelle en taux d’intérêt de £310. Ces sommes sont très importantes. En 1819, un ouvrier agricole gagne un salaire annuel de £40 et un haut fonctionnaire £219 (4)Lindert, Peter R. and Jeffrey G. Williamson  – « English Workers’ Living Standards during the Industrial Revolution: A New Look« , 1983, Economic History Review. Ces montants sont également impressionnants lorsqu’exprimés en valeurs actuelles : un capital de £10.355 d’alors équivaut aujourd’hui à une fortune de £11.5 millions (5)Measuring Worth – « Five Ways to Compute the Relative Value of a UK Pound Amount, 1270 to Present« , 2019. Il est intéressant de rapprocher ces montants des positions prises par les parlementaires dans leurs positions politiques. Ainsi, les avoirs des parlementaires s’étant exprimés contre le retour à l’étalon-or sont en moyenne de £8.117 tandis que ceux des parlementaires favorables au retour à l’étalon-or s’élèvent en moyenne à £18.473  (6)Des tests économétriques formels corroborent que les deux distributions sont différentes.

House of Lords. 1809 . Crédits image : domaine public

House of Lords. 1809 . Crédits image : domaine public

Les comités chargés de préparer le projet législatif dans la Chambre des communes et dans la Chambre des Lords affichent un nombre important d’hommes politiques influents par leur statut. Le Premier ministre c(£35.815 d’avoir en dette publique) y figure ainsi que les ministres du budget (Vansittart : £30.660), des affaires étrangères (Castlereagh : £40.446), de l’intérieur (Sidmouth : £5.750) et de la guerre et des colonies (Bathhurst : £12.776). Y participent également les présidents des deux chambres—Castlereagh pour les Communes et (£23.808) pour les Lords. Au total, un seul des 35 membres de ces deux comités votera contre le retour à l’étalon-or. Ainsi, si notre échantillon est restreint, sa composition est de nature à avoir largement influencé le restant des parlementaires dans leur prise de position vis-à-vis du retour à l’étalon-or.

Ce qui reste à faire

Étant donné les montants en jeu, on ne peut pas exclure des potentiels conflits d’intérêt dans la prise de décision qui prépare le retour à l’étalon-or. Le fait que les parlementaires en faveur au retour à l’étalon d’or détenaient en moyenne presque 2,5 fois plus de dette publique que les opposants semble aller dans ce sens. Afin de rendre nos premiers résultats plus robustes, nous collectons des données supplémentaires sur les caractéristiques des parlementaires, comme leur parti d’appartenance, leur richesse globale, leur circonscription électorale et le degré de concurrence qui s’y joue.

Peinture du massacre de Peterloo (1819) par Richard Carlile(1819). Crédits image : Domaine public

Peinture du massacre de Peterloo (1819) par Richard Carlile (1819). Crédits image : Domaine public

Nous avons souligné que notre échantillon comprend des hommes politiques spécifiques. Il se peut donc que notre échantillon ne soit pas représentatif de l’ensemble des parlementaires. Afin de pallier ce potentiel problème, nous collectons actuellement la dette publique détenue par l’ensemble des membres du Parlement britannique en 1819. Cette nouvelle base de données sera complétée par les caractéristiques des parlementaires mentionnées ci-dessus. Ces données supplémentaires nous permettront de mettre en exergue des possibles disparités régionales et entre partis, mais aussi d’analyser si un degré accru de concurrence électorale permet de neutraliser des conflits d’intérêt auxquels font face des hommes et femmes politiques.
Finalement, quelques questions persistent quant aux motivations des hommes politiques à détenir autant de dette publique. S’agissait-il de montrer que les dirigeants étaient confiants en la victoire britannique ? Ou bien prédisaient-ils tout au long de la guerre une appréciation de la dette publique, en entreprenant un pari dont ils pouvaient eux-mêmes influencer l’issue ? Pour comprendre leurs motivations ultimes, nous comptons examiner les transactions effectuées par les hommes politiques pendant la guerre, en analysant notamment celles qui suivent les victoires et défaites militaires.

Pamfili Antipa est chercheuse économiste au service d’étude et de recherche sur la politique monétaire de la Banque de France et chercheuse associée au Département d’économie de Sciences Po. Ses recherches s’inscrivant dans les domaines de l’économie monétaire et l’histoire économique, elle analyse plus particulièrement les effets des politiques monétaires et budgétaires sur la soutenabilité des finances publiques dans une perspective historique. Voir toutes ses publications

Quoc-Anh Do est Associate Professor au Département d’économie de Sciences Po et au LIEPP (Laboratoire interdisciplinaire d’évaluation des politiques publiques). Spécialisé dans la microéconomie appliquée, il s’intéresse à l’économie politique, l’économie des réseaux sociaux ainsi qu’à la corruption et la gouvernance d’entreprise. Voir toutes ses publications

 

Notes

Notes
1 L’étalon-or est un système monétaire dans lequel l’unité monétaire est définie en référence à un poids fixe d’or et chaque monnaie nationale est librement convertible en or
2 Hilton, Boyd – « Corn, Cash, Commerce« , page 77, 2000, Oxford University Press
3 Feinstein, Charles H. « Pessimism Perpetuated: Real Wages and the Standard of Living in Britain during and after the Industrial Revolution », The Journal of Economic History, 1998
4 Lindert, Peter R. and Jeffrey G. Williamson  – « English Workers’ Living Standards during the Industrial Revolution: A New Look« , 1983, Economic History Review
5 Measuring Worth – « Five Ways to Compute the Relative Value of a UK Pound Amount, 1270 to Present« , 2019
6 Des tests économétriques formels corroborent que les deux distributions sont différentes