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Écrire l’histoire de nos droits

A peroration in the manner of Demosthenes, Honoré Daumier, 1847. Courtesy of Boston Public Library

Nouvelles tendances, nouvelles méthodes

par Frédéric Audren, École de droit

Whanganui River. Crédits image : James Shook. CC BY 2.5

En 2017, au terme d’un très long combat, les tribus qui vivent le long des rives du Whanganui, troisième plus grand cours d’eau de la Nouvelle-Zélande, ont fini par obtenir la reconnaissance de leur connexion spirituelle avec le fleuve. Le Parlement néo-zélandais reconnaissait ce fleuve comme entité vivante, avec le statut de « personnalité juridique » générant droits et devoirs. De son côté, l’Inde s’ engageait au même moment dans cette même voie en dotant deux fleuves (dont le Gange) de droits propres. Moins loin de nous, notre Assemblée nationale a voté en 2015 une loi destinée à améliorer la condition animale. L’animal domestique, apprivoisé ou/et en captivité, considéré traditionnellement d’un point de vue juridique comme un « bien meuble », bénéficie à présent d’une protection accrue et se voit reconnaître comme un « être vivant doué de sensibilité »(1)Nouvel article 515-14 (créé par la loi n° 2015-177 du 16 février 2015 – art. 2) : « Les animaux sont des êtres vivants doués de sensibilité. Sous réserve des lois qui les protègent, les animaux sont soumis au régime des biens..
Ces exemples très récents illustrent parfaitement que nous n’en avons jamais fini avec la créativité juridique. Nos sociétés parviennent, souvent au prix de luttes, d’échecs, d’efforts et de déceptions, à étendre la protection aux êtres qui les composent. Au début du XXe siècle, des juristes qualifiaient de « socialisation du droit » ce mouvement d’extension de certains droits à certaines catégories de la population. Il s’agissait à l’époque, des femmes, des ouvriers, des syndicats, des enfants, etc… qui ne bénéficiaient pas encore de droits accordés à d’autres. Les développements actuels des droits de l’environnement, de la non-discrimination, du numérique ou encore de la compliance(2)i.e. l’ensemble des processus destinés à assurer qu’une entreprise et ses membres respectent les normes juridiques et éthiques qui leur sont applicables. traduisent de nouveaux besoins et enjeux et de nouvelles revendications.

Source : Fédération des Centres de Planning Familial des Femmes Prévoyantes Socialistes ASBL

Encore faut-il rappeler l’extrême fragilité des droits, jamais définitivement acquis, menacés par des courants contraires, remises en cause et attaques récurrentes. L’actualité abonde malheureusement d’exemples illustrant l’érosion de droits que l’on pensait définitivement conquis : avortement, liberté d’expression, protection des données personnelles, droits sociaux, droits des migrants, etc…

Une boîte à outils

Comment rendre compte, dans l’histoire, de l’émergence, de l’épuisement et des transformations des droits ? Comment en décrire le parcours, à partir de quelles sources et avec quels outils méthodologiques ? Quels sont les acteurs impliqués dans cette histoire complexe au long court ? Ces différentes questions sont au cœur de l’ouvrage Histoires contemporaines du droit (Dalloz, 2020) que j’ai rédigé avec Anne-Sophie Chambost (Sciences Po Lyon) et Jean-Louis Halpérin (ENS Ulm). Contrairement aux traditionnels manuels, ce livre n’offre pas un récit chronologique de la conquête des droits et de l’organisation des institutions juridiques depuis le début du XIXe siècle. Nombreux, et souvent excellents, sont les livres qui racontent déjà un tel récit. À partir d’une sélection de questions juridiques, l’ouvrage propose au contraire un état de la recherche, expose les enjeux historiographiques, en souligne les angles morts et suggère des pistes nouvelles à suivre ou à approfondir. Il s’agit par conséquent d’un panorama raisonné de la recherche historique, attentif à la multiplicité des interrogations, à la diversité des méthodes. D’où le pluriel (Histoires contemporaines) retenu dans le titre du livre. Chaque chapitre, présente une bibliographie interdisciplinaire et s’achève sur un petit « guide de recherche » signalant dictionnaires, revues, bases de données, etc…
Dans cette perspective, l’ouvrage traite l’histoire des normes juridiques, des professionnels du droit, de la dogmatique juridique, des usages du droit et l’histoire politique du droit. Il prête également une attention particulière à plusieurs activités juridiques traditionnelles : juger, légiférer, administrer, enseigner. L’accent est mis sur la manière dont la recherche française et étrangère a pu aborder et renouveler ces différents champs. 

