La Grande Famine vietnamienne de 1944-1945 : un réexamen

Date: 
31 Mars, 2015
Auteur: 
Gunn Geoffrey

Article traduit de l'anglais par Odile Demange.

Cet article a été initialement rédigé pour The Asia-Pacific Journal. Il est reproduit ici avec l’aimable autorisation de l’auteur et des rédacteurs en chef de The Asia-Pacific Journal.

Les ravages de la grande famine de 1944-1945, qui a atteint son pic en mars-avril 1945 dans le nord du Vietnam sous occupation japonaise, ont éclipsé par leur ampleur toutes les tragédies humaines des temps modernes survenues jusque-là dans ce pays. L’estimation du nombre de morts varie selon les sources : six cent à sept cent mille selon les chiffres français, un à deux millions selon les données officielles vietnamiennes1. La sécurité alimentaire est un problème vieux comme le monde et les fléaux de la disette, de la famine et de la maladie ont longtemps accablé l’humanité sur toute l’étendue du vaste continent eurasiatique et au-delà. Si les analyses les plus récentes2 admettent que les causes des famines sont généralement humaines, il n’en demeure pas moins que dans des zones écologiquement vulnérables, en plus des catastrophes naturelles, la guerre et les conflits armés tendent souvent à transformer une situation viable en désastre humanitaire3. Tout en tenant compte de la possibilité que des causes naturelles aient pu prédisposer cette région à une pénurie alimentaire massive, cet article réexamine la famine qui a ravagé le Vietnam en 1944-1945 en mettant l’accent sur les défaillances de l’intervention humaine (ainsi que sur des négligences volontaires, voire délibérées) et sur la déstabilisation due à la guerre et au conflit. Si j’élude la question des effets de la famine pour privilégier l’analyse de ses causes, je reconnais que le temps n’a pas effacé le souvenir des souffrances humaines dues à la famine. Relatées à l’époque dans la presse de Hanoï, elles survivent dans la mémoire locale et dans les ouvrages de fiction d’écrivains vietnamiens4

Bien que les Alliés n’aient jamais considéré la grande famine comme un crime de guerre, la question des responsabilités, s’ajoutant à celle de l’intervention ou de l’absence d’intervention des autorités, a été un sujet de litige entre les Français et le Viet Minh au lendemain de la capitulation japonaise et a trouvé place dans les récriminations de la propagande. En fait, le Japon et la France se sont vus reprocher collectivement cette catastrophe, comme l’indique la déclaration d’indépendance de la République Démocratique du Vietnam (RDV). Le Sud Vietnam (la République du Vietnam) a lui aussi évoqué la question de la famine dans les négociations avec le Japon sur les réparations d’après-guerre. Alors que des sujets aussi lourds de tension que le massacre de Nankin, la question des « femmes de réconfort », le travail forcé et l’Unité 731 ont depuis longtemps fait l’objet d’un débat animé dans les guerres de mémoire, les manuels d’histoire et les expositions de musées, la famine du Vietnam et le rôle du Japon dans son déclenchement semblent avoir disparu des souvenirs et de la commémoration japonaises de la guerre, qu’il s’agisse des représentations des manuels scolaires ou des musées.

On peut évidemment s’interroger sur l’utilité actuelle d’une telle définition des responsabilités. Je répondrai que la grande famine vietnamienne de 1944-1945 est, en tout état de cause, une des tragédies découlant de la guerre du Pacifique qui ont été insuffisamment étudiées. À l’extérieur du Vietnam, très peu d’articles ou d’essais ont cherché à retracer le contexte de cet événement, que ce soit du point de vue de l’histoire vietnamienne ou dans la perspective d’une responsabilité japonaise et/ou française et américaine. Un tribunal chercherait indéniablement à établir une distinction entre politique délibérée, laisser-faire et/ou conséquences imprévues d’une action sociale. Toutefois, au lieu de désigner les coupables comme le ferait un tribunal ou un procès pour crimes de guerre, je voudrais me livrer ici à une recherche de la vérité sur le modèle d’une commission d’enquête, en m’efforçant précisément de révéler un certain nombre de réalités plus ou moins masquées, susceptibles de stimuler de nouvelles études, non seulement sur la guerre et les questions de mémoire liées à la famine, mais aussi dans le domaine de la prévention des famines.

Le contexte de la famine

La grande famine qui a ravagé le nord du Vietnam a pour toile de fond la nature et l’ampleur croissante de l’intervention militaire japonaise en Indochine entre l’année 1940 et la capitulation du Japon en septembre-octobre 1945. Alors qu’en Indochine, le régime français de Vichy cohabitait jusque-là avec les forces japonaises dans un rapport d’inégalité et un climat quelque peu tendu, la situation se transforma du tout au tout le 9 mars 1945. Ce jour-là, l’armée japonaise se livra à un coup de force aboutissant à l’internement de l’intégralité du personnel militaire français qui ne s’était pas enfui dans les montagnes et à la séquestration tous les civils français.

L’armée japonaise assuma alors l’entière responsabilité administrative de la région, au côté de régimes locaux fantoches tels que le cabinet de Tran Trong Kim en Annam, nommé par le complaisant empereur Bao Dai. Sous l’administration de Vichy, le Japon avait utilisé économiquement l’Indochine comme source d’approvisionnement en produits industriels et alimentaires, du charbon au caoutchouc et à toute une gamme de cultures industrielles, en passant par le riz de la région du delta du Mékong, dont les récoltes étaient excédentaires. Bien que théoriquement placées sous contrôle de l’administration française, les réquisitions militaires japonaises perturbèrent profondément l’économie politique coloniale, détruisirent le système d’import-export et érodèrent de nombreux liens entre les communautés et les classes sociales, plantant les germes de désastres à venir. Malgré le maintien de services administratifs français – réparation des digues, surveillance des activités agricoles et collecte des impôts notamment –, la population rurale, de plus en plus à court de liquidités à la suite de l’effondrement des mécanismes du marché, se retrouva dans une situation de quasi autarcie économique au moment même où l’Indochine se voyait intégrée dans la Sphère de coprospérité de la Grande Asie orientale mise en place par le Japon5.

Vers la fin de la guerre, les bombardements américains, lancés depuis l’Inde et le Yunnan en Chine et depuis les Philippines, ainsi qu’à partir de porte-avions, endommagèrent gravement l’infrastructure vietnamienne, prenant pour cible le réseau ferroviaire du Transindochinois, reliant le nord et le sud du Vietnam. Les forces américaines minèrent également les ports tandis que les sous-marins entravaient le trafic maritime japonais et la navigation côtière locale. Presque tous les administrateurs français se trouvant derrière les barreaux, les services administratifs, centraux aussi bien que locaux, dirigés depuis Hanoï, Saigon ou Hue, se dégradèrent. Dans cette situation, les enquêtes statistiques rurales coutumières furent quelque peu négligées. Les autorités militaires japonaises, de surcroît, ne se souciaient guère des besoins de la population locale d’un bout à l’autre du Vietnam, sans parler du Laos traditionnellement déficitaire en riz, ni même du Cambodge, à la production excédentaire, dont les ressources en riz furent également exploitées sans vergogne. La priorité était de respecter les consignes impériales qui recommandaient de nourrir prioritairement la population japonaise, sur les fronts et à l’intérieur du pays.

Les mesures de l’administration coloniale pour éviter la famine

Depuis des temps immémoriaux, le littoral du Vietnam connaissait de fréquents épisodes de sécheresse, d’inondations et de typhons qui provoquaient misère et souffrances. Selon les chroniques de la dynastie Nguyen reprises par Ngo Vinh Long, des inondations destructrices survenaient en moyenne tous les trois ans, le plus souvent aux environs du septième ou du huitième mois, mais parfois également au quatrième et au cinquième. Les sécheresses prolongées étaient encore plus désastreuses pour les récoltes. S’y ajoutaient les ravages dus aux sauterelles et autres insectes6.

Dans le discours officiel français, protéger la population contre les risques de famine était un souci constant de l’administration coloniale. Celle-ci n’hésitait pas à utiliser les moyens de communication modernes alors en plein développement pour réapprovisionner les régions en difficulté. Elle n’ignorait pas la nécessité de diversifier les cultures, car les dangers de la monoculture en situation de crise et de pénurie alimentaire étaient bien connus. Elle surveillait attentivement l’évolution de la production agricole et des besoins de la population par le biais d’une procédure bureaucratique rigoureusement définie au niveau local, régional et fédéral (indochinois). Ce qui n’empêchait pas l’économie coloniale d’avoir pour principale visée l’exportation du riz, particulièrement en provenance de la région excédentaire du delta du Mékong, dans le sud du Vietnam.

Écrivant un demi-siècle avant cette terrible tragédie, le gouverneur général Jean Baptiste Paul Beau, en fonction entre octobre 1902 et février 1908, estimait qu’il n’existait pas de solution unique à la famine. On pense que les travaux d’irrigation pourraient résoudre ce problème, rappelait-il, mais dans l’ensemble, ni le Tonkin ni le nord du Vietnam n’avaient connu d’épisodes de sécheresse entre 1896 et 1906. Durant ces années, la région avait au contraire souffert d’un excès d’eau, provoqué par d’abondantes précipitations ou par des inondations. Les systèmes d’irrigation, selon lui, ne possédaient pas une valeur indiscutable et ne pouvaient être considérés que comme une solution partielle au problème de la famine. Chacun savait que plusieurs régions de l’Annam, le centre du Vietnam avec sa capitale Hue, devaient faire face à des densités de population excessives. Or il n’était pas possible à l’époque de porter secours à ces régions reculées et sujettes à la famine, que ce fût par terre ou par mer. À la date où Beau écrivait en revanche, seul le nord de l’Annam restait inaccessible au nouveau réseau de chemin de fer colonial. Et grâce à l’extension de la tête de ligne jusqu’à cette région, le gouvernement de Hue avait pu effectuer des livraisons de riz opportunes, secourant ainsi la population de Thanh-Hoa qui souffrait alors de la faim. De même, il était possible d’apporter rapidement de l’aide dans tous les lieux de l’Annam qu’atteignait le chemin de fer. Par rapport à ces nouveaux modes de transport, l’ancien système d’entrepôts de riz que le gouvernement impérial entretenait dans toutes les provinces apparaissait comme une solution moins pratique, ce qui n’empêchait pas certains de réclamer leur rétablissement. La forte densité démographique de certaines parties du Tonkin aggravait également les effets de la famine. Parallèlement à des expériences de transferts de population du Tonkin vers l’ouest de la Cochinchine – nom que les Français donnaient à leur colonie du sud –, l’administration incitait les paysans cultivateurs à renoncer à la monoculture du riz7.

