La famine kazakhe : à  l'origine de la sédentarisation

Date: 
16 Juillet, 2012
Auteur: 
Ohayon Isabelle

Le contexte

La famine qui frappe la république socialiste soviétique autonome (RSSA) du Kazakhstan entre 1930 et 1932 prend place dans l’histoire de la collectivisation en URSS, et plus spécifiquement dans celle de la sédentarisation des Kazakhs engagée localement à la même période. Cette famine compte parmi les plus meurtrières d’URSS. Elle entraîne la disparition d’environ un tiers de la population kazakhe, provoque l’émigration de plusieurs centaines de milliers d’entre eux et affecte irrémédiablement le mode de vie nomade qui caractérisait les habitants des steppes. Au recensement soviétique de 1926, la population de la RSSA du Kazakhstan était de 6,2 millions d’habitants dont environ quatre millions de Kazakhs, le reste étant composé de populations européennes d’implantation coloniale et de minorités autochtones (russe, ukrainienne, polonaise, etc.). Soixante-dix pourcent de la population kazakhe pratiquait l’élevage pastoral nomade et exploitait ainsi de manière extensive les milieux arides, semi-arides et steppiques de cet immense territoire, tandis que l’activité paysanne des autres nationalités était localisée sur les terres arables les plus riches, au nord et au sud-est (région d’Alma-Ata) de la république.

L’accélération de l’effort d’industrialisation, que signe le lancement du premier plan quinquennal en avril 1929 lors de la 15e conférence du parti communiste (PC) d’URSS est suivi quelques mois plus tard de la collectivisation des campagnes et de son corollaire répressif, la dékoulakisation. Dans ce dispositif, la RSSA du Kazakhstan occupe une place spécifique pour deux raisons : 1) ses terres céréalières situées dans les régions septentrionales frontalières de la Russie doivent être prioritairement collectivisées ; 2) région « inhospitalière » et très peu densément peuplée, elle constitue une « zone de déplacement spécial », pour les « dékoulakisés », au même titre que l’Oural et la Sibérie.

Au plan local, la fin des années 1920 et le lancement de la collectivisation correspondent à la mise en œuvre d’une politique de sédentarisation volontariste qui consiste à inciter les populations nomades les plus fragilisées à s’installer dans des kolkhozes situés sur le pourtour de la zone steppique considérée comme impropre à toute production. Ces nouvelles fermes collectives devaient théoriquement mettre en œuvre une économie agropastorale combinant élevage et cultures. Ce projet, très partiellement mené à bien, constitue le volet central d’un ensemble de mesures de contrôle et de répression de la société nomade kazakhe, telle que la campagne d’élimination des élites nationales dans les appareils politiques ou celle de confiscation des biens des bay (propriétaires de bétail) et de leur déportation qui vise les figures charismatiques de la société rurale. Cette politique devait permettre au pouvoir central de reprendre en main de la RSSA du Kazakhstan qui n’était pas, selon lui, suffisamment soviétisée en 1925 et demeurait sous l’influence de logiques clientélistes et claniques.

C’est donc dans un climat politique très tendu que s’organisent les collectes obligatoires de denrées agricoles (céréales et bétail) qui caractérisent la collectivisation des campagnes soviétiques. En 1929, ces mesures prennent le pas sur les mesures de sédentarisation initiées en 1927-1928 qui passent alors au second plan. Les éleveurs nomades kazakhs qui possèdent un cheptel total d’environ 40,5 millions de têtes de bétail sont massivement ponctionnés entre 1929 et 1932 (voir le graphique en annexe) à des fins d’approvisionnement des villes. Parallèlement, les collectes de blé représentent, pour la même période, environ un tiers de la production céréalière de la république, avec un pic en 1930 (un million de tonnes réquisitionné). La combinaison des collectes obligatoires de bétail et de blé constitue ainsi le facteur majeur d’apparition de la famine.