Au-delà du Législateur : autres sources, autres acteurs

Conseil Parisien de la Jeunesse. Crédits image : François Lafite / Ville de Paris

Prenons un exemple. L’histoire de la loi porte traditionnellement sur l’évolution des différents organes constitutionnels de l’État (gouvernement, Sénat, Assemblée nationale, etc.) et des acteurs institutionnels intervenant dans le processus législatif. Or, depuis quelques années, des travaux étudient l’acte de légiférer d’une manière élargie. Le Parlement n’est plus vu comme une figure exclusive travaillant à l’écart du monde extérieur : il est relié et connecté à des demandes sociales, à un agenda politique et médiatique ou encore à des acteurs aux intérêts souvent contradictoires. Grâce à la sociologie historique ou l’analyse des politiques publiques, l’étude du « Législateur » se combine avec celle d’une multiplicité d’acteurs. Bien que ne prenant pas part à la mise en forme de la loi, ces derniers apparaissent considérés comme des « quasi-législateurs ». Parallèlement à cet approfondissement, le périmètre historique de la Loi a été élargi au domaine règlementaire, aux « lois d’intérêt privé », aux styles législatifs (d’un régime à l’autre, d’un pays à l’autre) ou encore aux bricolages textuels à la base des élaborations législatives. Bref, c’est tout le paysage législatif s’est enrichi et animé, composé de normes, de procédures, d’élus, de citoyens, de passions, d’ambitions ou encore de crises. 

L’histoire, au-delà du droit mais par le droit

Traditionnellement l’histoire du droit apparaît comme une discipline constituée au sein des facultés de droit, avec un corps enseignant dédié, une agrégation spécifique, ses revues et ses colloques spécialisés.

Faculté de droit de l’Université de Paris 1 Panthéon Sorbonne. Crédits image : Heurtelions, CC BY-SA 3.0 via Flickr

Autant dire que cette discipline est longtemps restée un territoire réservé aux juristes qui la considéraient, et la considèrent encore trop souvent, comme un instrument d’analyse du droit en vigueur. Cette situation tenait les non-juristes à distance et contribuait à renforcer l’emprise des préoccupations purement juridiques sur son écriture. Ce n’est plus le cas aujourd’hui : l’histoire du droit se pratique plus résolument sous le signe du dialogue avec d’autres savoirs. Si l’ouvrage revendique pleinement son ancrage chez les juristes, il rejette tout enfermement dans le cercle du droit et pratique de multiples détours par les autres disciplines. Il prête désormais une grande attention au comparatisme, aux enseignements de l’histoire politique et aux ressources offertes par les sciences sociales. L’objectif est d’enrichir l’analyse historique du droit non seulement par des approches comparées du droit, au-delà de la tradition occidentale, mais également par les avancées permises par la sociologie de l’action publique, les Science studies, les théories critiques du droit ou encore le Cause lawyering(3) Cause Lawyering : Sarat Austin, Scheingold Stuart, « Quelques éclaircissements sur l’invention du cause lawyering. Entretien avec Austin Sarat, Stuart Scheingold« , Politix, vol. 16, n°62 (La cause du droit), 2003, pour s’en tenir à ces quatre exemples.
La perspective retenue invite aussi à revenir sur certains présupposés de l’histoire du droit telle qu’elle se pratique souvent en Europe. L’écriture d’une histoire nationale du droit (qui a parfois frayé avec une forme de nationalisme juridique) ne peut plus ignorer les questions que lui adressent les dimensions transnationales et l’histoire globale. Par exemple, faire l’histoire du droit français n’implique pas d’ignorer purement et simplement les circulations constantes des idées, des hommes ou des modèles au-delà des frontières hexagonales. De même, faire l’histoire contemporaine du droit ne suppose pas de considérer une tradition comme la vérité indépassable. Appartenir à la tradition romano-canonique » ou « Appartenir à la tradition civiliste » (par opposition à la tradition de Common Law) ne suffit pas à nous y emprisonner : il y a bien des façons de prendre en compte son passé, de s’y référer, de le réactiver ou de l’ignorer. On a trop souvent accusé l’histoire du droit élaborée par les juristes d’être au service d’une vision conservatrice de la société : plutôt qu’une quête des origines et une recherche de continuités invisibles, nos histoires contemporaines sont surtout une invitation à reconnaître la bifurcation de trajectoires institutionnelles, la pluralité des temps juridiques et l’instauration de nouvelles perspectives politiques.

