n° 115 | Duchamp des mots et des choses | Thierry Davila

Le readymade est un des objets de l’histoire de l’art le plus utilisé, critiqué, étudié.  Il ne s’écrit presque jamais de la même façon et sa définition est d’autant plus instable que Duchamp ne voulait surtout pas en faire « école ».  Les générations d’artistes qui lui succèdent le détournent  à leur profit selon des modalités parfois à l’opposé de son acte inaugural. Thierry Davila revient aux origines pour mesurer l’écart qui sépare le créateur des suiveurs.

Laurence Bertrand Dorléac


Readymade,
ready-made,
ready made

Thierry Davila

Le readymade serait-il la catégorie d’objet la plus marquante de l’art moderne et de l’art actuel ? En tout cas avant d’être un objet, il est une procédure décrite à plusieurs reprises par Marcel Duchamp dont on sait à quel point le résultat a bouleversé en profondeur et pour longtemps notre vision de l’art et de son histoire. Il pourrait donc être utile de revenir sur les conditions dans lesquelles il est possible de faire un readymade, notamment à partir des textes et des déclarations de Duchamp sur ce sujet, pour tenter de regarder — et de comprendre — cette catégorie depuis sa stricte origine. L’on verra alors que bien des readymades actuels sont des contresens féconds par rapport au geste inaugural.

Histoire d’un mot

Avant toute chose, commençons par le terme lui-même. Duchamp l’utilise pour la première fois dans une lettre adressée le 15 janvier 1916, depuis New York, à sa sœur Suzanne. Il l’écrit d’un seul tenant : readymade[1]. L’histoire du mot montre que cette orthographe n’est pas la seule possible. Le terme apparaît en effet dans la langue anglaise en 1440 (redy made) et évolue au fil du temps (par exemple, on trouve la mention ready made dès 1631). À partir de la moitié du XIXe siècle (1844) son orthographe se stabilise : il s’écrit ready-made et s’applique progressivement à la production manufacturée d’habits. Sa traduction en français à partir de 1951 est « prêt-à-porter » (ready-made clothes)[2]. Dans sa première occurrence chez Duchamp, ce vocable s’écrit donc d’une manière nouvelle : les deux parties auparavant distinguées (ready made, ready-made) sont agglomérées (readymade). Finalement on trouve trois orthographes de ce terme, deux chez Duchamp (readymade, ready-made) et une autre dans la littérature duchampienne (ready made utilisé, par exemple, par Breton dans la définition qu’il donne de cette catégorie dans le Dictionnaire abrégé du surréalisme[3]). Il existe au moins un autre terme qui a une telle plasticité orthographique chez Duchamp : le mot inframince, créé par l’artiste, s’écrit lui aussi de trois manières (inframince, infra-mince, infra mince). C’est un premier lien entre les deux vocables dont ce qu’ils désignent respectivement est nourri par une forte connivence : en réalité, le readymade est un objet à inframince.

Un objet à inscription

Mais comment donc faire un readymade, comment faire un objet déjà fait ? Dans la lettre à Suzanne déjà citée, Marcel Duchamp qualifie le readymade d’« objet à inscription ». Qu’est-ce à dire ? Qu’il s’agit, pour inventer un objet tout fait, « d’inscrire un readymade[4]». Duchamp s’en explique dans un colloque organisé en 1961 par le MoMA de New York : « Une caractéristique importante : la courte phrase qu’à l’occasion j’inscrivais sur le ready-made. Cette phrase, au lieu de décrire l’objet comme l’aurait fait un titre, était destinée à emporter l’esprit du spectateur vers d’autres régions plus verbales[5] ((Ibid., p. 182.)).» Déposer une inscription sur un readymade consiste à ajouter une phrase sur l’artefact « parce que ça ajoute une couleur, si vous voulez, au sens figuré du mot. C’est une couleur verbale[6]», précise encore Duchamp dans une de ses dernières interviews. Inscrire un readymade signifie emporter l’objet loin du rétinien et le plus loin possible de la dimension illustrative du langage, lequel est ici pratiqué d’une manière illogique et non descriptive. Aujourd’hui la quasi-totalité des phrases imaginées par Duchamp a été perdue comme toutes les premières versions des readymades à l’exception de Peigne (1916). En tout cas l’objet à inscription n’est pas un objet à narration.

