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Éducation des filles, technologies et transition démographique

University of Ghana students listen to their political science professor, Dr. Evans Aggrey-Darkoh in Accra, Ghana. Crédits photo : World Bank, CC BY-NC-ND 2.0

Un cercle vertueux

par Angela Greulich, OSC

© Pixabay

Étudier la transition démographique dans les pays en voie de développement doit s’effectuer dans une perspective de temps long. En prenant en compte les dimensions générationnelles, ainsi que l’évolution des techniques, il devient alors possible d’identifier les rouages qui conduisent à une nette progression de l’éducation des filles et à la multiplicité des conséquences positives, individuelles et collectives, de cette dernière.
De quoi sont faits les moteurs de ce cercle vertueux ? Quelles en sont les courroies de transmission ? Quels en sont ses effets ? C’est ce que dévoilent des recherches conduites par Angela Greulich, chercheuse à l’Observatoire de sociologie du changement, Nguyen Thang Dao (Osaka University) et Julio Dávila (Nazarbayev University & Université Paris 1 Panthéon Sorbonne). Exposé.

Un processus de croissance tout au long de l’existence 

Dans cette recherche, nous étudions de manière théorique et empirique les conséquences de la diminution de l’écart de scolarisation entre sexes dans une série de pays en voie de développement. L’important est que nous prenons en compte le rôle des évolutions technologiques pour la transition démographique et la croissance économique.
Nous développons pour cela un modèle qui, s’inscrivant dans la tradition de la théorie de la croissance unifiée(1)La théorie de la croissance unifiée a été développée à la lumière de l’incapacité de la théorie de la croissance endogène à saisir les régularités empiriques clés des processus de croissance et leur contribution à la montée considérable des inégalités entre les nations au cours des deux derniers siècles. Contrairement aux théories de croissance précédentes entièrement concentrées sur le régime de croissance moderne, la théorie de la croissance unifiée capture le processus de croissance tout au long de l’existence humaine, soulignant le rôle critique du calendrier différentiel de la transition passant de la stagnation malthusienne à une croissance économique soutenue dans un contexte d’accroissement des inégalités entre pays et régions. , étudie un processus dans le temps long et capture le processus de croissance tout au long de l’existence humaine.

Source : United Nations, Department of Economic and Social Affairs, Population Division (2019). World Population Prospects: The 2019 Revision, DVD Edition.

En nous appuyant sur des données empiriques s’étalant de la fin du 20ème au début du 21ème siècle, nous confirmons les hypothèses de ce modèle. Nous complétons ainsi les recherches existantes sur la transition démographique au 19ème siècle en Occident où l’on a observé le passage d’un régime de fécondité et de mortalité élevé à un régime de fécondité et de mortalité faible. Comparées aux transitions démographiques observées en Occident, ces transitions en Asie, en Afrique du Nord et en Amérique latine ont pris place un siècle plus tard, avec des PIB par habitant beaucoup plus faibles mais une baisse de la fécondité plus rapide et plus importante.
Pour expliquer la transition démographique des pays en développement durant cette période, notre approche met l’accent sur le progrès technologique, et notamment sur l’innovation et la diffusion des technologies et des équipements (électronique, appareils électroménagers). 