Des juristes en prise directe avec la société

Affiche du film documentaire « Ni juge, ni soumise » réalisé par Jean Libon et Yves Hinant, 2017

Ce qui frappe, depuis quelques années, ce sont les efforts pour aborder le métier de juriste autrement que comme un simple « gardien de l’hypocrisie collective » (4)Pierre Bourdieu, « Les juristes, gardiens de l’hypocrisie collective », in François Chazel et Jacques Commaille (dir.) Normes juridiques et régulation sociale, LGDJ, coll. « Droit et Société », 1991, comme le bras armé de la domination étatique. Le geste critique s’est épuisé, ouvrant la voie à de nouveaux regards sur les activités des professionnels du droit. Il ne s’agit pas d’exposer l’historiographie consacrée aux différents métiers du droit (avocat, magistrat, notaire, professeur de droit, etc.) et à la diversité de leurs rôles dans le système juridique. Cet aspect est l’objet d’une attention déjà ancienne et les travaux ne manquent pas.

Il est apparu plus original de saisir d’autres activités plus transversales bien que plus discrètes. Des fonctions plus ordinaires qui donnent chair et consistance à des juristes trop souvent perçus comme des pures mécaniques, ventriloques de la loi et du pouvoir. L’ouvrage rappelle la capacité de ces champs professionnels à intervenir ès qualité dans l’espace public (le juriste-expert), les efforts de certains acteurs pour se bâtir une réputation ou une autorité dans le champ juridique (le « grand juriste »), l’énergie que plusieurs mettent à sortir de leur cabinet, de leur tribunal ou de leur chaire pour explorer de nouveautés territoires, parfois de nouveaux continents, et à apprendre de ces expériences des nouvelles façons de comprendre et de penser le droit (le juriste-voyageur). Sans oublier la place qu’occupe, dans une vie de tout juriste, un travail sans fin d’écriture : rédiger des décisions et des conclusions, écrire des articles ou des traités, produire des consultations, etc. (le juriste-écrivain).

Ce panorama de la vie du droit depuis la fin du XVIIIe siècle pourrait déconcerter quelques lecteurs que les certitudes et la stabilité de l’histoire institutionnelle rassurent : nous faisons néanmoins le pari que les histoires contemporaines du droit gagnent en clarté et en intérêt à l’épreuve de ces nouvelles questions, ressources et méthodes.

Frédéric Audren est directeur de recherche CNRS au Centre d'études européennes et de politiques comparées et professeur à l’École de droit. Ses travaux portent sur l’histoire des savoirs et des professions juridiques et judiciaires. Voir ses publications
, Frédéric Audren, Anne-Sophie Chambost,Jean-Louis Halpérin  Histoires contemporaines du droit, Dalloz, 2020 here

Notes

Notes
1 Nouvel article 515-14 (créé par la loi n° 2015-177 du 16 février 2015 – art. 2) : « Les animaux sont des êtres vivants doués de sensibilité. Sous réserve des lois qui les protègent, les animaux sont soumis au régime des biens.
2 i.e. l’ensemble des processus destinés à assurer qu’une entreprise et ses membres respectent les normes juridiques et éthiques qui leur sont applicables.
3  Cause Lawyering : Sarat Austin, Scheingold Stuart, « Quelques éclaircissements sur l’invention du cause lawyering. Entretien avec Austin Sarat, Stuart Scheingold« , Politix, vol. 16, n°62 (La cause du droit), 2003
4 Pierre Bourdieu, « Les juristes, gardiens de l’hypocrisie collective », in François Chazel et Jacques Commaille (dir.) Normes juridiques et régulation sociale, LGDJ, coll. « Droit et Société », 1991