Dans un premier temps, cette politique déclenche en 1929 une vague de résistance active de la part de la population pastorale kazakhe qui s’exprime différemment selon les régions et qui traverse le pays jusqu’en 1931. Des mouvements insurrectionnels (voire de guérilla dans la région du Mangyshlak) rassemblant plusieurs milliers de personnes aux émeutes ponctuelles, la contestation organisée embrase le Kazakhstan durant les deux premières années de la collectivisation, pour s’éteindre petit à petit avec la progression de la famine.

Dans un second temps, ce sont en effet les pénuries croissantes qui mettent en échec les protestations et conduisent les éleveurs de la steppe à fuir pour sauver leur bétail, déclenchant ainsi une première phase d’émigration. En 1930, 35 000 foyers kazakhs et leurs 900 000 têtes de bétail prennent le chemin de la Chine, de l’Iran, de l’Afghanistan et passent les frontières de l’URSS par des voies clandestines. Les départs s’intensifient en 1931 et correspondent au pic des réquisitions de bétail (celles-ci atteignent alors le taux record de 68,5 % du cheptel disponible). Ils concernent cette fois la grande masse des nomades kazakhs démunis qui cherchent désormais à assurer leur subsistance par tous les moyens. D’après les données de l’OGPU (la police politique de l’URSS), en 1931, 1 700 000 Kazakhs avaient quitté leur région d’origine (Aldazhumanov, 1998 : 84), 600 000 avaient franchi les frontières du Kazakhstan vers la Chine, la Mongolie, l’Afghanistan, l’Iran ainsi que vers les républiques soviétiques d’Ouzbékistan, du Kirghizstan, du Turkménistan, du Tadjikistan et de Russie en quête de nourriture et d’un emploi dans les nouveaux chantiers de l’industrialisation de Sibérie occidentale par exemple. Ces migrations internes et externes s’accompagnèrent de nombreuses épidémies (typhus, tuberculose, syphilis) qui causèrent la mort d’environ 30 % de la population.

En 1932, plus d’un million de personnes avaient péri de la famine, de l’exode et plusieurs centaines de milliers se trouvaient hors du territoire du Kazakhstan (Ohayon, 2006 : 264-268). Alors que les autorités de la république du Kazakhstan tardaient à réagir, c’est l’alerte donnée par le vice-président de la république socialiste fédérative soviétique de Russie (RSFSR), le dirigeant kazakh Turar Ryskulov, dans une lettre personnelle à Staline (Ryskulov, 1997, t.3 : 304-358 ; Werth, 2003) qui déclencha une reconnaissance officielle de la catastrophe et l’adoption d’une série de mesures en faveur de la résorption de la famine et du rapatriement des Kazakhs sur le territoire de la RSSA kazakhe. L’organisation du retour de 665 000 Kazakhs (otkochevniki ou nomades en fuite), parfois qualifiés de réfugiés, constitua la mesure phare de cette politique. Il s’agissait plus généralement d’installer toutes les populations victimes de la famine, exilées ou non, dans des kolkhozes d’élevage pour la plupart d’entre elles, en doublant cette initiative d’une politique d’acquisition de bétail à l’étranger. D’autre part, les priorités économiques fixées par le premier plan quinquennal – l’agriculture dite technique (coton, tabac, betterave à sucre) et l’industrie – tinrent un rôle important dans la réimplantation d’une partie de la population kazakhe qui fut mobilisée pour répondre aux besoins des nouveaux secteurs d’activité privilégiés (Ohayon, 2006).

Ainsi, à l’issue du processus de collectivisation, les deux tiers des Kazakhs ayant survécu à la famine étaient de fait sédentarisés en raison de la disparition de 80 % de leur cheptel et de l’impossibilité de conduire une quelconque activité pastorale dans l’immédiat après-famine, et du fait du programme de rapatriement et de réinstallation engagé par les autorités soviétiques.