Pendant toute la période coloniale, on construisit de nombreux réseaux d’irrigation dans le nord et le centre du Vietnam, en particulier, en enrôlant de la main-d’œuvre de force et en puisant dans les budgets locaux. Ces aménagements avaient un double objectif : le contrôle des inondations et le développement des cultures8

La famine n’en toucha pas moins les provinces centrales de Nghe An et de Ha Tinh en 1930-1931. Conjuguée à une chute des cours du riz et à un fardeau fiscal constant, elle provoqua des protestations massives des paysans, ainsi que des attentats d’inspiration communiste contre l’administration9

Il est vrai que les Français introduisirent toute une gamme de cultures de plantation ou d’exportation telles que le caoutchouc, le tabac, le café, etc. mais, comme nous le montrerons plus bas, les administrateurs de l’économie coloniale étaient conscients de la nécessité de conserver une certaine quantité de cultures vivrières pour parer à toute éventualité, conformément à la pratique ancestrale des paysans cultivateurs10

En général, la paix française en Indochine fut marquée par des mesures administratives de protection contre la famine et la faim, ce qui n’empêcha pas un grand nombre d’individus, surtout les montagnards et les habitants de régions plus marginales, d’avoir bien du mal à survivre dans l’économie naturelle.

La gestion de la crise alimentaire de 1937

Après avoir atteint le creux de la vague en 1931, une année de dépression, avec 960 000 tonnes seulement de riz, de paddy et de produits dérivés du riz exportées depuis le port de Saigon, la situation se redressa puisque les chiffres de 1934 s’élevèrent à 1 505 493 tonnes. Les principaux débouchés étaient, par ordre d’importance, la France métropolitaine, d’autres colonies françaises, Hong Kong et Shanghai en Chine. Une certaine quantité de riz partait également pour le Japon (60 000 tonnes en 1931-1932), qui restait cependant un marché nouveau et instable. La Cochinchine et le Cambodge réunis assuraient la majeure partie des exportations de riz en provenance d’Indochine ; le riz représentait 27 % du tonnage total exporté et jusqu’à 36 % de la valeur totale des exportations11.

En 1937, les exportations de riz indochinois avaient diminué à la suite d’une sécheresse généralisée due à un retard des pluies de moussons qui frappa une vaste étendue de territoire du sud du Tonkin au nord de l’Annam, touchant également le Laos du centre et du nord et même le nord-est du Siam. Cherchant à remédier à cette situation, l’administration coloniale, désormais sous les ordres du gouvernement socialiste de Front Populaire de Léon Blum, interdit toute exportation de riz du Laos (et même de la province excédentaire de Bassac, au sud) afin de réserver l’intégralité de la production à la consommation locale. L’Annam du nord souffrant d’une absence marquée de précipitations, surtout dans les provinces de Vinh et de Thanh-Hoa, 50 000 piastres furent affectées à la distribution de riz aux malheureux. Pour éviter les risques de spéculation sur les stocks de riz existants, l’administration ouvrit une ligne de crédit de 40 000 piastres auprès du Crédit Agricole Mutuel, un petit établissement de prêt, une mesure destinée à réguler les tarifs du riz. Répondant au ministre français des Colonies, le gouvernement indochinois affirma observer la situation avec une extrême attention12, une allégation confirmée par les faits.

Au début de 1937, un certain nombre de lieux de la province de Thanh-Hoa enregistrèrent de très mauvaises récoltes, qui entraînèrent un certain « malaise » (autrement dit, un grave mécontentement) de la population concernée. Se remémorant sans doute les événements de 1931-1932, les autorités ne restèrent pas impassibles. Elles lancèrent une série de programmes de travaux publics, et notamment de construction de routes, offrant aux paysans indigents un salaire leur permettant de couvrir leurs besoins. L’investissement n’était pas mince, puisqu’il se traduisit par 192 000 journées de travail rémunérées. Les autorités estimaient que la création de routes et de ponts ouvrirait de nouveaux débouchés, satisfaisant ainsi la demande de la population. Et surtout, le revenu complémentaire gagné par les ouvriers-paysans permettrait à ces derniers d’acheter la semence de riz, qui serait ainsi prêt à être repiqué dès la saison suivante. Un rapport officiel indiquait que grâce au généreux soutien du gouvernement, la misère avait été bannie et le rythme agricole rétabli dans les meilleures conditions possibles, tout en assurant une aide aux plus déshérités13.

Poussé par et par le gouverneur général, le résident supérieur français à Hanoï ne ménagea pas sa peine pour évaluer l’importance des réserves alimentaires du Tonkin, en menant une enquête à l’échelle provinciale. Ce haut fonctionnaire français en conclut que la soudure, c’est-à-dire la période de transition entre deux récoltes, n’atteignait pas un niveau critique dans cette région. Son enquête avait révélé que les réserves de riz, qui s’élevaient à 566 217 tonnes, étaient supérieures d’environ 56 000 tonnes aux besoins annuels de consommation (510 310 tonnes). S’y ajoutaient approximativement 22 500 tonnes de maïs, ainsi qu’un stock de produits secondaires de consommation courante – pommes de terre, soja, manioc et taro, notamment –, qui représentaient également une part non négligeable du régime alimentaire de la population indigène, mais dont la quantité était difficile à calculer avec précision en raison du caractère domestique ou à petite échelle de leur production14.

À partir d’octobre 1938, cependant, les cours du riz commencèrent à chuter. Entre les mois de septembre et de décembre, le prix du riz sur le marché de Saigon baissa de 30 %, tandis que le paddy perdait 40 % de sa valeur. Bien que cette chute des cours ait été moins accentuée sur le marché de Haiphong, ils déclinèrent également de 15 %. La raison invoquée pour justifier cette situation inquiétante était, paradoxalement, l’arrivée à Saigon-Cholon d’une nouvelle récolte abondante au moment même où la France et les principaux producteurs mondiaux de céréales bénéficiaient eux aussi d’une bonne récolte. S’y ajoutait une chute de la demande chinoise en raison de la guerre. Simultanément, l’indice du coût de la vie continua à augmenter pendant le quatrième trimestre de 1938, une hausse qui affecta aussi bien les Européens que la classe moyenne locale et créa des difficultés plus graves encore pour la classe ouvrière. Lié à une importante dévaluation de la piastre en septembre 1936, le coût moyen de la vie à Hanoï augmenta brusquement de 44 % durant cette période. Cette augmentation fut plus tragique pour la classe ouvrière, puisqu’elle atteignit 60 %15.

Mais le plus fort de la crise de 1937 étant passé, la production totale de riz en Indochine (exportations, réserves et riz destiné à la consommation locale inclus) s’éleva à 1 650 000 tonnes en 1939, avant de revenir à 1 500 000 tonnes en 1940. Cette dernière année fut également marquée par une perturbation des marchés traditionnels. Les guerres en Chine et en Europe entraînèrent ainsi la fermeture des débouchés chinois de Shanghai et de Hong Kong. Les transports maritimes entre la France et ses colonies à destination du Vietnam s’arrêtèrent purement et simplement. En 1940, les Japonais firent une incursion de grande ampleur sur ce marché, expédiant 500 000 tonnes de riz sur leurs propres navires vers le Japon lui-même ou vers des territoires placés sous son contrôle16. Le Japon tira également profit de l’annexion par la Thaïlande en mars 1941 de la riche province productrice de riz de Battabang au Cambodge, qui priva l’Indochine de quelque 500 000 tonnes de paddy entre 1941 et 1946, sans parler du riz consommé ou réquisitionné par les forces d’occupation japonaises à leur arrivée17. En outre, le 6 mai 1941, grâce à un accord commercial avec l’administration de Vichy, le Japon obtint par contrat la livraison de plus d’un million de tonnes de riz indochinois par an18. Ce chiffre ne ferait qu’augmenter au fil de la guerre, et le riz finit par être obtenu par la contrainte, notamment par le biais de livraisons forcées ou obligatoires échappant aux conditions du marché et à toute considération des besoins locaux.

Selon le premier gouverneur de Cochinchine du régime de Vichy, René Veber (1940-1942), qui écrivait depuis la France et signait du titre de gouverneur des colonies, un effort considérable avait été entrepris en 1940 pour créer des coopératives de producteurs de riz, qui se chargeaient notamment de l’achat collectif de semences sélectionnées appartenant toutes à la même variété afin d’assurer une certaine homogénéité de la production, tout en ajoutant de la valeur à celle-ci. Selon Veber, les producteurs paysans, les propriétaires et les marchands avaient tout à gagner à disposer d’un riz plus homogène, appartenant à des variétés plus appréciées. Tout en reconnaissant que ces mesures faisaient obstacle à l’initiative individuelle des paysans vietnamiens (autrement dit, se heurtaient à leur refus de coopérer), il estimait qu’avec un peu de tact, on devrait tout de même réussir à les convaincre19. Dans la mesure où le Japon s’était taillé la part du lion dans les exportations de riz indochinois, on peut évidemment se demander qui décidait du choix de la variété de riz, mais on peut penser que le marché japonais poussait déjà la France de Vichy vers la standardisation. D’un autre côté, nous ne pouvons pas non plus ignorer l’importance de stratégies de prévention contre le risque typiquement adoptées par les paysans producteurs, qui préféraient éviter l’inconnu et ne pas adopter des souches de riz dont ils n’avaient pas fait l’expérience et pouvaient être plus sensibles aux nuisibles et aux maladies, ce qui aurait compromis leur production.