Des phénomènes étalés dans le temps

Pour bien comprendre le rôle crucial des innovations technologiques sur la fécondité et la formation de capital humain (les compétences, aptitudes et talents des travailleurs) dans ces pays, il faut distinguer trois mécanismes consécutifs :
– Dans un premier temps, la diffusion d’appareils électroménagers permet de réduire le temps de travail domestique et libère du temps pour les femmes. Elles peuvent alors se consacrer davantage à l’éducation des enfants. Dans les pays que nous avons étudiés(2)Afrique du sud, Algérie, Argentine, Bangladesh, Belize, Bénin, Bolivie, Botswana, Brésil, Burundi, Cameroun, Chili, Chine, Colombie, Costa Rica, Côte d’Ivoire, Cuba, Équateur, Égypte, Gambie, Ghana, Guatemala, Honduras, Inde, Indonésie, République islamique d’Iran, Iraq, Jamaïque, Kenya, Libéria, Malawi, Mali, Mauritanie, Maroc, Népal, Nicaragua, Niger, Pakistan, Papouasie Nouvelle Guinée, Paraguay, Pérou, Philippines, République arabe unie, République centrafricaine, République démocratique du Congo, Rwanda, Salvador, Sénégal, Sierra Leone, Sri Lanka, Soudan, Thaïlande, Togo, Tunisie, Turquie, Uruguay, Zambie, Zimbabwe, ce temps libre supplémentaire conduit dans un premier temps à une croissance de la fécondité, mais aussi à augmenter la participation d’une première génération de femmes sur le marché du travail formel.

© Pixnio

– Par la suite, la participation plus élevée des femmes au marché du travail formel encourage les parents à investir davantage dans l’éducation de leurs filles en leur faisant poursuivre une scolarité (deuxième génération), compte tenu de son rendement plus élevé (les filles peuvent espérer une meilleure rémunération). Ce qui contribue à améliorer l’égalité des sexes dans l’éducation et à augmenter pour les femmes le « cout d’opportunité »(3)Dans une situation où l’on est confronté à plusieurs choix, le coût d’opportunité d’un choix donné est le meilleur gain que l’on peut obtenir en choisissant l’un des autres choix. des enfants (la perte de salaire implicite du fait de rester à la maison pour s’occuper des enfants). Ce coût conduit alors à une baisse de la fécondité.
– Enfin, la diminution de l’écart entre les sexes en matière d’éducation grâce à un investissement accru dans l’éducation des filles accroît le capital humain moyen, qui stimule à son tour le progrès technologique (la troisième génération et les suivantes). Cette spirale positive provoque la transition vers une fécondité moins élevée et une accélération de la croissance économique. 

Le rôle des progrès techniques

Afin d’estimer l’effet de la diffusion en équipements électroménagers sur la fécondité des ménages des pays moins développés, nous avons choisi de nous baser sur le logarithme de densité des abonnements téléphoniques (nombre de lignes téléphoniques fixes et mobiles pour 100 habitants). L’avantage d’utiliser un logarithme est qu’il permet de capturer des changements proportionnels plutôt que linéaires.  La densité téléphonique est observée 10 ans plus tard que la fécondité car les lignes téléphoniques se diffusent plus lentement que les appareils ménagers classiques (machines à laver, fours, aspirateurs…).
Afin de modéliser cette relation, nous avons eu recours à un modèle de régression avec des effets propres aux pays et aux années (modèle à effets fixes). Ce type de modèle permet de contrôler les variables spécifiques aux pays qui sont constantes dans le temps et de saisir l’influence de tendances globales inscrites dans le temps long. Une série de variables de contrôle (PIB par habitant, densité de population, exportations, mortalité infantile) permet de distinguer le rôle du progrès technique de celui des autres formes de progrès : économiques, sociaux et institutionnels.
Il faut noter que les résultats sont robustes lorsqu’on utilise d’autres mesures de diffusion de technologies tels que le pourcentage de la population ayant accès à l’électricité ou celui possédant un réfrigérateur.
La courbe dans la figure ci-dessous représente la relation estimée par ce modèle entre l’indice synthétique de fécondité (ISF) et la densité des abonnements téléphoniques (courbe rouge). Elle permet aussi de visualiser les observations réelles de la densité téléphonique et du niveau de fécondité dans les pays en développement et émergents (points bleus).