Les responsables

Plusieurs niveaux de responsabilité sont en jeu dans le déroulement de cet épisode de famine meurtrier (1928-1932). D’un point vue général général, c’est l’État soviétique stalinien qui, établissant un plan de collectes de bétail démesuré, impose un régime de confiscation des denrées alimentaires menant les éleveurs tout droit à la famine. Pour autant, il est difficile d’incriminer directement la personne de Staline dans le cas précis de la famine kazakhe car aucune source disponible, telle une correspondance entre Staline et le premier secrétaire du Parti communiste du Kazakhstan Filipp Isaevich Goloshchekin, ne fait explicitement état d’instructions particulières à l’égard de la population kazakhe en tant que telle, comme c’est le cas pour les trois mois décisifs de la famine ukrainienne (novembre 1932-janvier 1933) (Werth, 2008).

Par ailleurs, se pose la question des informations connues et transmises par le pouvoir central concernant notamment le décroît du cheptel et la diminution de la population. Entre 1930 et 1932, les données relatives à la population fournies par la direction kazakhe du PC sous-estimaient largement les pertes déjà encourues (Pianciola, 2009 : 468 ), d’une part à cause de l’incapacité à rassembler des données fiables sur l’ensemble de l’immense territoire kazakh, et d’autre part en raison du déni assumé de la catastrophe par les autorités du Kazakhstan. Cependant, dès 1930 mais surtout en 1931, Moscou reçoit plusieurs alertes des autorités régionales de la Volga, de Sibérie occidentale et d’Ouzbékistan qui se plaignent de l’arrivée en nombre de réfugiés kazakhs affamés et malades, provoquant désordre, criminalité et propageant les épidémies. Mais celles-ci ne sont pas confirmées par le premier secrétaire du Parti kazakh.

En effet, à ce niveau de responsabilité, l’attitude des autorités de la république du Kazakhstan relève à tout le moins d’un certain laisser-faire, en particulier de la part de Goloshchekin. Les départements d’information de l’OGPU et les comités exécutifs de district et de région rapportent abondamment dès 1930 sur la mortalité croissante chez les populations nomades, sur les insurrections et sur l’émigration massive. Pourtant, en 1931, Goloshchekin déclarait, non sans cynisme : « le Kazakh, qui n’était jamais sorti de son aoul, qui ne connaissait pas les routes sauf celles de ses itinéraires de nomadisme, passe désormais d’une région à l’autre à l’intérieur du Kazakhstan, s’intègre dans les kolkhozes russes ou ukrainiens, change de travail, part sur les chantiers de construction de la Volga ou de Sibérie » (cité in Ryskulov, 1997, t.3 : 327). Sans qu’il y ait intention d’éliminer la population kazakhe, elle est cependant tenue pour quantité négligeable dans les discours du chef du parti qui, à de multiples reprises, avait affiché son mépris pour la société kazakhe nomade dont « l’arriération » constituait la cible de ses politiques depuis 1925.

L’attentisme du pouvoir local face à la propagation de la famine est également favorisé par le contexte général de chaos provoqué par la fuite des populations, la déstructuration de la production agricole, l’opposition politique populaire, la nécessité de maintenir l’effort d’industrialisation au Kazakhstan et de gérer une population de plus en plus nombreuse de déportés et de déplacés spéciaux – situation qui a entraîné une certaine perte de contrôle du pouvoir sur la société, mais aussi sur l’approvisionnement, le logement, etc. Dans ces circonstances de crise extrême, en 1932, les tensions s’exacerbèrent à l’intérieur du Parti kazakh et aboutissent à la dénonciation de la catastrophe. D’abord par le président du Conseil des commissaires du peuple du Kazakhstan promu par Goloshchekin, le Kazakh Uraz Isaev, dans plusieurs lettres adressées à Staline, puis par l’intervention auprès de ce dernier du vice-président du Conseil des commissaires du peuple de RSFSR, le Kazakh Turar Ryskulov, entre août et septembre 1932. La chape de plomb est enfin soulevée. La reconnaissance des faits par un pouvoir central avant tout préoccupé par une situation économique périlleuse se traduit par la démission obligée de Goloshchekin. Sa responsabilité est ainsi engagée, dédouanant de ce ait les autorités centrales et les collaborateurs du premier secrétaire du Parti communiste du Kazakhstan.

