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[ARTICLE] Le rapport de la mission exploratoire sur les métavers : quelle stratégie pour la France ?

Commandé en février 2022 par le ministre français de l’Économie, la ministre de la Culture et le secrétaire d’État chargé du Numérique, le rapport de la mission exploratoire sur les métavers a été rendu public le 24 octobre dernier. Il est le fruit d’un travail mené par Camille François, chercheuse spécialisée dans les opérations informationnelles sur les réseaux sociaux à l’université de Columbia, Adrien Basdevant, avocat spécialisé dans l’innovation numérique et ses impacts sur la société, et Rémi Ronfard, chercheur à l’Inria spécialisé dans l’animation 3D et la cinématographie virtuelle.

La pluridisciplinarité de cette équipe ainsi que des quelques 80 personnes auditionnées reflète les attentes exprimées dans la lettre de mission dont la principale demande était de fournir un éclairage sur les grands enjeux à la fois « économiques, sociétaux et culturels que soulève […] le développement des métavers ». L’autre objectif principal était d’esquisser une réflexion sur la manière dont la France pourrait répondre à ces enjeux. Ainsi, le rapport contient une série de 10 propositions qui doivent permettre de guider le développement d’une stratégie française « métaversique ». Il signale aussi les ambitions de la France pour ce nouveau secteur de l’industrie numérique dans un contexte de compétition accrue pour garantir l’indépendance technologique des Etats.

Alors que la lettre de mission évoque la « promesse technologique » du métavers qui « pourrait transformer profondément les pratiques et les usages numériques », le rapport s’ouvre avec une citation plus nuancée de Romain Gary : « il faut toujours connaître les limites du possible. Pas pour s’arrêter, mais pour entreprendre l’impossible dans les meilleures conditions ». Elle illustre assez bien la philosophie du rapport, qui s’efforce de mettre en garde contre le solutionniste technologique et les grandes promesses marketing tout en soulignant les opportunités que présentent ces nouveaux environnements virtuels ainsi que le besoin d’anticiper les risques.

Le Métavers ou les métavers : du concept aux réalités technologiques

Le rapport propose tout d’abord une mise au point sémantique en distinguant le concept de Métavers avec une majuscule, qui fait référence à l’idée même d’immersion par la technologie, de celui de métavers avec une minuscule, qui fait référence aux réalisations concrètes des principes du Métavers. Dans la première partie, les auteurs retracent brièvement l’histoire du terme et rappellent ses origines dans les œuvres de science-fiction. Néanmoins, une rapide recherche sur Google Trends permet de visualiser l’absence quasi-totale d’intérêt pour le terme, du moins en termes de requêtes sur Google, avant l’annonce de Facebook de devenir « Meta » et de développer son « métavers » fin octobre 2021. S’il est surtout le résultat d’un coup marketing, le terme semble s’imposer un peu partout, propulsé par ceux qui profitent du flou qui l’entoure pour attirer les investisseurs et gagner en visibilité. Certains préfèrent ainsi l’utilisation de termes alternatifs comme « technologies d’immersion ».

Malgré la grande polysémie du terme, les auteurs se risquent à une définition de travail : un métavers est ainsi défini comme « un service en ligne donnant accès à des simulations d’espaces 3D temps réel, partagées et persistantes, dans lesquelles on peut vivre ensemble des expériences immersives ». Ces caractéristiques essentielles des métavers sont à distinguer de leurs modalités possibles, notamment « le fait d’y accéder avec ou sans visiocasques, d’y utiliser ou non des avatars, d’y échanger avec ou sans technologies de registres distribués » (proche de la notion de blockchain). Il est intéressant de noter que « crypto » et « nft » figurent parmi les requêtes les plus souvent associées à celle de « Métavers » sur Google Trends. Pour autant, les auteurs du rapport considèrent que le Métavers n’est pas synonyme de cryptomonnaie, de la blockchain ou même de Web 3, bien que ces notions soient souvent associées.

Prenant leurs distances avec les promesses de rupture technologique en provenance de la Silicon Valley, les auteurs adoptent dans la première partie du rapport une approche historique des technologies immersives qui permet de les replacer dans leur contexte. Ces dernières s’inscrivent notamment dans l’émergence des jeux vidéo en ligne multijoueurs dans les années 1990, mais aussi plus récemment de celle des casques de réalité virtuelle et des lunettes de réalité augmentée. Les auteurs se demandent également dans quelle mesure les métavers pourraient contribuer à l’émergence d’un nouveau « web 3D » (et non pas « Web 3 », qui fait généralement référence aux tentatives de décentralisation du web par la blockchain) s’ajoutant au « web 2D » et « web 1D ». Ils rappellent toutefois les multiples formes que ce nouveau web pourrait prendre : « des applications natives sur lunettes de réalité augmentée », des navigateurs avec « des pages web en 3D » ou encore « de nouvelles organisations autonomes décentralisées (DAO) prenant en charge les espaces sociaux des internautes ».

