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Faire appliquer les constitutions : un engagement démocratique ?

Amy Coney Barrett aux côtés du président Donald Trump à la Maison-Blanche, lors de sa désignation comme candidate à la Cour suprême. Crédit image ; Domaine public

En publiant Contentieux constitutionnel comparé. Une introduction critique au droit processuel constitutionnel (LJDG, juin 2021) Guillaume Tusseau, professeur à l’École de droit, tient l’engagement pris dans un précédent ouvrage où il mettait en cause la méthodologie courante d’étude de l’action des juridictions constitutionnelles (Les modèles de justice constitutionnelle. Essai de critique de méthodologie, en italien). Il livre par la même occasion une étude d’une ampleur sans égale de la mise en œuvre des constitutions.

L’étude des constitutions et leur comparaison a toujours été au cœur de vos travaux. Avec cet ouvrage, vous vous attachez à les examiner sous l’angle des contentieux. Quelle est l’origine de cette entreprise ?

Guillaume Tusseau : En travaillant sur des dizaines de constitutions de par le monde, j’ai constaté que le constitutionnalisme s’impose depuis plus de deux siècles comme la modalité d’organisation du pouvoir politique de la quasi-totalité des États. De manière plus notable, la garantie de l’application des constitutions s’opère de plus en plus selon une modalité uniforme. Elle consiste à confier à des organes juridiques particuliers, nommément des juridictions, le soin de s’assurer que les autres institutions respectent la séparation des pouvoirs et que les droits fondamentaux des citoyens sont protégés. Cette juridictionnalisation du constitutionnalisme, que l’on constate sur les cinq continents, a fait l’objet d’études qui me semblent reposer sur des grilles de lecture devenues obsolètes, voire caricaturales. Mon ouvrage se présente comme une tentative de répondre à cette insatisfaction.

Si chacun sait ce qu’est une constitution, la notion de constitutionnalisme est moins connue..

G.T : Pour le dire d’un mot, il s’agit de la pratique qui consiste à recourir à une constitution, comprise depuis le XVIIIe siècle comme une loi suprême exprimant la volonté du peuple souverain, pour structurer le pouvoir politique. Le constitutionnalisme juridictionnalisé met en exergue le contentieux constitutionnel, c’est-à-dire la résolution par des juges des difficultés de mise en œuvre de la constitution.

Quels types de conflits peuvent être traités à ce niveau ?

G.T : Il peut s’agir d’un litige entre particuliers, par exemple d’un conflit de voisinage où l’une des parties se revendique de la constitution pour faire obstacle aux prétentions de l’autre. Mais il peut également s’agir de conflits opposant des organes politiques au motif que l’un d’eux viole la constitution ou outrepasse ses pouvoirs. D’autres hypothèses mettent en cause un antagonisme entre un particulier mécontent de voir ses droits fondamentaux méconnus par la puissance publique.

Vous parlez d’approches caricaturales. Quelles sont-elles ?

Préfecture de Sucre et siège de la Cour constitutionnelle de Bolivie. CC-BY-2.0 Valdiney Pimenta

G.T : L’idée est répandue qu’il n’existe que deux modèles de justice constitutionnelle : le modèle américain et le modèle européen. Selon cette grille de lecture, aux États-Unis, tous les tribunaux sont habilités à mettre en œuvre la constitution et donc la faire prévaloir, à la demande de tout justiciable, sur toute autre norme juridique. À l’inverse, dans le modèle européen, seules les juridictions spécialisées et distinguées des juridictions « ordinaires », les cours constitutionnelles, peuvent connaître des questions ayant trait à l’application de la constitution. Or, si la dichotomie entre ces deux modèles domine encore l’analyse, il existe bien d’autres cas de figure. Surtout depuis ces dernières années, où la justice constitutionnelle s’est développée dans la quasi-totalité des États. Il m’a semblé indispensable, afin de rendre compte de cette variété de façon précise, d’inventer de nouvelles grilles de lecture. À cette fin, il est essentiel de donner à nos étudiants accès à un panorama mondial de la justice constitutionnelle, dépassant les seuls « usual suspects » en général abordés (États-Unis, Allemagne, Italie, France, etc.). À ce titre, l’ouvrage n’ignore aucune région du monde.

Comment expliquer le développement de la justice constitutionnelle sur tous les continents ?

En direction du Conseil constitutionnel tunisien. CC-BY-SA-4.0, Sami Mlouhi.

G.T : En Europe, ce phénomène s’est répandu après la Seconde Guerre mondiale. L’argument qui a souvent été avancé a été qu’il ne suffisait pas d’une majorité politique pour assurer la légitimité d’une décision. Une redéfinition de la démocratie comme ne consistant pas uniquement dans le règne de la majorité mais comme devant également assurer le respect des droits fondamentaux s’est opérée. Afin d’y parvenir, il a semblé naturel de se reposer sur l’institution d’une figure indépendante et impartiale telle qu’un juge. Aujourd’hui, on n’imagine plus un État qui se dote d’une constitution qui ne prévoit pas de mécanismes juridictionnels permettant d’en garantir la bonne application. Il s’agit là de ce que je propose d’analyser comme une véritable mutation culturelle.