Les victimes

La famine résultant de la collectivisation et des collectes de denrées agricoles dans la république autonome soviétique du Kazakhstan a affecté, à divers degrés, toutes les populations rurales de ce territoire. Mais c’est la société nomade kazakhe qui en a payé le plus lourd tribut, principalement en raison de la structure économique du pastoralisme nomade et de sa fragilité face à la perte d’un bien tel que le bétail. Contrairement à l’agriculture céréalière, l’élevage voit son cycle productif radicalement bouleversé par la disparition d’une partie de la ressource et par les mauvaises conditions de pacage. Le renouvellement du cheptel s’en trouve compromis et les populations pastorales font alors face à une situation d’extrême vulnérabilité. Les éleveurs se retrouvent complètement dépendants des denrées produites par les agriculteurs sédentaires, eux-mêmes fortement ponctionnés. Les chiffres des victimes kazakhes de la famine varient selon les sources et les auteurs, sans pour autant faire l’objet d’une véritable polémique. Dans le déficit de population enregistré sur le territoire administratif de la RSSA du Kazakhstan, il est difficile de distinguer les décès des départs, et d’évaluer précisément la mortalité affectant les personnes ayant franchi les frontières de la république. Les estimations s’avèrent en effet problématiques du fait de la concomitance de flux migratoires de grande ampleur et de la mortalité.

Entre 1 150 000 et 1 420 000 Kazakhs auraient succombé à la famine durant la collectivisation, dont classiquement une majorité de personnes âgées et d’enfants, et 600 000 auraient définitivement émigré (Ohayon, 2006 : 268). Le démographe kazakh Makash Tatimov, pionnier dans l’étude de cette question, propose plusieurs estimations de la mortalité en se fondant sur une analyse des recensements soviétiques de 1926, 1937 et 1939, et sur l’hypothèse assez vraisemblable d’un relatif sous-enregistrement de la population kazakhe en 1926 dû à la dissimulation de certaines catégories de la population et à l’isolement géographique d’un certain nombre de campements nomades. D’après ses travaux, le nombre de Kazakhs disparus pendant la collectivisation s’élève tantôt à 1 750 000 (Abylkhozhin, Kozybaev, Tatimov, 1989 : 67) tantôt à 2 020 000 (Tatimov, 1989 : 124), ce qui correspond selon lui à environ 50 % de la population kazakhe. Ces chiffres tiennent compte de la mortalité due à la famine et aux épidémies, ainsi que des départs définitifs de la république du Kazakhstan. Ces estimations rejoignent globalement les nôtres (Ohayon 2006 : 267-268) et celles de Niccolò Pianciola (2009 : 463-466), fondées sur les archives.

D’autre part, durant cette même période, les autres populations rurales et paysannes du Kazakhstan connaissent une forte diminution. Entre les recensements de 1926 et de 1937, la population ukrainienne du Kazakhstan passe de 859 396 à 549 859 personnes, la population ouzbèke de 124 600 à 109 978, et les autres minorités autochtones telles que les Ouïghours accusent des pertes similaires (Abylkhozhin, Kozybaev, Tatimov, 1989 : 67). Principalement imputables à la famine et aux épidémies, mais également aux migrations, celles-ci représentent entre 12 % et plus de 30 % de chacune des populations et constituent, pour ces groupes, un préjudice tout aussi fort que celui subi par les Kazakhs.