Un rappel important est fait par les auteurs dans cette première partie : les investissements massifs du gouvernement américain dans les infrastructures du web dans les années 1990, auxquels on pourrait ajouter les investissements plus anciens dans le développement d’Internet et le rôle de la commande publique dans la croissance des entreprises américaines du secteur des nouvelles technologies. Bien que le projet de métavers semble avoir été porté dans le discours public par des entreprises privées et une logique de l’offre, il est légitime de se demander dans quelle mesure ce développement est possible et désirable sans l’intervention des Etats, mais aussi quels sont les risques pour la France de se faire dépasser par d’autres pays qui auraient commencé plus tôt à investir dans ces technologies. Les auteurs citent en particulier l’exemple de la Corée du Sud où le Métavers fait partie des grandes priorités du plan de relance économique, qui prévoit deux milliards d’euros d’investissement dans les entreprises sud-coréennes du Métavers d’ici 2025.

Des recommandations pour garantir la « souveraineté numérique » et « culturelle » de la France

Dans la deuxième partie du rapport, les auteurs tentent de donner un aperçu des opportunités que présentent les technologies du Métavers dans le secteur de l’éducation, de la santé mais surtout dans le secteur culturel. L’accent mis sur ce secteur s’explique par le fait que le ministère de la Culture fait partie des trois commanditaires du rapport. Les métavers pourraient par exemple permettre la mise en place de spectacles participatifs et de visites de sites culturels en immersion. De plus, les auteurs insistent sur le besoin de protéger la « souveraineté culturelle » de la France en faisant notamment recours à la commande publique (proposition 5) mais aussi à travers une série de mesures concrètes censées protéger l’industrie culturelle française (dépôts de marques protégeant les biens numériques dans les métavers, adaptation du droit d’auteur pour les œuvres dans les métavers, etc…).

Le rapport contient une première tentative de cartographie de l’écosystème français du Métavers divisé en 4 catégories : contenus et expériences (ex : éditeurs de jeux), plateformes (ex : moteurs de jeu), infrastructures et hardware (ex : visiocasques) et facilitateurs (ex : solutions de gestion des identités). Cette cartographie met en lumière plusieurs fleurons de l’industrie française comme Ubisoft (un des plus grands éditeurs européens de jeu vidéo) mais aussi des startups émergentes comme Lynx, qui développe des casques de réalité virtuelle. Plusieurs propositions du rapport encouragent la France à investir dans son écosystème, notamment en se saisissant de « l’opportunité des Jeux olympiques pour rassembler les acteurs français des métavers autour de projets concrets » (proposition 1), et en investissant dans la recherche, éventuellement avec un PEPR (Programme et équipement prioritaire de recherche) dédié au métavers et un institut de recherche et coordination, sur le modèle de l’Ircam (Institut de recherche et coordination acoustique/musique), pour réunir les acteurs et développer des métavers expérimentaux (propositions 8 et 9).

Par ailleurs, les auteurs estiment qu’il est nécessaire de développer une analyse plus fine des chaines de valeur du métavers pour orienter les investissements stratégiques et identifier les potentielles « fuites de souveraineté » (proposition 4), ce qui reflète l’attention croissante porté aux dépendances technologiques des Etats européens aussi bien au niveau des couches basses que des couches hautes d’Internet. Ils encouragent également « la puissance publique à faire émerger les services communs et essentiels permettant l’avènement d’une pluralité de métavers interopérables » (proposition 3), ce qui s’inscrit notamment dans la volonté des Etats de développer des systèmes d’identité numérique régalienne face aux systèmes d’authentification proposés par les géants du numériques.

Mais le rapport ne se contente pas d’encourager les investissements. Il propose d’entamer dès maintenant le travail de régulation en adaptant les grandes législations européennes comme le RGPD, le DSA et le DMA (proposition 6) pour faire face aux problèmes de protection des données, de modération et de pratiques anti-concurrentielles qui ont marqué le « web 2.0 » dominé par les GAFAM. Les auteurs rappellent toutefois que de nouveaux enjeux pourraient apparaître du fait de la nature immersive du Métavers. Ils proposent en outre de « réinvestir les instances de négociation des standards techniques », comme le Metaverse Standards Forum, « pour faire en sorte que la France et les principaux acteurs français […] participent activement aux discussions sur l’interopérabilité́ des technologies de l’immersion » (proposition 2), et d’« investir dans les outils et les techniques d’analyse des métavers, et des transactions qui s’y déroulent afin de permettre aussi bien la détection des infractions pour remonter aux auteurs que de percevoir l’impôt » (proposition 7), bien que cette dernière proposition semble se rapporter à des considérations qui dépassent le simple cadre du Métavers.