Plus généralement cependant, on peut en toute justice conclure de la gestion de la crise de 1937 que les Français se conduisirent en administrateurs compétents pour assurer un approvisionnement alimentaire suffisant dans toute l’Indochine, appuyés par une collecte régulière de statistiques concernant le niveau des réserves provinciales. Les Français ne se contentèrent pas de constituer des réserves de riz et d’en tenir soigneusement le compte ; ils dressèrent également un tableau remarquablement détaillé des besoins alimentaires de ce vaste territoire. La politique coloniale du gouvernement de Front Populaire se caractérisa également par une aide alimentaire opportune en cas de besoin et par des programmes de travail rémunéré. Extrêmement vulnérables aux externalités et aux facteurs internationaux, les Français cherchèrent aussi vainement à microgérer la macroéconomie. Manifestement, ils voulaient à tout prix éviter une résurgence des événements menaçants de 1930-1932 et souhaitaient mettre de l’huile dans les rouages de l’économie d’exportation, dont le riz représentait une part importante. Cependant, malgré la paix, le coût de la vie montait en flèche et les revenus de la production de riz déclinaient. Quelques difficultés supplémentaires, naturelles ou d’origine humaine, suffiraient à perturber cet équilibre qui, au moins jusqu’à la période japonaise, avait protégé la population rurale et lui avait épargné les pires effets de la famine de masse. Mais la disparition des marchés traditionnels liée à des réquisitions agressives de riz par les Japonais au mépris des mécanismes de l’économie de marché internationale constituait déjà un signe de mauvais augure, tant pour les producteurs de riz que pour les propriétaires et les intermédiaires.

Les origines de la grande famine de 1944-1945

Selon Pham Cao DuongPham Cao Duong20, une interprétation classique impute la famine de 1945 aux mauvaises récoltes de 1943-1945 ; celles-ci avaient été aggravées par le manque d’entretien des digues dû aux bombardements américains sur le nord du pays, et par les précipitations catastrophiques d’août-septembre 1944 qui avaient provoqué des inondations et la perte de plants de riz. Une approche multicausale de la famine n’est pas sans mérites. Dans les quelques paragraphes qui suivent, je réexposerai certains des arguments dominants.

Pour Nguyen Khac Vien, une source d’information généralement solide appartenant au camp de Hanoï21, le fardeau le plus lourd qui accabla le peuple sous la domination japonaise fut la vente obligatoire de riz à l’État. Le Tonkin lui-même, où la pénurie alimentaire était tragique, fut obligé d’en livrer 130 305 tonnes en 1943 et 186 130 tonnes en 1944. Que la récolte fût bonne ou mauvaise, chaque région devait fournir un volume de riz proportionnel à la superficie cultivée, au prix dérisoire de 19 piastres le quintal, soit une infime fraction du prix du marché. Dans les années de vaches maigres, la population était ainsi contrainte d’acheter du riz sur le marché à 54 piastres le quintal pour arriver à remplir ses obligations. L’économie japonaise ayant besoin de sacs en toile de jute, la population vietnamienne fut contrainte d’arracher des plants de riz pour les remplacer par du jute. En 1944, quand les bombardements américains interrompirent les livraisons de charbon du nord à destination de Saigon, Français et Japonais utilisèrent du riz et du maïs pour alimenter les centrales électriques. Ils rivalisaient pour constituer des stocks de riz. Pendant ce temps, barrages et digues étaient négligés et la moindre calamité naturelle se traduisait par des pénuries alimentaires. La famine débuta en 1943 et s’aggrava à partir de 1944.

L’historien du Vietnam, David MarrMarr22, affirme que la menace de disette planait déjà plusieurs années avant d’atteindre son pic. Selon lui, cela faisait deux décennies que la production de paddy était en déclin à la suite de réductions progressives des surfaces cultivées et de l’échec de l’introduction de nouvelles méthodes de culture. En outre, un pourcentage de terres, encore faible il est vrai, avait été affecté à la production de cultures industrielles. Pendant ce temps, la population du nord s’était accrue de 36 %, augmentant la dépendance à l’égard des importations de riz de Cochinchine. La sécheresse et les attaques d’insectes réduisirent la récolte de 1944 de 19 % par rapport à l’année précédente, tandis que des typhons ravageaient la production d’automne. En octobre, les fermiers de l’ensemble du nord Vietnam durent se rendre à l’évidence : ils seraient incapables de remplir leurs obligations fiscales, de livrer les quantités requises au gouvernement et de nourrir leurs familles. Alors que les paysans recouraient aux habituelles manœuvres dilatoires et que les accapareurs et les spécialistes du marché noir prospéraient, les Français et les Japonais continuèrent à constituer des stocks de riz. Le général Tsuchihashi Yûitsu, commandant en chef de l’armée d’occupation en Indochine et gouverneur général par intérim après 1945, prévoyait d’amasser des stocks pour six mois (ou trois ans) dans l’attente d’une invasion alliée.

Sans citer de sources mais à grand renfort de statistiques, Pham Cao Duong23 explique que la baisse de production pendant ces années de crise n’a pas été dramatique et qu’il restait encore suffisamment de riz pour éviter la famine. Il attribue plutôt la pénurie à la transformation du riz en alcool pour obtenir un succédané de carburant, aux exportations illégales de riz par les négociants chinois et les marchands du littoral et à l’interruption par les Américains des voies de communication nord-sud, qui empêchait le nord de recevoir des importations de riz de Cochinchine (estimées à 100 000 tonnes par an). Par ailleurs, le gouverneur général du régime de Vichy, Jean Decoux, ordonna la constitution de réserves de riz (500 000 barils), une mesure indispensable en pareilles circonstances, alors que les Japonais procédaient à des réquisitions de riz. Mais ce fut, à en croire Duong, le facteur humain, à savoir l’intensification de la spéculation, de l’inflation et de la pénurie, qui poussa le prix du riz à la hausse. « Plus le prix du riz montait, plus il devenait rare du fait de la constitution de stocks. » En 1944, les mécanismes traditionnels de réciprocité liant les grands propriétaires fonciers aux paysans qui cultivaient leurs terres s’effondrèrent. Comme l’affirme Duong, en 1944, tous les grands propriétaires furent obligés de livrer l’essentiel de leurs réserves à l’administration française, alors que des marchands vietnamiens et chinois monopolisaient l’intégralité du paddy disponible sur le marché.

Selon Ngo Vinh Long, « à partir de la fin de l’année 1942, essentiellement en raison des exigences japonaises, l’administration coloniale française imposa à la population la vente forcée de quotas de riz prédéfinis en fonction de la superficie de terre cultivée. » En 1943, ces quotas représentaient les trois quarts des revenus d’un grand nombre de paysans ; ils dépassaient même parfois le volume de leur récolte, ce qui les obligeait à acheter du riz sur le marché pour le revendre à l’administration. Alors que le prix du riz réquisitionné était très bas, celui du marché noir s’envolait. Long affirme que des jonques auraient pu assurer la navigation littorale, mais que les Français décourageaient ce mode de transport ou le taxaient lourdement, lui reprochant d’exercer un effet dissuasif sur les opérateurs. Comme Pham Cao Duong, il affirme que l’utilisation du riz pour fabriquer de l’alcool destiné à alimenter les moteurs fut « l’une des grandes causes des décès dus à la faim. » Une autre fut le stockage de riz par les Français et son exportation vers le Japon (à laquelle il faut ajouter l’exportation de 300 000 tonnes de maïs entre 1942 et le début de 1945), ainsi que les exigences japonaises obligeant les paysans à planter des cultures industrielles24.

Pour Brocheux et Hémery25, qui ont étudié attentivement le paysage social et politique du Vietnam, les origines de la crise étaient essentiellement démographiques (ils affirment qu’en revanche, sa mauvaise gestion a été le fait des Japonais). Les programmes de santé publique et les campagnes de vaccinations avaient endigué la mortalité due aux terribles épidémies de choléra, et après 1927, on n’enregistra plus de ruptures catastrophiques de digues au Tonkin, en tout cas jusqu’à la dramatique inondation d’août 1945, qui submergea 230 000 hectares et fut la plus grave du siècle. Mais au cours d’un siècle de présence française, la population vietnamienne avait été multipliée par six, et les surfaces cultivées par deux. L’équilibre entre population et production céréalière devint donc extrêmement précaire et les paysans furent périodiquement victimes de crises agro-écologiques. Dès avant 1930, la misère rurale toucha largement les régions où le rapport entre population et production céréalière était le plus tendu, à savoir le Fleuve Rouge, les provinces de Nghe An, Ha Tinh et Quang Ngai. En 1937, sur deux à trois millions de journaliers agricoles, plus d’un million était au chômage dans le delta du Fleuve Rouge. On assista également à une parcellisation extrême de la propriété foncière parallèlement à l’essor d’une classe de grands propriétaires de style chinois. Dans l’ensemble, affirment ces auteurs, la situation était voisine du « phénomène d’involution socio-économique » décrit par Cliffort Geertz dans son étude des régions rurales de Java à la fin de l’époque coloniale et dans l’immédiat après-guerre.

Échec

Que s’était-il passé ? Abstraction faite des bombardements américains et des activités de résistance dans les montagnes de la part des guérilléros de la France Libre et du Viet Minh, la région du delta du Fleuve Rouge et le nord de l’Annam ne furent pas des zones de conflit majeures. David Marr26 affirme que la seule manière d’éviter la famine de masse aurait été d’organiser la livraison de 60 000 tonnes d’aide alimentaire depuis la Cochinchine avant octobre 1944. Citant une source française, il démontre qu’en raison des opérations sous-marines, des patrouilles aériennes et des exercices de minage des ports entrepris par les États-Unis, la quantité de riz expédiée depuis le sud en direction du nord déclina de 126 670 tonnes en 1942 à 29 700 en 1943 puis à 6 830 en 1944. Les risques inhérents au transport par jonques et la nécessité de recourir au portage sur les sections où les voies ferrées étaient interrompues créaient un redoutable défi. Ce n’était un problème ni de connaissances ni de capacité, poursuit-il. Le problème était que ni les Français ni les Japonais n’avaient la volonté indispensable à la réalisation de cet objectif. La logistique militaire, voilà ce qui préoccupait ces deux puissances. À la suite de leur coup de force du 9 mars 1945, les Japonais ignorèrent les signes de famine imminente pendant au moins quinze jours. Au moment du Tet (mars) 1945, des milliers de Vietnamiens mouraient déjà, surtout à la campagne. Les Japonais distribuèrent à la population rurale une partie des céréales contenues dans les entrepôts français dont ils s’étaient emparés, en partie dans l’objectif de discréditer les Français. À la suite de bien des récriminations et des protestations accusant les autorités de malversations, les secours commencèrent à se mettre en place. À la fin du mois de juin, des jonques venant de Cochinchine et transportant du riz à destination du Tonkin arrivèrent enfin, mais à cette date, le plus gros de la crise était passé.