Les témoins

En l’absence de politique mémorielle active digne de ce nom au Kazakhstan et faute de témoignages médiatisés, il est difficile de parler des témoins de la famine kazakhe comme d’une catégorie opératoire pour l’histoire. Il va sans dire que tous les acteurs de cette histoire – les cadres locaux des appareils administratifs et politiques soviétiques et les exécutants d’un côté, les survivants de l’autre – sont des témoins potentiels mais leurs rares témoignages ont des statuts bien différents. Les premiers n’existent matériellement que sous forme d’archives ; les documents qui font parler les agents de l’État, qu’ils soient responsables ou simples observateurs, sont parfois publiés dans les ouvrages académiques. Étrangement, dans les archives d’État du Kazakhstan, cette parole est davantage celle des représentants des régions soviétiques frontalières du Kazakhstan que des kazakhstanais eux-mêmes. Quoi qu’il en soit, ces voix sont précieuses pour l’histoire car elles offrent une perception « à chaud » des événements. On rencontre par exemple des témoignages de fonctionnaires de la Volga ou de Sibérie occidentale décrivant l’arrivée de groupes de Kazakhs affamés, en haillons, dépourvus de tout, venant chercher un emploi et de quoi se nourrir . Nombre d’entre eux dénoncent l’absurdité des directives reçues d’en haut enjoignant les administrations régionales d’organiser le retour de ces Kazakhs alors qu’il n’y a aucun répondant sur le territoire d’origine, et surtout aucun moyen pour subvenir aux besoins de ces réfugiés qui ne disent pas leur nom. D’autres lettres envoyées de Sibérie ou de Kirghizie et adressées au pouvoir central au Kazakhstan font état de cas d’anthropophagie dans des contextes de crise extrême. Parmi les témoignages beaucoup plus rares des survivants, celui de Mukhamet Shayakhmetov, écrit et publié une première fois en russe en 2002 puis en anglais en 2007, corrobore ce tableau catastrophique de la famine et des stratégies de fuite des familles kazakhes, mais insiste de manière originale sur l’incompréhension des victimes quant aux raisons profondes de cette situation, à la politique de l’État et à ses objectifs. De même, ce récit met en évidence l’impact pernicieux de cet épisode sur le lien social, sur les codes moraux et les valeurs de la société kazakhe, et sur sa cohésion. D’autre part, il subsiste un pan méconnu des témoignages dans les pays d’émigration des Kazakhs que sont notamment la Chine et la Turquie. Ces derniers, quand ils existent, demeurent confidentiels, en raison de leur langue de publication et de leur faible diffusion.

Au titre des très rares « spectateurs » extérieurs (bystanders), on notera le témoignage de la reporter suisse Ella Maillart, en voyage en Asie centrale soviétique et en Chine au début des années 1930, curieux de par sa naïveté ou du moins sa méconnaissance totale des politiques à l’œuvre, et qui relate lui aussi la misère des réfugiés Kazakhs sous le coup des mesures de rapatriement initiées à l’automne 1932 :

« Dans tous les wagons de marchandises campent des familles kazakhes en guenilles. Elles tuent le temps en cherchant mutuellement leurs poux. […] Le train s’arrête au milieu d’une région desséchée. Empilés au bord du rail, il y a des chameaux, du coton qu’on décharge et pèse, des tas de grains de blé à l’air libre. Des wagons kazakhs sort un sourd martèlement qui se répète jusqu’au bout du train. Intriguée, je découvre que des femmes pilonnent des graines dans un mortier et font de la farine. Les enfants demandent à être posés sur le sol ; ils ont un quart de chemise sur leurs épaules et des croûtes sur la tête. Une femme remet son turban-fichu blanc, seule pièce de son habillement qui ne soit pas en lambeaux, et je vois ses cheveux poisseux et ses pendants d’oreilles en argent. Son petit, qui s’accroche à sa robe est porté par de maigres jambes où les os du genou saillent ; son petit derrière est vidé de sa chair, baudruche fripée aux plis nombreux. D’où viennent-ils ? Où vont-ils ? » (Maillart, 2001 : 287-289)

La mémoire

Au Kazakhstan comme dans les autres républiques post-soviétiques, le débat public sur les répressions soviétiques a émergé durant la Perestroïka et s’est prolongé dans les années 1990, cette période ayant marqué une rupture décisive dans les politiques mémorielles. Mais au Kazakhstan, en dépit des premiers travaux sur la famine et les pertes démographiques publiés dans ces années-là (Abylkhozhin, 1989 ; Mikhailov, 1990), nous n’avons pas assisté à une inflation de l’expression individuelle ou des dénonciations de crimes imputables au passé soviétique. De multiples raisons expliquent la léthargie mémorielle de l’État comme de la population du Kazakhstan.