Mais il est des cas où les pouvoirs politiques peuvent manipuler ces organes. Un exemple flagrant a été la nomination par Donald Trump d’un membre de la Cour suprême partageant ses orientations politiques…

Amy Coney Barrett aux côtés du président Donald Trump à la Maison-Blanche, lors de sa désignation comme candidate à la Cour suprême. Crédit image ; Domaine public

G.T : Oui, et c’est un cas intéressant. Mais il n’a en réalité rien d’exceptionnel, au point que parler de « manipulation » peut sembler inapproprié. Tous les présidents des États-Unis, avec l’onction du Sénat, ont désigné des juges fédéraux de leur bord politique. De manière générale, on a tendance à considérer que ce type de démarche est le fait de régimes autoritaires ou illibéraux, tels que celui de la Pologne, où une importante crise de désignation des membres du Tribunal constitutionnel s’est fait jour fin 2015, où du Salvador où l’ensemble de la Cour suprême a été démis de ses fonctions en mai 2021. Mais le lien entre la sphère politique et la sphère des juridictions constitutionnelles est empiriquement vérifié dans tous les États, y compris dans les démocraties constitutionnelles les plus respectées. Ainsi, en Allemagne, les nominations à la Cour constitutionnelle fédérale obéissent, outre à un critère de compétence technique, à des considérations politiques parfaitement connues et admises. Certains auteurs y voient d’ailleurs, dans certaines limites, une condition de la légitimité démocratique des juridictions constitutionnelles.

Concernant les régimes illibéraux, il faut par ailleurs se garder de considérer que la justice constitutionnelle n’y est qu’une victime de velléités autocratiques des pouvoirs politiques. Mes recherches les plus récentes démontrent qu’il n’est pas exceptionnel pour les juridictions constitutionnelles d’être complices actives d’une gouvernance autoritaire. Elles peuvent à ce titre valider des coups d’État, permettre à un autocrate de se présenter indéfiniment aux élections en dépit de la limitation constitutionnelle du nombre de mandats, faciliter la remise en cause de la législation libérale préexistante, justifier la résistance au droit supranational, etc.

Quels sont les éléments de la justice constitutionnelle que vous avez étudiés dans cette perspective comparatiste ?

Le président Danilo Medina (République dominicaine) reçoit le conseil d’administration de la Conférence mondiale sur la justice constitutionnelle. CC BY-NC-ND 2.0 Romelio Montero/Presidencia República Dominicana

G.T : Ma conviction est qu’il n’est possible comprendre nos sociétés politiques juridictionnalisées qu’en associant deux perspectives qui, le plus souvent, vivent dans l’ignorance l’une de l’autre. La première est celle de la science politique, qui met en évidence le pouvoir des juges constitutionnels, la seconde est celle du droit processuel, qui s’intéresse à la technique selon laquelle les juges sont saisis, examinent les demandes et rendent leurs décisions. Dans mon ouvrage, j’ai tenté d’embrasser l’ensemble de ces éléments. Une première partie dresse une histoire intellectuelle de la justice constitutionnelle. La deuxième éclaire la méthodologie qui rend possible les comparaisons entre les dispositifs de justice constitutionnelle. La troisième étudie la magistrature, c’est-à-dire qui sont les individus qui rendent la justice constitutionnelle, la quatrième s’intéresse à l’institution en elle-même.. La partie suivante détaille les compétences des juridictions constitutionnelles (contrôle de validité des normes, contentieux électoraux, protection des droits fondamentaux, etc.). La sixième partie appréhende le procès constitutionnel dans ses différentes phases, tandis que la dernière examine les décisions des juges constitutionnels et la manière dont elles s’imposent, avec plus ou moins de succès, aux autres acteurs juridiques.

On peut donc mesurer la santé d’une démocratie en fonction de sa justice constitutionnelle ?

G.T : Justement, non. Le fait est que les régimes autoritaires se sont dotés de mécanismes constitutionnels qui n’ont rien à envier aux démocraties dites « avancées ». L’une des ambitions de l’ouvrage est précisément de décrypter la grammaire du constitutionnalisme actuel, afin de démontrer que, paradoxalement, les instruments mis au point dans le sillage d’une doctrine libérale et démocratique apparue au XVIIIe siècle se sont rendus disponibles pour d’autres types de projets politiques. Ainsi que le sous-titre que j’ai retenu l’indique, il faut donc éviter toute fascination pour l’objet, et conserver un esprit critique sur les raffinements techniques de l’État de droit contemporain.

Guillaume Tusseau est professeur de droit public à Sciences Po. Il est à la fois constitutionnaliste et théoricien du droit, notamment dans le domaine de la théorie analytique du droit et de la pensée de Jeremy Bentham.