Ayant affirmé le double rôle des Français et des Japonais dans la constitution de stocks de riz, Marr ne cherche pas à élucider les motifs respectifs des uns et des autres. Contrairement aux Japonais qui se préparaient à de futurs combats et tenaient à assurer l’approvisionnement de leurs forces armées, les Français ne constituèrent certainement pas ces stocks pour des raisons principalement militaires. Les Japonais, qui avaient désormais toutes les cartes en mains, n’auraient pas autorisé l’armée française à le faire. On pourrait également avancer que la constitution de stocks par les Français, au moment du moins où ils étaient aux commandes, apportait une réponse administrative à une crise imminente et représentait, en fait, le retour à une pratique traditionnelle. (Comme nous l’avons relevé, dans les premières décennies du XXe siècle, les Français avaient renoncé à la pratique des autorités vietnamiennes impériales consistant à installer des dépôts de riz dans toutes les provinces, ce qui donne à penser que le rétablissement de cette pratique par la France de Vichy répondait à une certaine logique.) Nous avons également précisé que l’organisation agricole française surveillait avec une grande compétence l’évolution des déficits et des excédents sur l’ensemble du territoire indochinois grâce à des enquêtes statistiques régulières et minutieuses, au contrôle des digues et au développement de systèmes de communication rapides. Nous n’avons pas la place ici de nous livrer à une analyse détaillée, mais les réalisations de l’administration coloniale française dans ce domaine ne furent pas inférieures à celles, par exemple, des Britanniques en Malaisie occidentale ou, de fait, des Japonais à Taïwan.

En réalité, les motifs et les agissements des Français et des Japonais étaient en total désaccord. À en croire un rapport de renseignement de la France libre datant de septembre 1944 (dû à un informateur américain anonyme), outre un accord économique portant sur 1 200 000 tonnes de riz, les Japonais exigèrent 400 000 tonnes supplémentaires destinées à leur approvisionnement militaire. Indéniablement sensible aux pressions intolérables que cela imposerait aux producteurs vietnamiens, l’administration de Vichy placée sous la direction de l’amiral Decoux regimba. Les Japonais réagirent par un ultimatum. Dans une exceptionnelle manifestation d’indépendance, l’administration de Vichy répondit sarcastiquement que si les Japonais voulaient du riz, ils n’avaient qu’à venir le prendre et à en assumer l’entière responsabilité27.

Tous les éléments de l’argumentation de Pham Cao Duong sont puissants et convaincants ; en effet, le paradoxe de la disponibilité des denrées alimentaires mais de l’impossibilité de se les procurer à un prix abordable reste aujourd’hui encore un problème majeur des organisations d’aide internationale en présence de situations analogues. (C’est ainsi qu’une surproduction céréalière a pu se transformer en famine en Ethiopie en 2003). Duong hésite néanmoins à attribuer la cause première de la famine à la politique japonaise, qui ébranla les mécanismes du marché que les Français avaient superposés aux pratiques traditionnelles, tout en rendant celles-ci plus efficaces grâce à un inventaire, à une constitution de stocks à l’échelle de l’ensemble de l’Indochine et aux transports modernes. C’était évidemment l’armée japonaise qui avait détourné les excédents de riz dans le dos de Decoux, et c’étaient des ordres japonais qui avaient obligé les fermiers vietnamiens à planter des cultures industrielles et à transformer le paddy en biocarburant. En règle générale, Decoux était obligé de se plier aux exigences japonaises en matière de réquisitions de riz, quelles qu’en fussent les conséquences, bien que les Japonais aient supposé, à juste titre, que vers la fin, les Français de Vichy n’hésitaient plus à enfreindre leurs directives.

Un exposé complet devrait également analyser les étapes précises de l’évolution de la famine au nord du Vietnam, depuis les premières mauvaises récoltes de 1943-1944 et le passage abrupt de l’administration de la France de Vichy au gouvernement militaire japonais en mars 1945, jusqu’à la période de dégradation de la situation sociale (août-octobre 1945) et au transfert complexe de l’autorité au Viet Minh, pour finir par la responsabilité administrative française partielle (mars-novembre 1946) coïncidant avec le retour de forces françaises dans la région du delta du Fleuve Rouge à la suite de la défaite japonaise. Il est tout aussi important d’établir qui détenait les clés des entrepôts de riz. Si, comme l’affirment Brocheux et Hémery28, les Japonais ne possédaient pas après 1943 les navires indispensables pour expédier du riz vers le nord en raison des pertes provoquées par les raids aériens et les attaques de sous-marins américains, on peut supposer que les réserves de riz s’accumulèrent plus qu’elles ne déclinèrent au sud. Malgré tout, le Japon continuait à exporter des denrées alimentaires depuis l’Indochine, par voie de terre en passant par le Cambodge, ou par voie maritime, malgré la menace des sous-marins américains.

Bombardements américains

Bien que le bombardement de cibles stratégiques japonaises au nord du Vietnam ait commencé en 1942, impliquant d’abord l’American Volunteer Group (AVG), plus connu sous le nom de « Tigres volants », le tempo s’accéléra avec l’intervention de la China Air Task Force (CATF, Force d’intervention aérienne de la Chine) basée dans le Yunnan, puis de la Fourteenth Air Force, avec notamment le bombardement de la région de Hanoï-Haiphong en avril 1944. Des attaques complémentaires furent menées par les B-20 du XX Bomb Group, qui décollaient d’Inde, et par les Liberators, Mitchells et Lightnings appartenant aux Fifth et Thirteenth Air Forces et opérant depuis des bases situées dans les Philippines. À partir de décembre 1944, les Catalinas, les B-24 et les Privateers de la Septième Flotte de l’U.S. Navy ainsi que des porte-avions de la Troisième Flotte de l’amiral William Halsey menèrent des attaques contre des cibles japonaises dans le sud du Vietnam29.

À partir d’avril 1944, les B-29 américains basés en Inde prirent pour cibles le chantier naval et l’arsenal de Saigon. Cap Saint-Jacques (Vung Tau) fut également visé par des bombardements qui coulèrent entre cinq et sept navires japonais au cours d’un raid mené le 15 avril 1944, au moment où les sous-marins américains commencèrent à s’en prendre aux navires japonais et français (livrés par Decoux aux Japonais malgré la résistance des équipages français). C’est ainsi que le 29 avril 1944, deux bâtiments français qui se dirigeaient vers le nord furent coulés par des sous-marins au large de la côte vietnamienne ; il s’agissait pour l’un d’un destroyer, perdu avec tout son équipage, pour l’autre d’un navire marchand qui, selon les renseignements alliés, transportait « vers le Tonkin et l’Annam du riz dont on avait le plus grand besoin. » Il s’agit là d’une révélation – ou d’un aveu – de taille, car les Alliés ne pouvaient ignorer, au-delà de la simple destruction de navires, les conséquences humaines de leurs opérations. Le 12 janvier 1945, des T-38 américains attaquèrent quatre importants convois ennemis au large du littoral vietnamien, coulant vingt-cinq bâtiments et en endommageant gravement treize. Au nombre des pertes figurait le croiseur léger français Lamotte-Piquet. De nombreux navires furent coulés le long du littoral, tandis que les arrivées au port de Saigon-Vung Tau amorçaient une tendance à la baisse. Les Français annoncèrent leurs pertes, tandis que les Japonais restaient silencieux30.

Tout cela conduit à s’interroger sur la nature des navires qui entraient dans les ports indochinois, sur leurs objectifs et leur destination. Saigon et son port maritime de Saint-Jacques/Vung Tau étaient les plus importants pour la navigation japonaise entre Taïwan et Singapour, avec des mouvements de navires allant en moyenne de cinq (Saigon) à treize (cap Saint-Jacques) visites par jour en 1943-1944. Cap Saint-Jacques constituant le point de rassemblement des convois japonais naviguant entre les mers du Sud et le Japon, au cours de la même période approximative, on put dénombrer jusqu’à trente-trois navires par jour ancrés au large du cap. Les services de renseignement alliés offrent des rapports hebdomadaires remarquablement détaillés des mouvements de navires à l’entrée et à la sortie de ces ports. En avril-juin 1944, ils évoquent l’arrivée d’un grand nombre de bâtiments de transport de troupes dans la rivière de Saigon, bâtiments qui furent immédiatement rechargés avec du riz transporté par des péniches depuis les rizières du delta du Mékong. Récapitulant l’activité maritime au départ de Saigon au cours d’une unique journée du début août 1944, les services secrets alliés purent affirmer que les Japonais expédiaient des quantités considérables de riz depuis Saigon vers leurs territoires occupés – Java, Singapour, Hong Kong, Shanghai – et à destination du Japon lui-même. En août 1944, le gouverneur de Macao, Gabriel Teixeira, obtint l’accord des Japonais pour envoyer un navire (le SS Portugal) au nord Vietnam où il devait charger du charbon et des haricots qui seraient expédiés à Macao à un moment où les Japonais avaient si efficacement étranglé ce territoire contrôlé par le Portugal qu’une partie de la population en avait été réduite au cannibalisme31. Parallèlement à une activité navale intense des Japonais dans et autour du port de Saigon, l’image que donnent l’année 1944 et le début de 1945 est celle d’une mainmise quasi intégrale sur le riz cultivé en Cochinchine et au Cambodge, deux régions de production excédentaire, et son exportation sous contrôle militaire japonais vers presque toutes les régions de l’empire japonais32.

Néanmoins, à la suite des pertes occasionnées par les interventions américaines contre la navigation japonaise, le manque de navires aggrava encore le problème du commerce littoral. Le 19 juillet 1944, une source de renseignement allié quelque peu douteuse affirmait qu’à Saigon, « 300 000 tonnes de riz attendent d’être expédiées, dont une partie pourrit sur les quais. Même si ce volume représente l’intégralité du riz aux mains des Japonais à Saigon, y compris les quantités affectées à la consommation japonaise locale et à la fabrication d’alcool », poursuivait ce rapport, « l’accumulation au cours des six premiers mois de 1944 se monte à plus du quart du tonnage total qui aurait dû être expédié cette année33. » Si des excédents de riz pourrissaient dans le port, pourquoi, sommes-nous en droit de nous demander, n’en transportait-on pas au moins une partie vers le nord afin de couvrir le déficit de riz alors manifeste dans le nord de l’Annam et le delta inférieur du Tonkin ?