Tout d’abord, les porteurs de la mémoire de cette histoire – les témoins, les acteurs, les victimes de la famine – ont traversé le siècle soviétique dans l’occultation de ce passé en vertu de l’interdit idéologique qui frappe cet épisode tragique de la collectivisation, mais aussi du fait du hiatus qu’a constitué le puissant phénomène d’acculturation, voire de déculturation consécutif à la mort d’un tiers de la population nomade. En effet, les transformations sociales, économiques et culturelles radicales provoquées par la soviétisation et facilitées par la vulnérabilité de la société kazakhe traditionnelle, ont dissocié les générations les unes des autres. Les plus âgés, porteurs de la mémoire du groupe, prioritairement touchés par la mort lors de la collectivisation et par conséquent peu nombreux, ne sont pas parvenus à transmettre cette histoire. Transportés dans la modernité soviétique, avec ses nouvelles formes d’autorité, son obsession de l’écrit et de la bureaucratie, les anciens n’ont plus trouvé les conditions du récit de leur expérience. Pourtant, la tradition orale constituait auparavant le principal vecteur de la mémoire historique dans la société pastorale des Kazakhs ; les épisodes importants de l’histoire des Kazakhs accédaient précisément au statut d’événements historiques par leur mise en récit dans une épopée héroïque. L’orature – selon le terme employé par Rémy Dor pour désigner le corpus des formes de narration orale (Dor, 1982) – ne s’est pas faite le relais de l’histoire de la sédentarisation-collectivisation pas plus que la littérature kazakhe moderne (Ohayon, 2006).

Le fait que cet épisode ne soit pas désigné par un nom spécifique est à cet égard symptomatique. Seul l’historien Talas Omarbekov (1994 et 1997), qui travaille à la médiatisation de cette mémoire, qualifie la famine kazakhe de seconde « Aqtaban Šubryndy » (expression qui évoque la fuite effrénée et l’épuisement des populations), mettant explicitement en miroir deux événements tragiques de l’histoire des Kazakhs : la dévastatrice invasion djoungare du XVIIIe siècle et la famine des années 1930. Mais son audience est limitée à la presse et à la littérature de langue kazakhe et, de ce fait, à un milieu relativement restreint.

Jusqu’à très récemment, cette mémoire familiale et collective atone n’incitait pas l’État à mettre en œuvre une politique commémorative. Son silence s’expliquait par la faible pression sociale et résultait aussi de choix et d’impératifs politiques mettant en jeu les relations du Kazakhstan avec la Russie. L’État kazakhstanais entretient des relations privilégiées avec la Russie dont elle est un partenaire économique et politique de premier plan au sein de la Communauté des États indépendants (CEI). Il ne souhaite donc pas entacher cette relation en pointant du doigt la responsabilité de la Russie, héritière du pouvoir central soviétique, dans les pertes démographiques subies par les Kazakhs, et risquer par cette attitude accusatrice d’être assimilé à l’Ukraine. Pourtant, dans la sphère publique, l’intense activité mémorielle autour de la famine ukrainienne et la volonté de la société et de l’État ukrainien de faire reconnaître le caractère génocidaire de la famine par la communauté internationale motive quelques initiatives. Par exemple, l’expression « holodomor kazakh » (terme ukrainien désignant l’extermination par la faim), loin des tribunes et des discours officiels, se rencontre aujourd’hui dans certains manuels d’histoire ou dans la presse (Gubaydulin, 2009). Mais du point de vue de la société civile, en dépit de l’évocation publique de plus en plus fréquente de la famine, il n’existe pas de projet semblable à celui de l’association Memorial en Russie qui mène depuis la Perestroïka un travail considérable de mémoire collective en recensant les victimes de la répression et en suscitant les témoignages.

