Accueil>"Défendre l’Europe par temps troubles", par le Professeur Loïc Azoulai

16.03.2022

"Défendre l’Europe par temps troubles", par le Professeur Loïc Azoulai

« En ces heures troublées où chacun de nous est mis à l’épreuve, le temps qui nous est imparti nous permet encore de faire face à l’avenir avec une conscience claire. »

Martin Luther King, dernier appel, 28 août 1963

Pour les Ukrainiens, l’agression russe sur leur sol, soit par des moyens dits « hybrides », soit par les lourds moyens de l’invasion militaire, ne comporte aucune équivoque. C’est une guerre totale, de nature impérialiste, qui n’appelle qu’une réaction : la résistance totale et organisée. Pour nous, Européens éloignés du théâtre des opérations, cette agression est le moment d’affirmer un soutien inconditionnel et total à la résistance intérieure ukrainienne.

Mais, pour nous, elle est aussi synonyme d’un trouble. Quelle en est la nature ? Sur le bruit de fond de la guerre qui interrompt toute pensée, nous croyons qu’il est de notre devoir de s’interroger. Pourquoi ? Parce que nous n’avons pas d’autre choix : cette interrogation porte sur le temps troublé qui nous enveloppe et risque de nous échapper. Et parce que l’interrogation qui ne naît pas de cet événement est rendue plus pressante par celui-ci. Interroger le trouble qui nous saisit, c’est accepter de faire face à l’avenir de l’Europe et des Ukrainiens en Europe, sans se donner l’illusion de la « conscience claire » dont pouvait se prévaloir Martin Luther King, et sans le confort d’une fuite tranquille dans les schémas périmés du passé.

Disons d’abord que l’agression a un effet de sidération qui nous projette ailleurs et loin en arrière. Dans ce qui arrive, il est facile d’apercevoir les ombres du passé. Les évènements du passé guerrier de l’Europe prennent le pas sur les évènements réels ; le souci de la conjoncture et du quotidien cède la place à la préparation de la guerre ; la polarisation interne aux sociétés européennes s’efface derrière une polarisation d’États-nations qui, élargie à l’échelle européenne, oppose un « nous » européen à un « eux » russe ; le sentiment que tout pouvoir politique est éloigné est recouvert par un sentiment de proximité envers une résistance pourtant lointaine mais qui porte un nom, et qui est portée par un nom : Zelensky ; les récits du « monde libre face à la barbarie », de« la primauté du droit contre le règne de la violence », de la « démocratie face à l’autocratie » resurgissent dans nos imaginaires, comme catégories invasives de pensée et comme boussole politique.

Tout cela paraît si naturel. Tout cela est présent en chacun de nous. Cela est utile à notre équilibre et c’est nécessaire à l’action. Toutefois, même chez ceux qui utilisent ces récits pour mobiliser les opinions publiques, comme chez le plus grand nombre des Européens qui assistent sidérés au déroulement des opérations militaires sur des écrans, il y a le sentiment que quelque chose d’autre se joue, un trouble existe qui ne relève qu’en partie du jugement politique et des préférences partisanes, car il met en cause un questionnement plus fondamental sur la forme d’existence de l’Europe et des Européens.

Pour signer son entrée en guerre, Poutine a déclaré : « les intérêts et la sécurité de nos citoyens sont, pour nous, non-négociables ». Par là, il a signifié qu’il se présentait comme une force brute animée d’une volonté de domination et de destruction, nourrie de passions historiques déréglées, figée dans le passé de l’illusion de la « grande Russie » et de l’invincible « homme russe » – force acculée à s’excéder et à se perdre dans une oppression sans limites. À cette force brute nous opposons la force d’une affirmation inflexible : « notre mode de vie européen n’est pas négociable ». Le 1er mars, la nouvelle présidente du Parlement européen Roberta Metsola a déclaré que la résistance ukrainienne nous montre que « notre mode de vie vaut la peine d’être défendu ». Affirmation souveraine, unanimement acclamée, cependant éminemment équivoque. Si l’on veut bien s’interroger sur l’origine et le contenu de cette affirmation, il apparaîtra qu’elle n’a que l’apparence de la clarté et de l’unanimité.

La rhétorique de la « défense du mode de vie européen » a pris naissance et s’est développée depuis quelques années en Europe, où elle est mobilisée aussi bien par des groupes attachés à la défense des valeurs abstraites d’une société libérale, ouverte et pluraliste que par des groupes luttant pour une société ordonnée, homogène et fermée, à travers des références abstraites à l’identité nationale ou à la civilisation européenne. Le langage du mode de vie sert une opposition intime au corps social européen. Cette opposition, nous ne devons pas la voiler, mais la réfléchir, lui donner corps et nous en approcher. Si nous ne le faisons pas, il est à craindre que l’affirmation que nous opposons à l’invasion russe se raidisse et durcisse jusqu’à devenir un pouvoir vain.

Il est illusoire de penser que l’épreuve de la guerre est de nature à dissoudre le trouble qui caractérise la condition actuelle de l’Europe. Faut-il rappeler, alors que s’organise d’une manière qui force l’admiration l’accueil des Ukrainiens fuyant l’agression russe en Pologne et partout en Europe, que six corps de migrants fuyant la guerre et la misère au Moyen-Orient ont été retrouvés le 1er mars sur l’île grecque de Lesbos ; qu’une centaine de migrants, principalement des Irakiens ayant été entraînés dans la folle politique d’instrumentalisation de l’immigration organisée par la Biélorussie à l’automne dernier, ont entamé une grève de la faim pour dénoncer leurs conditions de vie indécentes dans un centre de détention à Wędrzyn en Pologne ?