Un objet temporel

Une seconde opération, qui est chronologiquement la première, consiste à faire du readymade un objet temporel et cela de deux manières. D’abord à travers un rapport réglé au temps, à travers un «  horlogisme ». « Préciser les « readymades » » se fait « tel jour, telle date, telle minute », « c’est une sorte de rendez-vous » avance Duchamp[7]. Préciser les readymades est le résultat d’une rencontre hasardeuse avec une forme toute faite, c’est une question d’emploi du temps – et l’on sait que, pour Henri-Pierre Roché, la plus belle œuvre de Duchamp est l’emploi de son temps[8] , lequel ouvre à la possibilité du choix. La forme toute faite devient donc un readymade avec le temps, par hasard et par élection. Il s’agit d’un objet circonstanciel qui relève de l’occasion et non pas du jugement de goût. D’autre part, le readymade est aussi un objet temporel parce qu’il est un artefact sur lequel le temps est déposé c’est-à-dire inscrit : « C’est une sorte de rendez-vous. – Inscrire naturellement cette date, heure, minute sur le readymade comme renseignements » précise Duchamp[9]. On trouve une telle inscription temporelle sur Peigne : on peut y lire la mention « daté feb. 17. 1916. 11 A.M. » (cette date rédigée en français et en anglais correspond au troisième anniversaire de l’ouverture de l’Armory Show à New York, date-clé pour la naissance de l’art moderne outre-Atlantique). En tout cas le readymade est deux fois un objet temporel, deux fois un objet dans le temps.

Un objet indifférent

Enfin une troisième opération consiste à faire du readymade un objet indifférent – et sujet à l’indifférence. À la question de Pierre Cabanne : « Qu’est-ce qui vous déterminait dans le choix des ready-made ? », Duchamp répond : « Cela dépendait de l’objet ; en général il fallait se défendre contre le « look » », et il ajoute : « Il faut parvenir à quelque chose d’une indifférence telle que vous n’ayez pas d’émotion esthétique. Le choix des ready-made est toujours basé sur l’indifférence visuelle en même temps que sur l’absence totale de bon ou de mauvais goût[10].» Cette déclaration bien connue indique que l’indifférence matérialisée par le readymade est d’abord visuelle : le readymade incarne une visibilité anémiée qui conditionne sa dévitalisation esthétique, le fait qu’il produise selon Duchamp lui-même une « anesthésie complète[11]». On peut circuler – on doit circuler – près du readymade sans le remarquer. Plus précisément, celui-ci est présent depuis son absence – depuis sa condition d’objet sans qualités –, il est là en anesthésiant tous les outils disponibles pour son évaluation, pour sa valorisation esthétique. Il est là pour ne donner aucune prise au jugement de goût. C’est la raison pour laquelle le readymade peut se passer de public car il « ne doit pas être regardé, au fond. Il est là, simplement ». Et Duchamp d’ajouter : « On prend notion par les yeux qu’il existe. Mais on ne le contemple pas comme on contemple un tableau. L’idée de contemplation disparaît complètement[12]». Faire un readymade c’est aussi inventer une forme d’invisibilité, c’est poser une différence indifférente dans le monde, c’est insérer une différence inframince dans le système des objets. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle la grande majorité des premiers readymades n’a été vue que par très peu de personnes et exposée fort tardivement (le Porte-bouteilles (1914), par exemple, n’a été montré publiquement qu’en 1936 dans le cadre de l’Exposition surréaliste d’objets organisée par André Breton, du 22 au 29 mai, à la galerie Charles Ratton à Paris) : en tant qu’objets de peu, en tant qu’objets indifférents, il n’était pas indispensable de les disposer dans l’espace aux yeux de tous.

Simultanément objet à inscription, objet temporel et objet indifférent, le readymade est ainsi un artefact plus complexe qu’on ne l’imagine bien souvent. Duchamp en a inventé un certain nombre auxquels il donne des qualificatifs variés sans forcément les préciser : semi-readymade, readymade aidé, readymade assisté, readymade provoqué, readymade à distance, readymade réciproque, readymade malheureux, readymade malade sont quelques-unes des sous-catégories dans lesquelles se range le tout fait, nouvelle preuve donc de sa richesse.

Celle-ci est finalement régie par au moins deux règles essentielles. La première est celle de la rareté. Comme l’écrit Duchamp lui-même dans une de ses notes : « Limiter le nombre de readymades par année (?)[13]». Cela signifie donc que « c’est la parcimonie, si vous voulez, des productions de Ready-made qui est recommandée comme méthode[14]». Et Duchamp de dire à la fin de sa vie : « N’oublions pas, je ne veux pas du tout faire une école de Ready-made. Loin de là ![15]» Il va de soi qu’en multipliant les readymades sur la scène de l’art, en la saturant même de formes déjà faites, la postérité duchampienne a, à tort ou à raison, pris ses distances par rapport au geste inaugural. D’autre part, comme nous l’avons déjà souligné, le readymade est marqué du sceau de la discrétion : faire un readymade c’est inventer une forme toute faite dont le destin inaugural est de ne laisser aucun souvenir. Là aussi, la postérité duchampienne aura œuvré à rebours du geste premier : en faisant du readymade un objet hypervisible et hyperexposé, elle aura substitué à la dévitalisation rétinienne initiale celle de la manifestation spectaculaire. Autant de déplacements qui auront transformé en profondeur la procédure initiale, le geste de faire un readymade. Et qui auront promu au rang de totem de la modernité ce qui, à l’origine, avait été réalisé par distraction, par curiosité, par désœuvrement voire au gré d’un séjour paresseux dans l’inframince. 


