n° 116 | Livres feints | Philippe Cordez

Philippe Cordez s’intéresse à des objets en forme de livre dont les fonctions sont variées : horloge mécanique, vase à boire, chaise percée, chambre noire, arme à feu, briquet à gaz ou tire-lire.

Il ajoute un chapitre à l’histoire du livre depuis le Moyen Âge en s’inscrivant dans la lignée de Kurt Köster qui fut pionnier en la matière et forgea la notion de Verfremdung alors que la forme comptait autant sinon davantage que le contenu.

Laurence Bertrand Dorléac


Les objets en forme de livre à la lumière de Bertold Brecht : Kurt Köster et la Buchverfremdung

Philippe Cordez

Horloge mécanique, vase à boire, chaise percée, chambre noire, arme à feu, briquet à gaz, tire-lire : les objets en forme de livre peuvent servir les fonctions les plus diverses. Cet art peu étudié – quoique très pratiqué – de la combinaison d’objets s’expérimente à l’usage, tant par les sens que par l’esprit. Il offre de surprenants éclairages sur l’histoire culturelle du livre, de la fin du Moyen Âge à aujourd’hui[1].

Kurt Köster et le fichier des livres feints

Mais c’est d’historiographie qu’il s’agira ici, et plus précisément de la notion de Buchverfremdung proposée par Kurt Köster (1912-1986), qui fut le premier à s’intéresser aux objets en forme de livres et cela avec une remarquable exhaustivité. Il n’est pas fortuit que Köster ait été bibliothécaire et bibliographe au plus haut poste qui soit en République Fédérale d’Allemagne durant les Trente Glorieuses : de 1951 à 1975, il a été à la tête de la Deutsche Bibliothek, d’abord comme directeur adjoint, puis en tant que directeur à partir de 1959. Cette institution, dont le siège était à Francfort-sur-le Main (et qui fusionna après la réunification avec la Deutsche Bücherei de Leipzig pour former l’actuelle Deutsche Nationalbibliothek), était en charge du dépôt légal des écrits publiés en allemand ainsi que de la constitution de la bibliographie nationale allemande.

Livres feints

Fig. 1: Kurt Köster, fichier, Livres feints, Nuremberg, Germanisches Nationalmuseum. Photographie de l’auteur

Les objets en forme de livre ne relevaient pas des attributions de Köster : les bibliothèques ignorent en principe ces livres d’une autre nature. On peut donc estimer que d’autres motivations l’ont amené à explorer ces objets. Pour prendre la mesure de son entreprise, une visite au Germanisches Nationalmuseum de Nuremberg s’impose, où une grande pièce de la réserve conserve entre autres le legs scientifique de Köster. L’un des 24 tiroirs d’un fichier de bois porte sur une étiquette la mention « Livres feints » – en français – et contient plusieurs centaines de fiches, la plupart manuscrites et pour beaucoup agrémentées de dessins, décrivant chacune un objet. Près d’une cinquantaine d’onglets à sous-titres les classent par types : « meubles », « montres », ou « instruments scientifiques ». L’horizon de Köster était large et il a répertorié, outre les objets anciens, des « emballages modernes » et quelques « “objets-livres” artistiques » contemporains. Le tiroir contient aussi quelques lettres ; sans doute les objets en forme de livre l’ont-il longtemps occupé en marge de ses activités professionnelles.

Buchverfremdung

Au regard de cette activité, Köster a relativement peu publié sur le sujet : sept articles toutefois, parus entre 1974, peu avant son départ à la retraite, et 1987, juste après sa mort. Il formula son idée de manière explicite en 1979, au début du plus ambitieux de ces articles, publié sous le titre « Bücher, die keine sind. Über Buchverfremdungen, besonders im 16. und 17. Jahrhundert » (« Des livres qui n’en sont pas. À propos des distanciations de livres, en particulier aux XVIe et XVIIe siècles ») :

« J’emploie la notion de distanciation pour nommer ce dont il va être question ici, mais ce n’est qu’avec hésitation, faute d’un concept mieux adapté. Ce terme n’est en effet quasiment plus employé aujourd’hui que selon une acception très étroite, pour désigner, dans le champ des sciences littéraires, une figure littéraire artificielle que l’on associe en particulier au nom de Bert Brecht. »[2]

Fig. 2. Chambre noire, Théâtre de l’univers, France, vers 1750. Los Angeles, Getty Research Institute, Werner Nekes Collection, n° d’inv. 1379-226. © Digital image courtesy of the Getty’s Open Content Program

Köster avait finalement retenu le concept de Buchverfremdung ou « distanciation de livres », qui ne le satisfaisait cependant pas pleinement. Il lui préférait l’expression française livre feint, que l’on trouve sur l’étiquette de son tiroir, et au sujet de laquelle il remarque en 1977 :