La grande majorité des propositions semblent donc aller dans le sens de la souveraineté ou de l’indépendance, dans un contexte où plusieurs rapports pointent déjà du doigts les dynamiques géopolitiques qui façonneront les métavers. Bien que le rapport soit adressé au gouvernement français, on peut regretter l’accent mis sur les investissements dans l’industrie et la recherche française, alors qu’une approche européenne, pas seulement en matière de régulation mais aussi d’investissement, semble plus à même de rivaliser avec les géants chinois et américains.

De nombreuses questions en suspens : l’inévitabilité du Métavers ?

Plusieurs questions fondamentales subsistent : les métavers vont-ils se massifier ? Cette massification est-elle désirable pour la société ? Il faut d’abord noter les barrières techniques importantes qui persistent, entre autres en termes de saturation des réseaux télécoms et de capacité de stockage des données. De plus, le Métavers reste un concept flou qui suscite encore un haut niveau de défiance. C’est ce que semble confirmer un sondage de l’IFOP réalisé auprès d’un échantillon représentatif en janvier 2022 : 29% des interrogés estiment que les mondes virtuels numériques sont « inutiles » et 75% disent craindre leur émergence. Cette défiance s’explique en partie par la difficulté de visualiser les gains de ces environnements en dehors du divertissement, mais aussi par les effets négatifs qu’ils pourraient entrainer, notamment en matière de surveillance, de santé publique et d’impact environnemental.

Les auteurs citent plusieurs études mettant en évidence les potentiels symptômes et effets indésirables de la réalité virtuelle sur la santé ainsi que les risques en matière de protection des données, du fait du caractère invasif des technologies immersives qui permettent d’analyser plus finement les émotions et l’état d’esprit des personnes. Sans trancher sur les solutions à adopter, ils évoquent la mise de place de « neurodroits » protégeant nos cerveaux, déjà en place au chili, ou même l’interdiction de la publicité ciblée dans les mondes virtuels.

Ils se penchent également sur la question des coûts environnementaux des métavers et identifient 4 principaux facteurs de pollution : les services de stockage de données dans le cloud, l’entraînement des modèles d’intelligence artificielle, la production de microprocesseurs pour les équipements d’accès au Métavers, les NFTs et des cryptomonnaies. Il est bon de rappeler que le numérique représente actuellement 2.5% de l’empreinte carbone des français selon une étude récente de l’ADEME et de l’Arcep mais ce chiffre pourrait fortement augmenter dans le cas d’une massification du Métavers. Cela ne prend cependant pas en compte les effets indirects de la numérisation. Certains estiment en effet que les métavers pourraient permettre de généraliser le télétravail et donc de réduire la pollution liée aux mobilités. Mais cela présuppose que ces espaces constituent une plus-value par rapport à la vidéo-conférence. Par ailleurs, de nombreux emplois ne peuvent être effectués à distance et des mobilités de substitution pourraient voir le jour. Dans une ultime proposition, les auteurs recommandent d’« explorer des solutions écoresponsables et développer un système de mesure de l’impact environnemental des infrastructures des métavers ». D’autres solutions pourraient être envisagées comme la possibilité de remettre en question la neutralité du net en privilégiant les usages présentant des gains significatifs pour la société, idée mise en avant par le journaliste Guillaume Pitron pour faire face à la pollution numérique.

On détecte à la lecture du rapport une tension implicite entre l’objectif d’innovation et de positionnement de la France dans un marché émergent, et les coûts sociétaux et environnementaux considérables que pourraient engendrer le développement et la massification des technologies immersives. Les auteurs tentent de trouver une position intermédiaire en proposant d’évaluer les gains et les coûts du Métavers « pour chaque activité humaine concernée ». À cette fin, il semble nécessaire de penser des structures de gouvernance démocratique des métavers. Quoi qu’il en soit, le rapport pose les jalons d’une réflexion qui s’étend, au-delà des intérêts de la France, à l’ensemble de la société.


Tamian Derivry est étudiant du double master d’affaires européennes et de sciences politiques entre Sciences Po et la Freie Universität Berlin. Il est également assistant de recherche à la Chaire Digital, Gouvernance et Souveraineté de Sciences Po.