Une autre mesure prise pour remédier à la pénurie de navires fut une tentative concertée des autorités japonaises de Saigon pour faire construire 200 bâtiments de bois d’une capacité de 500 tonnes, une entreprise qui exigea la participation de plus de mille artisans chinois et vietnamiens locaux. Mitsubishi installa même sur place une usine de moteurs tandis que d’autres moteurs arrivaient par cargo depuis Hong Kong. Cependant, au lieu d’être utilisés pour le commerce littoral, les quatre premiers de ces navires furent envoyés à Singapour, chargés de 900 tonnes de riz. L’un d’eux sombra tandis que deux autres rentrèrent au port avec d’importantes voies d’eau. D’autres bateaux à moteur en bois prirent la direction de la Thaïlande et de l’isthme de Kra. Le 2 septembre 1944, les Japonais donnèrent ordre à quatre vapeurs appartenant à des Chinois d’assurer le transport de personnel et d’équipement militaires entre Phnom Penh et Saigon. Bien que nous manquions de données comparables pour le port de Haiphong, on ne peut ignorer que la quasi intégralité de cette activité maritime était destinée à répondre aux besoins stratégiques japonais, alors que la navigation littorale, qui aurait dû relier le sud, le centre et le nord du Vietnam, toujours assurée théoriquement par les Français, était négligée avec, comme on allait le découvrir, des conséquences fatales34.

Toutefois, le principal moyen de transport du riz à l’intérieur du pays était le réseau ferroviaire. Le transport ferroviaire était le moyen de communication le plus sûr entre le nord et le sud, en particulier pendant la saison des typhons (juillet-octobre), où toute activité maritime était périlleuse. Le Transindochinois Saigon-Hanoï possédait une seule voie, à écartement d’un mètre, avec une double voie dans toutes les gares. La déclivité maximale était de 1 :100. En temps normal – ou avant que les bombardements ne commencent à perturber les horaires –, un trajet de Saigon à Hanoï durait 42 heures, soit une moyenne de 42 km à l’heure, avec une vitesse légèrement inférieure sur le tronçon récemment inauguré entre Nha Trang et Quang Ngai. La capacité de la ligne était de six trains dans les deux sens par 24 heures. Selon un rapport des services de renseignement alliés de 1944, des exprès reliaient quotidiennement les deux centres35.

Avec un système de transport aussi efficace, aucun obstacle technique n’aurait évidemment dû s’opposer à la circulation de produits alimentaires des zones excédentaires en direction des zones déficitaires. Mais il faut également prendre en considération d’autres décisions d’affectation des lignes. Selon un rapport des services secrets chinois non confirmé datant de la fin de 1944, l’intégralité du trafic civil sur la ligne fut ainsi interrompu pendant toute la journée du 7 septembre 1944 pour permettre le déplacement vers le nord de 50 000 soldats japonais de Saigon vers Hanoï36. Quelle que soit la véracité de ce rapport, il coïncide avec d’autres comptes rendus affirmant que l’armée japonaise subordonnait l’utilisation des lignes aux impératifs militaires, aussi bien avant qu’après le coup de force du 9 mars 1945. Les Alliés agirent indéniablement, eux aussi, à partir de telles considérations en prenant pour cible la ligne du Transindochinois.

On relève également quelques contradictions dans les rapports du renseignement allié. Une note de septembre 1944 indique ainsi que les bombardements et les mitraillages américains avaient détruit ou endommagé plusieurs ponts sur la ligne Saigon-Hanoï, entraînant de graves perturbations des transports. Cette information est confirmée par un rapport du 10 octobre évoquant le « mauvais état » de la ligne qui ne permettait pas la circulation de plus de 4 000 tonnes de cargaison par mois, car il était à peu près impossible d’entreprendre des réparations. Or nous savons que plusieurs tronçons de la ligne n’avaient pas subi de dommages irréparables (Saigon-Danang-Ninh Binh) ; par ailleurs, les réparations et le portage permettaient également de limiter le problème. Selon une estimation des services de renseignement de janvier 1945, les Japonais avaient exigé des Français (toujours théoriquement responsables de la ligne) que six paires de trains par semaine circulent entre Saigon et Tourane (Danang), un train par jour assurant la liaison dans les deux sens entre Vietri (au nord-ouest de Hanoï) et Laokay (terminus vietnamien de la ligne Haiphong-Kunming)37. Cette estimation suggère que le système de transport ferroviaire n’était pas interrompu à cette date ; rien ne s’opposait donc à ce que l’on transporte du riz si on l’avait voulu.

Le 29 novembre 1944 cependant, la circulation sur le pont de chemin de fer de Ninh Binh (dans le delta inférieur du Fleuve Rouge, au sud-ouest) avait été coupée par un bombardement aérien et deux wagons avaient été détruits. Le 30 novembre, les voies avaient également été endommagées à Phu Ly (à mi-parcours entre Ninh Binh et Hanoï dans la partie centrale du delta inférieur). Si ces deux tronçons de la ligne n’avaient pas été promptement réparés, la circulation dans le delta du Fleuve Rouge, au sud, aurait évidemment été radicalement interrompue dans les deux sens. La situation dépendait aussi en grande partie des transports non ferroviaires entre Phu Ly et les marchés locaux, ainsi que de l’administration et de la distribution de riz à l’intérieur des zones déficitaires. En résumé, nous pouvons affirmer qu’au moment où les premiers signes de famine se manifestèrent, les trains atteignaient toujours Ninh Binh depuis Danang, via Hue, Vinh, Dong Hoi et Thanh-Hoa, sans interruption notable38.

À la mi-avril 1945, précisément au point culminant de la famine, des commandos australiens débarqués par un sous-marin américain dans la baie de Danang sabotèrent un train ou, au minimum, une locomotive (l’un des deux trains qui se dirigeaient vers le nord). Ils avaient pour mission de s’attaquer aux convois qui rejoignaient le nord du pays. Selon les observations, les deux premiers wagons de ce train transportaient des passagers, les autres voitures couvertes étant, supposait-on, réservées aux troupes. Alors que les commandos australiens pensaient n’avoir bloqué la ligne que pendant 24 heures, l’image qu’ils offrent de Danang (avec des lumières éclatantes) et d’une activité ferroviaire animée était proche de la normale. Ils remarquèrent également que la voie était remarquablement bien entretenue. Les observations faites depuis le périscope du sous-marin révélaient une forte activité de pêche nocturne au large, bien organisée, avec de multiples bateaux à voiles tout le long de la côte entre Saigon et la baie de Danang (200 à 300 bateaux de pêche, tous numérotés comme s’ils participaient à un exercice collectif de pêche). Cela suggère un certain degré d’autosuffisance alimentaire le long du littoral du Vietnam, mais celle-ci devait également dépendre des réseaux de distribution, des marchés et de nombreux autres facteurs39.

Les bombardements américains de la ligne ferroviaire ne furent peut-être pas le principal obstacle aux livraisons de riz du sud à destination du nord, d’autant plus que tout donne à penser que les communications nord-sud n’étaient pas entièrement coupées à l’approche du pic de famine en mars-avril. Il n’en demeure pas moins que, s’ajoutant aux attaques contre la navigation côtière, ils entravèrent les efforts des autorités japonaises et françaises pour remédier aux problèmes de transport et d’alimentation. Comme l’explique Mickelson dans une remarquable étude sur les bombardements alliés contre le Vietnam pendant la guerre du Pacifique, les Américains n’avaient pas la maîtrise du ciel au-dessus du Vietnam. Défiant les batteries antiaériennes de Vichy et les chasseurs japonais, les Américains perdirent 414 hommes au cours de ces missions, sans compter un grand nombre de pilotes abattus. C’est ainsi qu’à la fin de l’année 1943, trois Liberators B-24 furent descendus lors d’un unique raid au-dessus de Haiphong par 35 chasseurs japonais ou plus. Pendant un moment, affirme également Mickelson, les Américains furent détournés de leur mission première par des actes de « vengeance » menés contre les Français de Vichy qui avaient trahi les aviateurs américains abattus. À l’inverse, la volte-face de l’amiral Decoux fut l’une des principales raisons de la décision japonaise d’organiser le coup de force de mars 1945 et d’exercer désormais un gouvernement militaire direct40.

Une vision à contre-courant

S’opposant à l’idée exposée dans un certain nombre de textes vietnamiens ou autres voulant que les Français et les Japonais, et peut-être même les Américains, aient tous été plus ou moins également responsables de la tragédie, une vision à contre-courant impute aux Japonais un degré de responsabilité majeur. Bui Ming Dung41 affirme – et je suis d’accord avec lui – que les Japonais ne se contentèrent pas de réquisitionner du riz pour leur consommation locale ou pour l’exporter vers le Japon mais en firent également profiter d’autres régions de leur empire, même au plus fort de la disette. L’analyse de Dung repose sur la réfutation de certaines des explications les plus tenaces de la famine. Il commence par rejeter l’idée que le Tonkin (contrairement à l’Annam) aurait souffert d’une crise de subsistance (la production de riz du Tonkin dépassait en réalité celle de l’Annam, alors que l’accroissement démographique de l’Annam dépassait celui du Tonkin). Deuxièmement, il repousse les arguments de certains interlocuteurs japonais (le général Tsuchihashi Yûitsu inclus qui attribuent un rôle décisif aux intempéries ou aux typhons : en réalité, les grandes inondations se produisirent en août, après et non avant la famine. Troisièmement, l’inflation, selon lui, frappa plus durement les citadins que les ruraux. Quatrièmement, dans la mesure où les Français avaient pu agir sous la contrainte japonaise, ils cessèrent évidemment de le faire dès le 9 mars lorsque les Japonais exercèrent directement le pouvoir. Dung n’estime pas non plus que les Français furent complices de l’apparition de la famine. Dans la mesure où ils appliquèrent des changements de politique, ils le firent en réponse aux exigences japonaises, et non indigènes. Cinquièmement, malgré les bombardements américains, le système de transports ne s’effondra pas entièrement. Il fut simplement réorienté au profit d’une utilisation militaire japonaise (le transport du riz occupant moins de volume que d’autres marchandises). Sixièmement, les Japonais n’imposèrent pas seulement dans le nord du Vietnam la culture du jute, mais aussi celle du coton, de plantes oléagineuses et d’autres cultures industrielles aux dépens du maïs, du riz et d’autres cultures vivrières. Le maïs commença également à supplanter le riz dans les exportations en direction du Japon et des Philippines en 1945, bien que l’on ait aussi exporté du riz vers d’autres destinations cette année-là. Septièmement, les Japonais constituèrent des stocks de riz au Laos jusqu’à leur capitulation. Enfin, une considération qui recouvre toutes les autres, l’exportation de riz indochinois à destination du Japon et de l’empire semble avoir été un élément permanent de la politique japonaise.

