Raus ! L’idéologie identitaire face aux « migrants musulmans »

Auteur(s): 

Stéphane François, chercheur associé au GSRL – EPHE, Paris

Date de publication: 
Décembre 2018
Illustration

Le discours identitaire qui émerge aujourd’hui de la constellation de mouvances conservatrices réactionnaires, voire racistes et xénophobes, se réunit davantage autour de la dénonciation d’une « invasion musulmane » que dans la revendication d’une adhésion au christianisme. C’est notamment le cas de Génération identitaire (GI), mouvement récemment créé, au logo jaune et noir et que son site internet présente comme « un mouvement politique de jeunesse qui lutte contre l'islamisation et l'immigration massive ». Pour mener à bien cette « mission », GI conduit des opérations « chocs », de l’occupation de mosquée à la traque aux navires humanitaires en Méditerranée, en passant par le refoulement des migrants à la frontière franco-italienne, dans des opérations toujours très médiatisées. Le chercheur Stéphane François, spécialiste de l’extrême-droite, revient sur ce groupe et en précise les fondements idéologiques.

La photographie, prise le 21 avril 2018, montre un groupe de militants de Génération Identitaires, le mouvement de jeunesse des Identitaires (anciennement Le Bloc Identitaire), déployant une banderole dans le col de l’Echelle, situé dans les Alpes française, à proximité de la frontière italienne. L’objectif de cette action, tenant du happening (Les Identitaires ont repris les stratégies communicationnelles de Greenpeace), était d’« informer » l’opinion publique européenne du danger occasionné par l’arrivée de migrants extra-européens en Europe : le col de l’Echelle est un lieu utilisé par les passeurs pour faire entrer des migrants en France. Le slogan de l’affiche est à ce titre explicite : « Les frontières sont fermées, vous ne ferez pas de l’Europe votre demeure. Dehors, rentrez chez vous ! ».

Le rejet de l’Autre est le cœur de l’idéologie de la mouvance identitaire : il s’agit non seulement de défendre les bienfaits des Etats-providence européens aux seuls Européens au sens ethnique du terme, mais également de défendre la civilisation européenne du métissage ethnique et culturel. En effet, depuis le début des années 2000, le Bloc Identitaire puis Les Identitaires (ils ont changé de nom en juillet 2016) insistent sur la nécessité de refuser toute immigration et tout métissage au prétexte de protéger les populations blanches qui seraient victimes d’un génocide lent. Pour empêcher celui-ci, Les Identitaires (mais cela est partagé par les autres structures de la mouvance et par les néonazis) prônent la « remigration », c’est-à-dire le renvoi des populations d’origine arabo-musulmanes, y compris pour les deuxième et troisième générations, vers leurs « aires civilisationnelles », le refus de toute immigration, le refus du « grand remplacement » et surtout la lutte contre l’islam, analysé comme une religion hostile à la civilisation européenne et à ses religions (paganisme et christianisme). Il s’agit pour eux de transformer l’Europe en forteresse. Cette volonté s’était déjà manifestée en 2017 avec la tentative d’utiliser un navire en Méditerranée pour empêcher l’arrivée de migrants. Les identitaires présents sur le navire étaient de plusieurs nationalités européennes : française, allemande et italienne. Outre l’hostilité à l’islam, les identitaires insistent sur les aspects criminogènes de ceux-ci et se posent en défenseurs des femmes européennes, cibles de la sexualité agressive de ces derniers, une idée déjà développée par l’historien identitaire Dominique Venner dans les années 1960.

Cette idéologie est née de la convergence des réflexions de plusieurs tendances de l’extrême droite : les nationalistes-révolutionnaires, les néonazis et surtout par le courant incarné par la Nouvelle Droite, en particulier le Groupement de Recherches et d’Études de la Civilisation Européenne (GRECE), fondé en 1969. En effet, la Nouvelle Droite est celle qui a le plus théorisé les fondements de l’idéologie identitaire. Plusieurs cadres importants de ce courant de l’extrême droite sont devenus dans les années 1990 des pionniers de l’« identitarisme » : l’historien Dominique Venner (en particulier son paganisme « boréen »), les universitaires Pierre Vial et Jean Haudry (co-fondateurs du groupuscule Terre & Peuple), le journaliste Guillaume Faye et dans une certaine mesure Alain de Benoist, qui refuse le racisme mais qui défend dans le même mouvement la défense des identités.

La mouvance identitaire est née en France avec la création en 1995 de Terre & Peuple. Ce groupuscule était à l’origine un courant du Front national, dont étaient membres deux des cofondateurs, Pierre Vial et l’écrivain régionaliste Jean Mabire, et dont le troisième, Jean Haudry, était membre du Conseil scientifique de ce parti. Les trois suivirent Bruno Mégret dans sa scission vis-à-vis du Front national avant de prendre leur autonomie. Auparavant, entre 1968 et 1985, les trois étaient des cadres importants du GRECE, qu’ils quittèrent lorsque Benoist fit la promotion de la « différence » : il était devenu un partisan d’une forme d’empire multiculturel, censé préserver les identités ethniques et culturelles des Européens et des populations allogènes acceptées en son sein, au détriment de l’affirmation ethnique qu’ils souhaitaient. P. Vial et J. Mabire refusent cette évolution et souhaitent au contraire aller dans le sens de l’affirmation ethnique, anticipant l’évolution identitaire de l’extrême droite. Cette affirmation ethnique est le cœur idéologique de la doctrine du GRECE, qui est un nationalisme européen, rejetant l’occidentalisation du monde, anticapitaliste, défendant les identités régionales dans le cadre d’une unité ethnique européenne. Le GRECE prône aussi le rejet du christianisme au profit du retour aux religions païennes de l’Antiquité européenne. Il défend enfin une conception différentialiste du monde : selon lui, chaque culture a le devoir de se préserver du métissage pour garder son identité. Par conséquent, il refuse les sociétés multiethniques et multiculturelles.