La politique mémorielle vis-à-vis de la famine des années 1930 a connu un tournant le 31 mai 2012 avec l’inauguration publique, par le chef de l’État, d’un monument à la mémoire de ses victimes dans la capitale Astana (voir la photo en annexe). Simultanément, d’autres stèles consacrées à cet épisode étaient édifiées dans les grandes villes du pays en ce jour institué depuis plusieurs années comme « le jour du souvenir des victimes des répressions politiques ». Cette initiative venait combler une attente âprement illustrée par l’écriteau, posé en 1992 devant une dalle dans l’un des parcs centraux d’Almaty, qui mentionnait : « ici sera édifié un monument à la mémoire des victimes de la famine de 1931-1933 ». Si la mémoire de la famine kazakhe est désormais assumée et son étude et son enseignement sont officiellement promus, elle reste néanmoins pensée, dans le discours officiel, dans le cadre plus global des répressions soviétiques et à écouter le président Nazarbaev, elle ne doit pas faire l’objet d’une quelconque politisation . Les multiples déportations en territoire kazakh entre 1930 et 1945 et les camps du Goulag qui y ont été construits sont associés à la famine dans l’analyse des conséquences du régime totalitaire stalinien. C’est le sens donné au mémorial d’Alzhir (situé dans la région d’Astana), consacré à l’ensemble des répressions staliniennes mais édifié à l’emplacement du premier camp destiné aux épouses des victimes de la grande terreur. Il en va de même pour le musée du Karlag, ouvert en 2010 dans le bâtiment de la direction du Goulag aux abords de Karaganda. Le travail de mémoire tel qu’il est encouragé et voulu par les autorités publiques tend donc à fondre la famine dans un ensemble et à atténuer toute singularisation de la question.

Enfin, un autre élément important explique cette relative atonie de la société kazakhe face à son passé. Le rapport au nomadisme, à cette forme de vie totalement disparue et pourtant au cœur de l’identité et de la cohésion du groupe kazakh, pose aujourd’hui des problèmes. Les nouveaux standards de représentation de soi et de représentation collective de la nouvelle nation kazakhe s’accommodent mal du passé nomade jugé arriéré et ne souhaite pas mettre en avant un « paradis perdu » pré-soviétique. Ils préfèrent souligner leur entrée dans la modernité en se parant de tous ses attributs : édification d’une capitale (Astana) sur le modèle de Singapour, modes de vie globalisés, etc. L’oblitération de la famine et ipso facto de la sédentarisation fait ainsi clairement écho à l’occultation du passé nomade désormais relégué au rang de référence folklorique.

Interprétation et qualification des faits

Il n’existe pas de véritable discussion entre les historiens sur la question du statut de cet épisode de violence de masse que fut la famine kazakhe. On a pu observer une volonté de privilégier les estimations hautes de la mortalité et de faire ainsi reconnaître l’étendue du drame (Tatimov), mais il n’y a pas de conflits d’interprétation. Dans la sphère académique, la qualification des évènements fait aujourd’hui l’objet d’un relatif consensus : bien que non intentionnelle, cette famine est le produit d’un projet politique de transformation violente, peu soucieux des victimes qu’il pouvait engendrer.