Attribution des responsabilités

Au lendemain de la tragédie, affirme Marr42, les survivants de la famine l’imputèrent prioritairement aux Français, toujours au pouvoir jusqu’en mars 1945, et eurent moins tendance à la reprocher aux Japonais. Selon Marr, personne ne critiqua les forces alliées qui avaient détruit l’infrastructure, ni le Viet Minh qui soutenait les opérations alliées. De même, comme le révèle la déclaration d’indépendance de la RDV du 2 septembre 1945, les Français et les Japonais furent pris à partie les uns et les autres. À partir de 1940, affirme ce texte, « notre peuple, sous le double joug japonais et français, a été saigné littéralement. Le résultat a été terrifiant. Dans les derniers mois de l’année passée et le début de cette année, du Quang Tri au Nord Vietnam, plus de deux millions de nos compatriotes sont morts de faim43. »

Si les responsabilités dans l’apparition de la famine restent controversées, il ne fait pas de doute le Viet Minh sut exploiter cette tragédie avec une grande efficacité à des fins de propagande. Dans un mémorandum non daté consacré à une allégation du Viet Minh prétendant que la famine de 1944-1945 était à imputer aux Français, les services de renseignement français rétorquaient qu’au contraire, la récolte du dixième mois de 1944 ayant été insuffisante, l’administration française avait constitué des réserves dans toutes les provinces. Mais les Japonais avaient distribué l’essentiel de ces stocks. Par ailleurs, ils avaient réduit la production de riz ainsi que les surfaces cultivées au profit de cultures industrielles, au service de leurs seuls besoins. Au moment de la défaite, selon le renseignement français, les Japonais avaient mis la main sur des stocks de riz qu’ils avaient jetés dans le Mékong à Thakhek et à Paksane, au sud du Laos. Cet acte de vandalisme condamnait des milliers d’Indochinois à mourir de faim. La récolte du dixième mois de 1945 avait révélé une autre attitude funeste à la suite d’inondations qui avaient ravagé les rizières du delta du Fleuve rouge et provoqué de nombreux décès. Alors que l’administration française d’après-guerre en poste dans le centre et le sud du Vietnam prenait des mesures de protection, le gouvernement provisoire, c’est-à-dire les autorités de Hanoï, en provoquant ou en encourageant le « désordre et le pillage », avait entravé l’assistance du gouvernement français dans ces régions. C’était donc lui, affirmaient les Français, qui devait être tenu pour responsable de l’apparition de la famine ainsi que de son aggravation et de la persistance des troubles44.

Après la révolution

La révolution du Viet Minh en août 1945 dans la partie nord du Vietnam, qui entraîna la proclamation de la RDV le mois suivant, ne fut pas franchement propice à la sécurité alimentaire, et nous ne pouvons que nous demander comment le Viet Minh fit face à la situation. King C. Chen45 confirme que l’on n’était pas loin du désastre. Selon les estimations du Viet Minh, la récolte de l’automne 1945 fut médiocre, à peine suffisante pour nourrir huit millions d’habitants pendant trois mois. Pour éviter une disette d’ampleur nationale, le gouvernement du Viet Minh lança une campagne générale de lutte contre la famine. L’arrivée de 152 000 membres de l’armée chinoise nationaliste dans le nord de l’Indochine pour recevoir la capitulation japonaise accrut encore les difficultés d’approvisionnement. Le problème ne s’atténua que progressivement grâce l’arrivée de vivres en provenance de Saigon bien que, selon Chen, les Français aient également cherché à retarder les expéditions vers le nord. Gabriel Kolko46 a relevé que la famine avait joué un rôle politique en préparant le terrain à la révolution qui a suivi. Il note que les communistes ouvrirent tout grand les dépôts de riz pour éviter la famine. Nguyen Khac Vien47 affirme que le Viet Minh prit l’initiative d’en appeler aux paysans pour qu’ils refusent d’obéir aux ordres de planter du jute et dirigea l’opposition à la vente forcée de riz, qu’il présente comme une oppression franco-japonaise conjointe. Ce point de vue n’est pas contredit par le chef de la délégation américaine de l’OSS à Hanoï, Archimedes Patti, qui affirme que les confiscations de stocks de paddy opérées par le Viet Minh eurent pour effets imprévus d’atténuer la famine en faisant baisser le prix du riz, de désigner les Japonais et les Français comme l’ennemi commun, d’encourager la population à organiser son autodéfense, de souligner l’importance d’une résistance organisée et d’apporter de nouvelles recrues au Viet Minh48. En même temps, rappellent Brocheux et Hémery, la famine du nord se prêtait idéalement aux dénonciations des déficiences du régime colonial et même d’une présumée collusion franco-japonaise, visant à la liquidation physique de la population vietnamienne. Le Viet Minh ne se contenta pas d’utiliser la famine comme arme de propagande, il mobilisa également la population pour s’emparer des stocks constitués par les Français et qui étaient tombés entre les mains des Japonais après mars 194549.

Mémoire

Au moins jusqu’en 1975, la RDV n’exerça pas le monopole sur la mémoire vietnamienne officielle de la famine. En fait, la question des réparations de guerre japonaises fut un objet de conflit entre le nord et le sud. Après la guerre, le président de la République du Vietnam, Ngo Dinh Diem (octobre 1955 – novembre 1963), proposa encore une autre version de la famine dans ses discussions avec l’ambassadeur japonais en poste à Saigon, Konogaya Yutaka. Konogaya fit savoir à des diplomates australiens le 15 février 1957 que dans ses revendications de réparations de guerre, Diem faisait valoir que vers la fin du conflit, l’armée japonaise avait réquisitionné d’immenses quantités de riz du nord et du sud du pays, apparemment dans l’intention de constituer dans les montagnes d’importants stocks qui lui permettrait de poursuivre les combats. Cette réquisition avait été à l’origine de la famine catastrophique qui avait frappé le nord, provoquant la mort de plus d’un million de Vietnamiens. D’un ton dédaigneux, Konogaya avait ajouté qu’hormis le chiffre d’un million de morts, les Vietnamiens n’avaient fourni aucune statistique pour étayer leurs prétentions à des réparations outrancières ; au demeurant, concluait-il, « il n’existe pas de statistiques ». Abstraction faite de la question des réparations (finalement versées à la République du Sud Vietnam au terme d’interminables négociations et d’âpres récriminations), Diem exprimait une conception populaire, en tout cas dans les cercles de l’élite sud-vietnamienne, sur les causes de la famine50.

Comme le relève Bui Ming Dung51, les Japonais n’ont pas beaucoup évoqué le souvenir de la tragédie du Vietnam et ne lui ont guère consacré de réflexions. Ils ont plutôt tendance à affirmer que la « famine vietnamienne était la conséquence d’une “situation de guerre” confuse. » Indéniablement, le lobby économique pro-Saigon, impatient de reprendre les choses là où il les avait laissées en 1945 et dont le combattif ambassadeur Konogaya semblait être le représentant, a contribué à renforcer ce point de vue. Ce groupe avait à sa tête la Société des amitiés nippo-vietnamiennes, créée lors d’une réunion à Nihonbashi en 1955. Cinquante-cinq ans plus tard, celle-ci est opportunément devenue pro-Hanoï. Cette réunion eut lieu en présence de Tsukamoto Takeshi, ancien consul général du Japon à Hanoï, et de Shigemitsu Mamoru (1887-1957), ministre japonais des Affaires étrangères à la fin de la guerre et qui retrouva ce portefeuille de 1954 à 1956, après avoir purgé une peine de prison à Sugamo pour crimes de guerre.

Conclusions

Bien que Hanoï, emboîtant ainsi le pas à un certain nombre de chercheurs indépendants, conserve une certaine ambivalence en partageant les torts entre Français et Japonais, il convient de noter que les motifs pour lesquels les Français et les Japonais constituèrent des stocks de riz différaient du tout au tout. Rappelons aussi que même si le Tonkin était devenu de plus en plus dépendant des importations de riz en provenance de Cochinchine au cours des deux décennies précédentes, on ne peut guère reprocher à la France l’essor démographique du nord. L’attribution des responsabilités dans la famine est rendue encore plus complexe par les bombardements américains de l’Indochine, qui n’établissaient souvent aucune distinction entre cibles civiles et militaires. Les Français avaient même expressément mis en garde les Américains contre les conséquences de la destruction des digues dans le nord du pays52. S’y ajoute l’interprétation difficile de la destruction délibérée des stocks de riz à la fin de la guerre par l’armée japonaise.

Il n’en apparaît pas moins avec évidence que les importantes et incessantes réquisitions exigées par les Japonais et mises en œuvre par les Français de Vichy dans une situation de perturbation administrative voire de quasi anarchie à la suite du coup de force japonais, amplifièrent les effets de cette catastrophe. Les défaillances et les actions humaines se sont conjuguées, aux dépens de la population du Vietnam du nord et du centre nord. Confirmant peut-être la portée plus générale des arguments d’Amartya Sen sur les causes des famines, les mécanismes de distribution alimentaire ne s’effondrèrent pas dans une situation de pénurie absolue comme cela peut se produire dans certaines situations de conflit, mais dans un environnement où tous les signaux indiquaient la nécessité urgente d’envoyer vers le nord les excédents de riz en provenance du delta du Mékong. Surtout, une politique plus rationnelle et plus humaine au profit du nord Vietnam aurait assuré l’affectation de superficies plus importantes à la culture du riz, le détournement de volumes moindres au profit de la fabrication d’alcool industriel etc., la plantation de blé et d’autres cultures susceptibles de servir de réserves, la réduction des exportations de riz en situation de pénurie, une diminution des livraisons forcées, une plus grande disponibilité de cultures vivrières sur le marché sans parler de l’emploi rationnel et humain des stocks de riz.