P. Vial, J. Mabire et J. Haudry sont suivis par Guillaume Faye, ancien théoricien du GRECE, qui avait quitté la Nouvelle droite au milieu des années 1980, lui aussi à la suite de désaccords avec Alain de Benoist. G. Faye s’était investi alors dans les médias. Il revient dans l’arène politique au milieu des années 1990, avec des ouvrages surfant sur le rejet de l’islam et sur l’idée d’une colonisation à la fois insidieuse (la natalité et la promotion de l’islam) et agressive (les gangs, la drogue, les « tournantes ») de l’Europe par les populations arabo-musulmanes. Il s’agit d’un complet renversement de ses positions précédentes : lorsqu’il était au GRECE, il était plutôt pro-arabe et nationaliste révolutionnaire. Ses livres lui ont valu plusieurs procès, mais firent de lui un théoricien important de l’identitarisme mondial. Cependant, son rejet de l’antisémitisme lui aliéna une partie de la mouvance, notamment ses amis du GRECE, actifs au sein de Terre & Peuple.

Au même moment, était fondé un autre groupuscule, Unité radicale. Ses membres fondateurs venaient des différentes formations ultra-radicales de l’extrême droite : skinheads, anciens de Nouvelle Résistance, une formation nationaliste-révolutionnaire, ancien du Groupe Unité Défense (GUD), etc. L’objectif était de fédérer des éléments radicaux unis par l’antisionisme et l’anti-américanisme. Leur discours associait anticapitalisme, nationalisme européen et européisme, voire un soutien à la cause palestinienne. Unité radicale fut dissoute en juillet 2002 à la suite de la tentative d’assassinat de Maxime Brunerie, l’un de ses membres parisiens, sur la personne du Président Jacques Chirac. Dans la foulée, une partie de ses anciens cadres fondent Le Bloc Identitaire – Mouvement Social Européen. L’idéologie évolue : de la condamnation de l’axe américano-sioniste on passe à celle de l’« invasion musulmane ». Dès lors, la focale du groupuscule est mise sur le rejet de l’immigration extra-européenne, en particulier en provenance de l’aire arabo-musulmane. Durant ses premières années d’existence, il existait des liens forts avec Terre & Peuple, qui se transformèrent en hostilité lorsque le Bloc abandonna l’antisémitisme et l’antisionisme résiduel d’Unité Radicale. Guillaume Faye devint alors un théoricien important du Bloc.

Pour diffuser son idéologie, après l’échec d’Une autre jeunesse, son premier mouvement de jeunesse, le Bloc Identitaire en lance un second en 2012, Génération identitaire, dont le premier fait d’arme est l’occupation de la mosquée de Poitiers. Une vidéo est réalisée à cette occasion, destinée à des adolescents et des jeunes adultes. Outre la présentation du mouvement, « nous sommes la génération identitaire », le message insiste à la fois sur la nécessité de rester européen et sur celle de rejeter les violences des jeunes de banlieues. La structure attire des jeunes, mais le recrutement se fait surtout lors des manifestations rejetant le mariage entre personnes du même sexe en 2013. Le Bloc recrute alors des jeunes catholiques, tentés par un catholicisme conservateur et identitaire, minorant de facto le contenu païen de son idéologie. En effet, comme la plupart des formations identitaires, le Bloc était plutôt proche initialement d’une forme de paganisme, ses membres célébrant les solstices dans le cadre de cérémonies privées. Toutefois, celle-ci reste présente de manière discrète, notamment dans les thèmes des universités d’été.

Selon Les identitaires, Génération identitaire pourrait se targuer de 5 000 membres à jour de cotisation. Toutefois, s’il y a peu de membres actifs, ceux-ci ont très bien intégré à la fois les stratégies de communication provocatrices de leurs aînés et leurs postures idéologiques, comme le montre brutalement cette photographie. En ce sens, les vagues de migrations que connaît l’Europe aujourd’hui sont une aubaine pour les différentes formations identitaires européennes : elles confirment leur idée d’une immigration qui ne serait qu’une forme de colonisation inversée et dont il faudrait se protéger. Le résultat, selon eux, en serait la destruction de la culture et de la civilisation européenne, voire, pour les plus radicaux de ces militants, les prémisses d’un génocide de la « race blanche ». Outre le fait d’insister sur l’idée que ces migrants seraient une cinquième colonne à la solde de Daesh, ils n’hésitent pas à mettre en avant les agressions dont se rendraient coupables les migrants une fois arrivés en Europe, reprenant ainsi la logique raciste de Dominique Venner dans sa revue Europe-Action, qui faisait des Algériens des violeurs et des criminels. Ces discours trouvent un large écho aujourd’hui auprès des opinions publiques européennes dans un contexte de rejet de l’islam et de l’immigration arabo-musulmane.

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