Au début des années 1990, les historiens du Kazakhstan (Abylkhozhin, Tatimov) ont qualifié la famine de « génocide de Goloshchekin », attribuant ainsi la responsabilité de cette tragédie au seul premier secrétaire du parti communiste du Kazakhstan et mettant l’accent sur le mépris qu’il portait à un peuple jugé arriéré. Bien qu’absente de l’opus de référence sur l’histoire du Kazakhstan (Istorija Kazakhstana s drevnejshyh vremen do nashih dnej, 2010 : 284 et sqq.), la thèse du génocide que l’on trouve encore dans certains manuels revêtait alors un caractère nominaliste dans la mesure où l’argumentation ne s’appuyait pas sur la définition juridique internationale du génocide et n’allait pas très loin dans la démonstration. Elle se situait en quelque sorte dans la continuité de la thèse soviétique officielle qui voulait que la démission obligée de Goloshchekin et son remplacement par Mirzojan confortent l’idée qu’il s’agissait là de l’œuvre d’un seul homme. S’il est admis que le dirigeant en poste au moment des faits a joué un rôle déterminant (cf. I) dans la dissimulation de la mortalité croissante entre 1930 et 1933, il reste difficile de prouver l’existence d’une volonté étatique ou individuelle d’extermination des Kazakhs en tant que groupe et de trouver à cela des mobiles convaincants. En effet, la population kazakhe ne représentait pas un danger politique pour l’État soviétique ; elle ne mettait pas en péril l’intégrité de son territoire par ses modes de protestation ou par des velléités sécessionnistes (Ohayon, 2006 : 365).

Les derniers travaux écartent donc la thèse d’un génocide (Istorija Kazakhstana s drevnejshyh vremen do nashih dnej, 2010 ; Cameron, 2010 : 19-22 ; Pianciola, 2009 ; Ohayon, 2006) mais apportent néanmoins certaines nuances. Pour Niccolò Pianciola, il y a de fait « extermination » des nomades, le laisser-faire des autorités relevant d’un acte conscient. Si ce n’était pas un objectif des politiques élaborées par le centre moscovite, c’était toutefois le prix que les dirigeants soviétiques étaient prêts à payer pour atteindre leurs objectifs de transformation et de contrôle politique et économique de la région des steppes kazakhes. Pianciola met également en avant la dimension coloniale du mode de gouvernement du Kazakhstan à cette période qui hérite en effet d’une forte population paysanne slave issue de la colonisation impériale, laquelle se double d’une bureaucratie soviétique locale dominée par des fonctionnaires d’origine européenne et empreinte de préjugés antikazakhes. La nature des rapports de force entre les « nationaux » kazakhs et les Européens explique ainsi que ces derniers aient fait supporter aux éleveurs l’essentiel des dommages causés par la politique de collectivisation forcée. La dimension ethnique, ethnicisée, de la famine se retrouve également dans le travail de Matthew J. Payne, qui souligne la discrimination à l’œuvre dans les pratiques administratives chez les cadres européens de la république du Kazakhstan (Payne, 2001 : 76) et y voit un facteur explicatif majeur. Mais plus largement, il s’agit, comme l’analyse Pianciola, d’un épisode symptomatique des paradoxes de l’État stalinien qui met alors en œuvre une politique de construction de l’État fondée à la fois sur la promotion des nationalités et l’indigénisation des cadres tout en attaquant de fait les groupes nationaux ; une politique qui oscille entre utopie administrative de contrôle du territoire, de rationalisation économique et de modernisation et realpolitik, typique du premier plan quinquennal qui donnait entière priorité à l’exploitation et à l’extraction des ressources.

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ANNEXES

Monument à la mémoire des victimes de la famine de 1932 Inauguration à Astana (Kazakhstan), 31 mai 2012

Monument à la mémoire des victimes de la famine de 1932. Inauguration à Astana (Kazakhstan), 31 mai 2012

 

Crédit : Alexey Ozerov

 

Évolution comparée du cheptel et des réquisitions de bétail entre 1928 et 1933

Évolution comparée du cheptel et des réquisitions de bétail entre 1928 et 1933
 

Source : Ohayon (2006 : 218)

Citer cet article

Ohayon Isabelle, La famine kazakhe : à  l'origine de la sédentarisation, Mass Violence & Résistance, [en ligne], publié le : 16 Juillet, 2012, accéder le 17/05/2021, http://bo-k2s.sciences-po.fr/mass-violence-war-massacre-resistance/fr/document/la-famine-kazakhe-la-origine-de-la-sa-dentarisation, ISSN 1961-9898
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