En définitive, je rejoins Bui Ming Dung quand il affirme que « l’occupation japonaise du Vietnam a été directement responsable, en dernière analyse, d’un certain nombre d’autres facteurs qui ont pesé à leur tour sur la famine ; mais les efforts militaires des Japonais, associés à leur politique économique au profit de la Sphère de coprospérité de la Grande Asie orientale, semblent avoir joué systématiquement un rôle nettement plus important que tout autre élément dans la disette vietnamienne. » Même si les statistiques font défaut, ainsi que le soulignait l’ambassadeur Konogaya – d’autant plus que nous manquons d’informations sur la dynamique au niveau des provinces et des comtés au cours des mois cruciaux de 1945 –, les faits fondamentaux entourant la grande famine de 1944-1945 n’en confirment pas moins avec un grand pouvoir de persuasion la réalité des vérités générales que nous avons esquissées ici.

Geoffrey Gunn est l’auteur du Historical Dictionary of East Timor, de Singapore and the Asian Revolutions, et de First Globalization : The Eurasian Exchange 1500-1800. Il est aussi coordinateur de l’Asia-Pacific Journal.

L’auteur remercie Mark Selden et Martin Murray pour leurs commentaires sur cet article.

Citation recommandée : Geoffrey Gunn, « The Great Vietnamese Famine of 1944-45 Revisited », in The Asia-Pacific Journal vol. 9, année 5, n° 4, 31 janvier 2011.