Notre trouble est profond. Il concerne tous les plans sur lesquels nous Européens nous sentons liés par un sentiment de la catastrophe, imminente ou déjà en cours : catastrophe écologique, sanitaire, démographique, culturelle, sociale… Alors que les Européens se tenaient jusqu’il y a peu de jours éloignés de la pensée de la menace extérieure par la guerre, ils vivent depuis des années dans une tension qui vient du sentiment d’une menace intime et de la représentation troublée qu’ils se font de leur place sur Terre, dans le monde, dans leur pays et au sein de la société.

De là une prolifération d’imaginaires aussi puissants que troublants, celui du déclassement, du désordre, du dépeuplement, du remplacement ou même de la disparition. Imaginaires qui sont à l’origine de déchirements dans les consciences individuelles, d’une radicalisation des antagonismes politiques, d’une montée de la conflictualité sociale et d’une hostilité envers l’immigration, avec bien entendu des différences en Europe déterminées par la situation, les histoires et les cultures respectives des pays européens.

D’où vient ce trouble ? Il y a en arrière-fond une situation objective qu’il faut analyser : le processus d’élargissement et d’intensification des chaînes d’interdépendance dont nous dépendons pour nos conditions d’existence. L’Europe, c’est cet état d’intrication de systèmes économiques, techniques, technologiques, sociaux, administratifs et normatifs qui lie les États européens entre eux, qui n’a jamais été aussi intense qu’aujourd’hui, dans lequel nous sommes imbriqués et qui, en quelque sorte, nous précède et nous possède.

Au moment de l’invasion russe, l’Ukraine était déjà, sous certains aspects techniques et économiques, prise dans ces chaînes européennes d’interconnexion. Ce que révèle l’occupation de l’armée russe sur une partie du territoire ukrainien, c’est, pour nous, une interdépendance qui s’étend jusqu’à la Russie et nous expose à une dépendance à son égard dans certains secteurs-clés ; c’est, pour les Ukrainiens, une volonté des Russes d’extraire leur pays des chaînes qui le relient à nous.

Mais l’Europe, c’est aussi un désir de plus en plus fort au sein de nombreux groupes sociaux de se défaire de ces chaînes pour exister et faire exister des manières de vivre déliées des systèmes européanisés et du monde globalisé. Il faut essayer de comprendre ensemble l’état d’intrication et le désir de désintrication. Car dans cette ambivalence se trouve le fond commun et trouble de la condition d’existence des Européens. Celle-ci se manifeste dans nos sociétés sous la forme d’un déchaînement d’émotions collectives et de passions sociales mêlées (l’anxiété, la colère, la peur, la fatigue, le ressentiment, la haine, la honte). Cette ambivalence génère des attitudes d’abstention, de distanciation, de défiance voire même de dégoût envers les institutions et toute forme de représentation politique. Attitudes partagées, largement alimentées par les bulles informationnelles et par nombre d’intellectuels européens.

Nul doute que ces attitudes et la nécessité dans laquelle se trouve l’Europe de composer avec elles constituent, aux yeux de Poutine, notre plus grande faiblesse, un aveu d’impuissance. Mais cette faiblesse est notre vérité et c’est d’elle qu’il faut tirer les formes d’existence qui nous immuniseront contre l’exercice de force brutal auquel il est en train de se livrer.

Que fait l’Europe ? Tout ce qu’elle peut en fonction de ce qu’elle sait faire : trouver refuge dans ses valeurs – la liberté, la démocratie, l’État de droit, le respect du droit international ; renforcer ses systèmes de régulation, dans les domaines énergétique, financier, migratoire. Mais, à cet arsenal classique, elle ajoute une intervention qui peut paraître inédite, en contribuant financièrement et massivement au renforcement des capacités des forces armées ukrainiennes. Cette intervention achève de dessiner le tournant, engagé durant la pandémie, d’une Union qui se charge de la survie de la population européenne, dans un contexte de vulnérabilité accrue aux menaces extérieures et dans une situation de fortes dépendances. D’autre part, elle replace l’Union à son insu dans une perspective de réarmement en Europe dont elle s’était détournée avec tant de force et d’obstination depuis ses origines.

Cette intervention est décisive. Admettons-le. La montée en puissance de l’Union est effective et juste sur le plan politique : elle l’était durant la pandémie (montée en puissance financière), elle l’est aujourd’hui (montée en puissance militaire). Pourtant, il faut aussi reconnaître qu’en renforçant et en objectivant encore plus la relation d’interdépendance entre États d’Europe, elle risque d’alimenter un peu plus le sentiment de défiance, de désaffiliation, de perte de contrôle ressenti par les Européens. Il faut s’attendre à ce que cette montée en puissance produise, pour le dire vite, de la défiance mutuelle. Ces deux mouvements vont de pair en Europe aujourd’hui. C’est la gestion de cette ambivalence qu’il faut d’ores et déjà préparer, notamment et surtout si nous allons jusqu’au bout de la logique d’accueillir l’Ukraine dans l’Union européenne.

L’enjeu paraît clair pour ce qu’il faut bien appeler à présent « l’après-guerre européen » : il est de rendre les Européens sensibles aux conditions dont dépendent leurs existences et, en même temps, d’inventer des formes de régulation européennes qui soient plus ajustées à leurs conditions de vie réelles. Cela passe par une pensée de la liberté qui ne se réduise pas à l’illusion de l’autodétermination des individus, une pensée de la justice qui ne se réduise pas à un simple partage de responsabilités entre États, une pensée de la société qui ne se réduise pas à un socle commun de valeurs abstraites, une pensée du monde qui ne réduise pas à un ensemble de règles européennes à portée mondiale.

Loïc Azoulai, Juriste et Professeur à l'École de droit de Sciences Po 

Défendre l'Europe par temps troubles - AOC media, 9 mars 2022