Fécondité et densité des abonnements téléphoniques, 1960–2015 – 148 pays

Données : World Bank World Development Indicators, 148 pays, 1960–2015 (N = 5592). La marge d’erreur du modèle estimé est en gris. Crédits : Angela Greulich

La courbe est de forme concave : à de faibles niveaux de diffusion de technologie (à gauche de la figure), l’indice synthétique de fécondité augmente, associé à une diffusion croissante de la technologie, tandis qu’à des niveaux de diffusion de technologie plus élevés (à droite de la figure), l’indicateur conjoncturel de fécondité diminue. Le graphique montre aussi que la corrélation entre le niveau de fécondité et la diffusion de la technologie est plutôt négative, le basculement se situant à un niveau relativement faible de diffusion de la technologie.

Lessive à la main, Sénégal © Jean-Paul Gaillard, CC BY-NC-ND 2.0 via Flickr

Un rôle crucial de l’éducation des femmes dans la croissance

Ainsi, le rôle du progrès technologique et ses conséquences sur l’éducation des femmes fait clairement partie des mécanismes sous-jacents de la transition démographique accélérée que l’on peut observer dans de nombreux pays en développement et émergents. Cette étude met en lumière le rôle crucial de l’éducation des femmes pour la croissance économique. Le progrès technologique accroît leur participation au marché du travail formel en les dégageant des tâches ménagères, en raison de l’apparition de produits et technologies qui libèrent du temps. Ceci amène les ménages à réduire la fécondité, car l’augmentation du rendement du capital humain des femmes augmente le coût d’opportunité des enfants. La hausse des investissements dans l’éducation des filles accélère à son tour le progrès technologique, créant un cercle vertueux capable de déclencher une croissance économique soutenue. 

Nguyen Thang Dao, Julio Dávila & Angela Greulich –  The education gender gap and the demographic transition in developing countries, Journal of Population Economics, Issue 2, 2021

Angela Greulich a rejoint l’OSC en 2019 après avoir occupé un poste de maitresse de conférence au Centre d’économie de la Sorbonne. Elle a travaillé sur plusieurs projets portés par l’INED et l’École d’économie de Paris. Ses travaux s’inscrivent dans les champs de l’économie, la démographie et la sociologie. Elle s’intéresse plus particulièrement aux phénomènes démographiques et économiques liés aux pratiques des femmes : fécondité, marché du travail, éducation… 

 

 

Notes

Notes
1 La théorie de la croissance unifiée a été développée à la lumière de l’incapacité de la théorie de la croissance endogène à saisir les régularités empiriques clés des processus de croissance et leur contribution à la montée considérable des inégalités entre les nations au cours des deux derniers siècles. Contrairement aux théories de croissance précédentes entièrement concentrées sur le régime de croissance moderne, la théorie de la croissance unifiée capture le processus de croissance tout au long de l’existence humaine, soulignant le rôle critique du calendrier différentiel de la transition passant de la stagnation malthusienne à une croissance économique soutenue dans un contexte d’accroissement des inégalités entre pays et régions.
2 Afrique du sud, Algérie, Argentine, Bangladesh, Belize, Bénin, Bolivie, Botswana, Brésil, Burundi, Cameroun, Chili, Chine, Colombie, Costa Rica, Côte d’Ivoire, Cuba, Équateur, Égypte, Gambie, Ghana, Guatemala, Honduras, Inde, Indonésie, République islamique d’Iran, Iraq, Jamaïque, Kenya, Libéria, Malawi, Mali, Mauritanie, Maroc, Népal, Nicaragua, Niger, Pakistan, Papouasie Nouvelle Guinée, Paraguay, Pérou, Philippines, République arabe unie, République centrafricaine, République démocratique du Congo, Rwanda, Salvador, Sénégal, Sierra Leone, Sri Lanka, Soudan, Thaïlande, Togo, Tunisie, Turquie, Uruguay, Zambie, Zimbabwe
3 Dans une situation où l’on est confronté à plusieurs choix, le coût d’opportunité d’un choix donné est le meilleur gain que l’on peut obtenir en choisissant l’un des autres choix.