  • 1. À partir d’une série de sources officielles et autres, David Marr conclut que le nombre de victimes a probablement atteint un million d’individus ; dix pour cent de la population de la région touchée auraient donc péri en l’espace de cinq mois. Voir David Marr, Vietnam 1945: The Quest for Power, Berkeley, University of California Press, 1997, p. 104. Ngo Vinh Long affirme que dans le seul Tonkin, on enregistra deux millions de morts pendant les quelques mois situés entre la fin de 1944 et la première partie de 1945. Voir Before the Revolution: The Vietnamese Peasants under the French, New York, Columbia University Press, 1991, p.129. Bui Ming Dung, qui a consulté un grand nombre de sources, évalue lui aussi le nombre de victimes entre un et deux millions. Bui Ming Dung, « Japan’s Role in the Vietnamese Starvation of 1944-45 », Modern Asian Studies, vol. 29, n° 3, juillet 1995, p. 575-576.
  • 2. Amartya Sen, Poverty and Famines: An Essay on Entitlement and Deprivation, Oxford, Oxford University Press, 1981. Dans ce texte majeur sur la sécurité alimentaire, Sen démontre de façon générale que la famine ne se produit pas seulement, ou pas principalement, à la suite d’une insuffisance de denrées alimentaires, mais qu’elle est le résultat d’inégalités intrinsèques des mécanismes de distribution alimentaire. Voir aussi Sugata Bose, « Starvation amidst Plenty : The Making of Famine in Bengal, Honan, and Tonkin, 1942-44 », Modern Asian Studies, 24, n°4, 1990: 699-727, « une étude qui met fort bien en relief le rôle joué par l’État, les fluctuations des systèmes généraux plus vastes et de différentes structures sociales dans la transition entre faim chronique et famine dramatique, et dans la répartition sociale inégale de ses coûts. Elle souligne également le rôle de la famine dans l’ébranlement de la légitimité de l’État et des structures sociales préexistantes. » (p. 726-727).
  • 3. Je dois également ma compréhension intuitive de ce lien au travail que j’ai effectué avec des statisticiens qui cherchaient à évaluer le nombre de morts dues au conflit au Timor oriental par rapport à la mortalité créée par la famine, liée à des déplacements forcés de populations et à des détournements politiques de l’aide humanitaire.
  • 4. Des récits personnels concernant la famine ont été collectés, par ex. dans Van Tao et Furuta Mota (éd.), Nan doi Nam 1945 o Viet Nam: Nhung Chung tich lich su, Hanoï, 1995. Ngo Ving Long, Before the Revolution ; Pham Cao Duong, Vietnamese Peasants under French Domination, 1861-1945, Berkeley, Ca, Center for South and Southeast Asia Studies, Monograph 25, University of California, 1985 ; et David Marr, Vietnam 1945, p. 104, contiennent des traductions partielles ou des descriptions de l’ampleur de la famine. Selon Marr, les provinces les plus touchées ont été celles de Nam Dinh, Thai Binh, Ninh Binh, Hai Duong et de Khien An, certains districts étant encore plus gravement affectés. La famine n’a pas non plus épargné Hanoï, bien que, de toute évidence, les classes sociales n’en aient souffert de façon égale. En dépit de ces récits et de ces études, il me semble que l’incidence concrète de la famine et de ses effets géographiques constituent l’aspect le moins bien étudié de cet épisode..
  • 5. Nous devons indéniablement le premier compte-rendu en anglais de ces événements à John R. Andrus et Katrine R.C. Greene, « Recent Developments in Indo-China: 1939-43 », in Charles Robequain, The Economic Development of French Indochina, Londres, Oxford University Press, 1944, p. 351-389. [L’évolution économique de l’Indochine française, , Hartmann, 1938].
  • 6. Voir Ngo Vinh Long, Before the Revolution, p. 32.
  • 7. Centre des Archives d’Outre-Mer (AOM) Indo/NF/ Situation de l’Indochine française durée 1902-1907, Rapport par Beau, Gouverneur Général.
  • 8. Sur l’irrigation, la construction de digues et les améliorations apportées à l’agriculture au Tonkin et dans l’Annam, voir Robequain, The Economic Development of French Indochina, p. 222-225, la référence en anglais de l’ère coloniale sur les pratiques agricoles françaises en Indochine..
  • 9. Voir, par exemple, James Scott, The Moral Economy of the Peasant: Subsistence and Rebellion in Southeast Asia, New Haven, Yale University Press, 1976 ; Ngo Vinh Long, « The Indochinese Communist Party and Peasant Rebellion in Central Vietnam, 1930-1931», Bulletin of Concerned Asian Scholars, vol. 10, n° 4, (1978), p. 15-35¬..
  • 10. Voir Robequain, The Economic Development of French Indochina, p. 238, qui a également relevé la nécessité ou la sagesse des mesures de diversification agricole et de production d’autres cultures que le riz..
  • 11. AOM Indo/NF/104/1004 Gouverneur de la Cochinchine Gouverneur Général de l’Indochine, Saigon, n° 734, 25 déc. 1934 ; Bulletin Economique de l’Indochine, déc. 1938. Pour une analyse de la transition spectaculaire du commerce depuis les marchés traditionnels (France, etc.) vers le Japon, voir Andrus et Greene, « Recent Developments in Indo-China: 1939-43 », in Robequain, p. 363-364. Comme ils le notent, une grande partie du riz expédié vers Hong Kong et d’autres ports chinois était probablement envoyée au Japon ou utilisée pour nourrir les troupes japonaises en Chine.
  • 12. AOM Indo/NF/48/578-583, Gouverneur Général de l’Indochine M. le Ministre des Colonies, .
  • 13. AOM Indo/NF/104/1004 Indochine et Pacifique, p. 7, 17 mai 1939.
  • 14. AOM Résident Supérieur, Tonkin Gouverneur Général de l’Indochine, Hanoï, 10 avril 1937.
  • 15. Bulletin Economique de l’Indochine, décembre 1938.
  • 16. AOM Indo NF/330/2664, « Rapport Gouverneur Veber », Vichy, 23 avril 1941. Selon Robequain, The Economic Development of French Indochina, (p. 329), les exportations de riz vers le Japon ne furent jamais importantes, et étaient en diminution. Atteignant en moyenne 109 000 tonnes par an en 1913-1928, elles n’étaient plus que de 36 tonnes en 1929-1932 et d’à peine deux tonnes en 1933-1937.
  • 17. Pierre Brocheux et Daniel Hémery, Indochina: An Ambiguous Colonization, 1858-1954, Berkeley, University of California Press, 2010, p. 439 note 33. [Indochine, la colonisation ambiguë 1858-1954, , La Découverte, 1994.]
  • 18. Voir : Memorandum by the Acting Secretary of State (Welles) Regarding A Conversation With the Japanese Ambassador (Nomura), 23 juillet 1941, affirmant que le Japon importait alors un million de tonnes de riz par an en provenance d’Indochine. Comme le répondit Welles « tout accord que le Japon a pu passer avec le gouvernement de Vichy l’aura été à la suite de pressions exercées par Berlin sur le gouvernement de Vichy. » U.S., Department of State, Peace and War: United States Foreign Policy, 1931-1941, Washington, D.C., U.S., Government Printing Office, 1943, 1983, p. 692-696.
  • 19. AOM Indo NF/330/2664, « Rapport Gouverneur Veber », Vichy, 23 avril 1941. Robequain, The Economic Development of French Indochina, (p. 238), affirmait aussi que le plus grave défaut du riz indochinois (par rapport à celui de Birmanie) mis sur le marché était son hétérogénéité : couleur, calibre et dureté disparates, provenances diverses sans indication d’origine. On cultivait alors en Indochine plus de 2 000 variétés de riz, bien adaptées aux conditions locales, mais elles étaient « trop nombreuses » et il fallait opérer une sélection.
  • 20. Vietnamese Peasants under French Domination, 1861-1945, Center for South and Southeast Asia Studies, Monograph 25, Berkeley, Ca, University of California, 1985, p. 181-182.
  • 21. Nguyen Khac Vien, The Long Resistance (1858-1975), Hanoï, Foreign Languages Publishing House, 1975, p. 92-95.
  • 22. Vietnam 1945, p. 99.
  • 23. Pham Cao Duong, Vietnamese Peasants under French Domination, 1861-1945, p.181-82
  • 24. Ngo Vinh Long, Before the Revolution: The Vietnamese Peasants under the French, New York, Columbia University Press, 1991, p. 129-131.
  • 25. Brocheux et Hémery, Indochina: An Ambiguous Colonization, p. 262-65. [Indochine, la colonisation ambiguë, p. 251-254, 259.] L’ouvrage de référence de Geertz sur la question est Agricultural Involution: The Processes of Ecological Change in Indonesia, Berkeley, University of California Press, 1970. Écrivant en 1944, Andrus et Greene, « Recent Developments in Indo-China: 1939-43 », in Robequain, p. 385, relevaient l’existence de nombreux rapports de pénurie alimentaire au Tonkin. Citant les travaux de l’agronome français Pierre Gourou, ils affirment que la pression démographique était de l’ordre de 3 500 personnes par mile carré. Ils notaient également que les Japonais avaient apparemment déplacé des habitants du nord vers le sud, mais que cette migration intérieure avait peu de chance de permettre de compenser le taux de natalité.
  • 26. Marr, Vietnam 1945, p. 99-100.
  • 27. « Contrôle Japonais sur l’Administration Française en Indochine », Bulletin de Renseignement, n° 323/BO, DGER, 14 sept. 1944. Pour des détails concernant l’accord sur le riz de janvier 1941 entre les autorités de Vichy et le Japon, voir Andrus et Greene, « Recent Developments in Indo-China: 1939-43 », in Robequain, p. 367-378. Selon ces auteurs, « En plus du riz garanti au Japon, celui-ci devait aussi recevoir toute portion inutilisée du quota de 200 000 tonnes attribué à la France et aux autres colonies, plus tout excédent d’exportation de riz blanc dépassant un total de 1 020 000 tonnes. » (p. 369).
  • 28. Brocheux and Hémery, Indochina: An Ambiguous Colonization, p. 90. Plus précisément, quand un accord sur les livraisons de riz au Japon fut signé en mars 1945, les Japonais disposaient d’un stock de plus de 100 000 tonnes qu’ils avaient été dans l’incapacité de transporter (p. 346). À l’arrivée des forces britanniques en septembre 1945, quand elles dressèrent l’inventaire des réserves de riz à Cholon, elles estimèrent qu’il en restait 69 000 tonnes dans les entrepôts de la société Mitsui, 66 000 dans les entrepôts du Comité des céréales créé par Vichy et dans les stocks japonais en Cochinchine. Les volumes du Cambodge et du nord de l’Annam s’élevaient à 25 000 tonnes (p. 348).
  • 29. Voir Martin L. Mickelsen, « A mission of vengeance : Vichy French in Indochina in World War II », Air Power History. FindArticles.com. 17 déc. 2010.
  • 30. National Archives of Australia (NAA) A 3269 G5/4 [South China Sea, South China, French Indochina and North] SHARK. Au cours de cette action, le vice amiral John S. McCain qui opérait en mer de Chine méridionale toucha les navires, les terrains d’aviation et d’autres installations littorales au sud-est de l’Indochine française. À propos de ce journal de bord et d’autres rapports détaillés sur les pertes infligées à la navigation japonaise par les forces de la marine et, avec moins de détails, de l’aviation américaines, voir Robert J. Cressman, The Official Chronology of the U.S. Navy in World War II.
  • 31. Voir Geoffrey C. Gunn, Encountering Macau: A Portuguese City State on the Periphery of China, 1557-1999, Boulder, CO, Westview Press, 1996, p.126.
  • 32. NAA A 3269 G5/4 [South China Sea, South China, French Indochina and North] SHARK.
  • 33. Ibid.
  • 34. Ibid. Sur les navires de bois japonais, voir aussi Andrus et Greene, « Recent Developments in Indo-China: 1939-43 », in Robequain, The Economic Development of French Indochina, p. 385.
  • 35. Il ne s’agissait pas d’un rapport désintéressé, car il présentait quatre sites de cibles optimales pour des groupes de débarquement depuis des sous-marins, là où la ligne ferroviaire était la plus proche de la mer, depuis Thanh-Hoa au nord jusqu’à Quang Nan-Danang au sud. NAA A3269 E3/4 Lower South China Sea, Singapore OPTICIAN copy [South China Sea].
  • 36. NAA A 3269 G5/4 [South China Sea, South China, French Indochina and North] SHARK.
  • 37. Ibid.
  • 38. Ibid. Le 1er juillet, un pont et une ligne de chemin de fer furent touchés à Phu Lang Thuong (aujourd’hui Bac Giang). Bien qu’il s’agît d’une ligne stratégique assurant la liaison avec Lang Son, elle ne se trouvait pas dans la région du delta.
  • 39. NAA A 3269 E7/A [Lower South China Sea, Singapore, POLITICIAN project copy [Tourane Bay, Indo-China] Baptisée « Politician project », une première tentative pour faire sauter les voies au sud de Danang avait été montée les 5 et 6 avril 1945, mais avait été déjouée par un groupe d’entretien armé. S’inscrivant dans une série d’opérations lancées à partir de l’Australie de l’ouest et impliquant des sous-marins américains et des commandos australiens, d’autres missions comprenaient des raids à Java, un raid fructueux et célèbre contre les navires japonais à Singapour, des opérations en Malaisie occidentale, des tentatives de création de bases dans les îles Paracels et Natuna, et même un projet de raid contre les navires japonais à Nagasaki et Sasebo.
  • 40. Selon Mickelsen, « A mission of vengeance », le commandant en chef de l’armée française au Vietnam, le général Eugène Mordant, était convaincu que la Fourteenth Air Force avait délibérément bombardé Hanoï en décembre 1943, puis à nouveau en avril 1944 en représailles à la politique de Decoux consistant à livrer des pilotes américains abattus aux Japonais. Les 10 et 12 décembre 1943, notamment, Hanoï (et non pas l’aéroport japonais voisin de Gia Lam qui était la cible habituelle) avait été victime d’une première attaque qui avait fait 1 232 blessés et 500 morts. Le 8 avril 1944, Hanoï fut à nouveau touchée par le 308th Bomb Group (H) et le complexe hospitalier de Yersin fut pris pour cible, faisant 46 morts parmi la population civile et 141 blessés dans des quartiers résidentiels vietnamiens et chinois. Les craintes de Mordan furent renforcées par un avertissement du commandant de la Fourteenth Air Force, Claire Lee Chennault, déclarant que toutes les grandes villes du Tonkin seraient bombardées si d’autres incidents de ce genre se produisaient.
  • 41. Bui Ming Dung, « Japan’s Role in the Vietnamese Starvation of 1944-45 », p.573-618.
  • 42. Marr, Vietnam 1945, p. 109.
  • 43. Voir King C. Chen, Vietnam and China 1938-54, Princeton, N.J., Princeton University Press, 1969, Append II, p. 337. Texte français dans : .http://www.cvce.eu/obj/declaration_d_independance_de_la_republique_democratique_du_viet_nam_hanoi_2_septembre_1945-fr-905f208b-5fc7-43bd-a533-a0731c2c61ec.html, p. 3.
  • 44. AOM Indo NF 134/1219 Direction de l’Information, « Les Japonais et leurs collaborateurs sont responsables de la famine », n.d.
  • 45. Chen, Vietnam and China 1938-54, p. 133.
  • 46. Gabriel Kolko, Anatomy of War: Vietnam, the United States and Modern Historical Experience, New York, Pantheon Books, 1985, p. 36. Voir aussi Stein Tönnesson, Vietnam 1946: How the War Began, Berkeley, University of California Press, 2010, p. 201.
  • 47. Nguyen Khac Vien, The Long Resistance (1858-1975), p. 92-95.
  • 48. Archimedes Patti, Why Vietnam? Prelude to America’s Albatross, Berkeley, University of California Press, 1982, p. 133.
  • 49. Brocheux et Hémery, Indochina: An Ambiguous Colonization, p. 34.
  • 50. NAA A1838 3014/11/89 Part I, Vietnam Foreign Policy Relations with Japan, Australian Legation, Saigon, to External Affairs, Canberra, 11 fév. 1957. Comme le révèlent des sources diplomatiques australiennes, Diem n’éprouvait que mépris pour les Japonais en général et réinterprète l’histoire en fonction de ce sentiment. Dernier pays d’Asie du sud-est à obtenir des réparations japonaises en vertu du traité de San Francisco de 1951, la République du Vietnam accepta en mai 1969 le versement de 39 millions de dollars américains sur une période de cinq ans, une issue à laquelle la RDV s’opposa farouchement. Le Cambodge et le Laos préférèrent accepter « une aide technique libre » plutôt que des réparations à proprement parler.
  • 51. Bui Ming Dung, « Japan’s Role in the Vietnamese Starvation of 1944-45 », p. 576-577. Nous n’ignorons pas que certains écrits universitaires japonais ont reconnu la justesse des allégations de la RDV touchant le nombre de victimes et les origines de la famine. 52 Bui Ming Dung, « Japan’s Role in the Vietnamese Starvation of 1944-45 », p. 618.
  • 52. Bui Ming Dung, « Japan’s Role in the Vietnamese Starvation of 1944-45 », p. 618. Heureusement, des esprits plus pondérés l’ont emporté lors des bombardements américains du nord du delta. Le 6 août 1945, Joseph C. Crew, secrétaire d’État par intérim, fit savoir au secrétaire d’État que des opérations militaires au Tonkin et la perspective d’une série de bombardements de digues dans le delta du Fleuve Rouge – envisagées de toute évidence par des planificateurs militaires –feraient peser un « redoutable danger sur la population de cette zone. » C’était le moins qu’on puisse dire. La vie de huit millions d’êtres humains était en jeu dans cette région densément peuplée, sillonnée de digues construites au fil des siècles. La gravité de la situation avait été initialement soulignée par la mission militaire française à Kunming au commandant de la Fourteenth Air Force américaine. Voir State-War-Navy Coordinating Committee (SWNCC) 35 Crew to Secretary of State, 6 août 1945, SR. La question du bombardement des digues a été reposée par les planificateurs du Pentagone dans les années 1960, au moment où certains milieux de Washington envisageaient également des options nucléaires.

Citer cet article

Gunn Geoffrey, La Grande Famine vietnamienne de 1944-1945 : un réexamen, Mass Violence & Résistance, [en ligne], publié le : 31 Mars, 2015, accéder le 17/05/2021, http://bo-k2s.sciences-po.fr/mass-violence-war-massacre-resistance/fr/document/la-grande-famine-vietnamienne-de-1944-1945-un-reexamen, ISSN 1961-9898
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