« Concernant cette catégorie d’objets, intéressante tant pour l’histoire culturelle que pour celles de l’art et des livres, il manque malheureusement en allemand un terme d’une semblable concision et en même temps aussi parlant. »[3]

Buchverfremdung résiste à la traduction. Köster reconnaissait – en semblant la regretter – l’association du concept de Verfremdung au dramaturge allemand Bertolt Brecht (1898-1956). Celui-ci employait ce terme habituellement traduit en français par « distanciation » à propos de théâtre, pour désigner la mise en œuvre d’une distance critique vis-à-vis de la représentation. Brecht en avait donné cette définition dans un texte intitulé « Sur le théâtre expérimental », en 1939 :

« Distancier un processus ou un caractère, c’est d’abord, simplement, enlever à ce processus ou à ce caractère tout ce qu’il a d’évident, de connu, de patent, et faire naître à son endroit étonnement et curiosité. […] Distancier, c’est donc ‘historiciser’, c’est représenter les processus et les personnages comme des processus et des personnages historiques, autrement dit éphémères. »[4]

Si Köster affirmait tenir ceci pour une « acception très étroite » du terme Verfremdung, il ne l’a pas redéfini lui-même en rapport à des « distanciations » historiques ou contemporaines de livres ou d’autres objets. La pertinence politique du procédé brechtien, toutefois, ne pouvait le laisser indifférent. Brecht visait tout particulièrement à affûter les consciences face à des évolutions sociales préoccupantes. Fuyant les nazis, il avait quitté l’Allemagne le 28 février 1933. Quelques semaines plus tard, ses livres furent interdits et brûlés publiquement ; déchu de la nationalité allemande en 1935, il resta à l’étranger jusqu’en 1945.

Livres de l’exil

Cet exil vit naître des œuvres pour lesquelles Kurt Köster allait assumer une responsabilité toute particulière. La Deutsche Bibliothek de Francfort-sur-le-Main avait été fondée en 1946 comme un pendant de la Deutsche Bücherei établie depuis 1912 à Leipzig, désormais en zone soviétique. Sa mission principale était de rassembler et de répertorier les ouvrages édités ou fabriqués en Allemagne depuis le 8 mai 1945. On y adjoignit les écrits produits hors du pays par des émigrés germanophones entre 1933 et 1945, qui avaient échappé jusque-là à toute collecte. Ils donnèrent lieu en 1965 à une exposition, Exil-Literatur 1933-1945, constituée « à partir des fonds de cette collection certes modeste par le nombre, mais significative par son contenu et tenue en très haute estime dans notre institution », écrivit Köster dans sa préface au catalogue[5]. Revenant à l’idée de distanciation ou Buchverfremdung, la notice d’un ouvrage imprimé à Paris en 1935 interpelle :

Fig. 3: Briquet à gaz, Verdun 1916, France, vers 1916. Collection particulière. © Nicolai Kästner

« […] publication déguisée, illégale. […] Probablement la plus intéressante des parutions camouflées de l’émigration allemande. Entend donner un panorama de la littérature allemande libre. Avec les contributions de 41 écrivains [dont Bertolt Brecht]. »[6]

Le titre de ce recueil, Deutsch für Deutsche, soit Allemand pour Allemands, est d’apparence nationaliste, mais peut être lu aussi bien dans une perspective de résistance littéraire. La couverture du livre, destiné à être diffusé clandestinement au sein du Reich, empruntait l’apparence d’une collection de petits manuels didactiques imprimés à Leipzig au début du XXe siècle. Les termes « déguisé », « camouflé », indiquent bien qu’il s’agissait d’un « livre distancié », quoique d’une autre nature que ceux auxquels Köster s’intéresserait à titre personnel.

Distancier, reconstruire

Köster caractérisait la notion de Verfremdung, à propos de Brecht, comme un concept issu « des sciences littéraires ». À la différence du dramaturge, il rapporte ainsi le terme au contenu des livres. Si les livres camouflés de la littérature de l’exil, qui « distanciaient » les apparences d’imprimés inoffensifs, restaient un cas limite, Köster va plus loin, précisant son propre projet : « Il ne sera pas ici question de contenus de livres, mais uniquement d’un usage de la forme extérieure du livre à des fins non livresques, quant à la fonction et au contenu »[7]. Cet aspect impliquait que Köster appréhende désormais les livres plus radicalement, à leur limite concrète, aiguisant la connaissance de leur spécificité en tant qu’objets.

Tire-lire

Fig. 4: Tire-lire, Sparbuch. Dresdner Bank. Aktiengesellschaft, République fédérale d’Allemagne, entre 1957 et 1972. Munich, Staatliche Münzsammlung, n° d’acq. 2015.77-78. © Nicolai Kästner

La notion de Buchverfremdung appelle bien à être pensée à partir de la « distanciation » brechtienne. Si on rapporte celle-ci au livre et à ses formes, on reconnait en effet une distanciation critique qui concerne non seulement les livres en général comme genre d’objets, mais aussi a fortiori l’institution de la bibliothèque. Köster traversa les années de guerre comme jeune soldat, et la première tâche qui incomba à sa génération fut, après la catastrophe, de rebâtir l’Allemagne et ses institutions. Il assuma des responsabilités d’importance nationale, lourdes de symbole au regard de l’histoire récente, et on peut supposer que l’étude des objets en forme de livre lui apparut précisément au regard de ces tâches comme une saine mise à distance.

Objets en forme de livre

L’expression livres feints définit les objets en forme de livre par la négative, comme des « livres qui n’en sont pas », reposant sur une illusion. Un tel postulat a dominé l’intérêt pour ce type d’objet depuis Köster[8]. Sa notion de Buchverfremdung, pourtant, évitait de constituer une dualité entre réalité et représentation, en nommant un processus : le livre y apparaît modifié dans une direction « étrangère à », ou « à distance de » ce qui lui est propre. Afin cependant de mieux décrire et comprendre ce phénomène, il y a lieu de privilégier désormais l’expression positive d’« objets en forme de livre ».


[1] Ce texte est la traduction partielle et l’adaptation, par Anne-Emmanuelle Fournier et l’auteur, de Cordez 2020. Sous le titre Fünfzig Objekte in Buchform. Vom Reliquiar zur Laptoptasche, le volume ainsi introduit présente cinquante objets en forme de livre, d’un reliquaire à une pochette d’ordinateur, étudiés par près de cinquante auteurs.

[2] Köster. 1979, p. 177.

[3] Id. 1977, p. 99.

[4] Brecht [1939] 2000, p. 326.

[5] Berthold et al. 1967, p. 5.

[6] Id., no166, p. 177.

[7] Köster 1979, p. 177.

[8] Voir Grünebaum 1988 ; Dubansky 2016.


Bibliographie

BERTHOLD, Werner et al., Exil-Literatur 1933-1945. Eine Ausstellung aus Beständen der Deutschen Bibliothek, cat. exp., éd. revue, Francfort-sur-le-Main 1967.

BRECHT, Bertolt: « Sur le théâtre expérimental », dans id.: Écrits sur le théâtre, éd. Jean-Marie Valentin, Paris 2000, p. 311-329.

BRÜCKNER, Wolfgang: « Kurt Köster und die Pilgerzeichenforschung », dans Kühne, Hartmut / Lambacher, Lothar / Vanja, Konrad (dir.), Das Zeichen am Hut im Mittelalter. Europäische Reisemarkierungen, Francfort-sur-le-Main 2008, p. 19-29.

CORDEZ, Philippe, « Spiel und Ernst der ‚Buchverfremdung‘. Kurt Köster, die Deutsche Bibliothek und die Objekte in Buchform », dans id. / Saviello,Julia (dir.), Fünfzig Objekte in Buchform. Vom Reliquiar zur Laptoptasche, Emsdetten 2019, p. 10-15.

DUBANSKY, Mindell: Blooks – The Art of Books that Aren’t. Book Objects from the Collection of Mindell Dubansky, New York 2016.

GRÜNEBAUM, Gabriele: Bücher, die keine sind. Kunst und Kitsch in Buchgestalt, cat. exp., Dormagen 1988.

KÖSTER, Kurt, « Ein rätselhaftes Buchkuriosum aus der Handbibliothek der Fürstin Pauline zur Lippe (1769-1820). Beiträge zur Kenntnis buchförmiger Pistolenverstecke des 17. und 18. Jahrhunderts », dans Lippische Mitteilungen aus Geschichte und Landeskunde 46, 1977, p. 99-107.

Id.: « Bücher, die keine sind. Über Buchverfremdungen, besonders im 16. und 17. Jahrhundert », dans Buchhandelsgeschichte 2/4, 1979, p. 177-202.


Philippe Cordez est directeur adjoint du Centre allemand d’histoire de l’art à Paris. Il a étudié l’histoire de l’art, l’histoire, l’anthropologie et la muséologie à l’École du Louvre, à l’EHESS et à la Humboldt-Universität zu Berlin. Sa thèse Trésor, mémoire, merveilles. Les objets des églises au Moyen Âge est parue en 2016. Il a été enseignant et chercheur à Hambourg, Florence, Montréal, et Munich où il a dirigé un groupe de recherches sur l’art des objets.

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