[1] Marcel Duchamp, Affect Marcel. The Selected Correspondence of Marcel Duchamp, Francis M. Naumann et Hector Obalk (éd.), trad. J. Taylor, Londres/New York, Thames and Hudson, 2000, p. 43.

[2] André Gervais, « Note sur le terme Readymade (ou Ready-made) », Etant donné Marcel Duchamp, no 1, 1er semestre 1999, pp. 118-121.

[3] André Breton, en collaboration avec Paul Eluard, Dictionnaire abrégé du surréalisme, in Œuvres complètes, T. II, divers éditeurs, Paris, Gallimard, bibliothèque de la Pléiade, 1992, p. 837.

[4] Marcel Duchamp, Duchamp du signe suivi de Notes, écrits réunis et présentés par Michel Sanouillet et Paul Matisse, nouvelle édition revue et corrigée avec la collaboration de Anne Sanouillet et Paul B. Franklin, Paris, Flammarion, 2008, p. 68.

[5] Ibid., p. 182.

[6] Marcel Duchamp parle des Ready-made à Philippe Collin, Paris, L’Echoppe, 1998, p. 19.

[7] Marcel Duchamp, Duchamp du signe…, op. cit., p. 68.

[8] Henri-Pierre Roché in Robert Lebel, Sur Marcel Duchamp, Paris, Trianon, 1959, p 87.

[9] Marcel Duchamp, Duchamp du signe…, op. cit., p. 68.

[10] Id., Entretiens avec Pierre Cabanne, Paris, Somogy, 1995, p. 59.

[11] Id., Duchamp du signe…, op. cit., p. 182.

[12] Marcel Duchamp parle des Ready-made à Philippe Collin, op. cit., p. 14.

[13] Marcel Duchamp, Duchamp du signe…, op. cit., p. 69.

[14] « J’étais content d’être un déraciné », entretien Marcel Duchamp/Jean Antoine, Fin, numéro 13, juillet 2002, p. 39.

[15] Ibid.


Bibliographie

Dawn Ades, Neil Cox, David Hopkins, « The Readymades and “Life on credit” », Marcel Duchamp, Londres/New York, Thames and Hudson, 1999, pp. 146-171.

Dominique Chateau et Michel Vanpeene, « Catalogue raisonné des ready-made 1 », Étant donné Marcel Duchamp, no 1, premier semestre 1999, pp. 131-145. 

Thierry de Duve, Résonances du readymade, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1989.

Thierry de Duve, Duchampiana, Genève, Mamco, 2014.

Marcel Duchamp, Duchamp du signe suivi de Notes, écrits réunis et présentés par Michel Sanouillet et Paul Matisse, nouvelle édition revue et corrigée avec la collaboration de Anne Sanouillet et Paul B. Franklin, Paris, Flammarion, 2008.

Marcel Duchamp, Affectt Marcel. The Selected Correspondence of Marcel Duchamp, Francis M. Naumann et Hector Obalk (éd.), trad. J. Taylor, Londres/New York, Thames and Hudson, 2000.    

André Gervais, C’est. Marcel Duchamp dans « la fantaisie heureuse de l’histoire », Nîmes, Jacqueline Chambon, 2000.

Pontus Hultén, « Ready-made », Étant donné Marcel Duchamp, no 11, 2016, pp. 194-197.

Adina Kamien-Kazhdan, Remaking the Readymade. Duchamp, Man Ray and the Conundrum of the Replica, Abigdon, Routledge, 2018.    

Michael R. Taylor, « Readymade », The Essential Duchamp, Matthew Affron (dir.), Philadelphie/New Haven/Londres, Philadelphia Museum of Art/Yale University Press, 2019, pp. 142-180. 


Thierry Davila est conservateur au MAMCO de Genève et enseignant à l’HEAD-Genève. Il dirige un dictionnaire consacré à l’œuvre-vie de Marcel Duchamp à paraître chez Flammarion en 2021. Sur Duchamp, il a notamment publié De l’inframince. Brève histoire de l’imperceptible de Marcel Duchamp à nos jours (éditions du Regard, 2e édition, 2019). Son essai « Duchamp with Mallarmé » a paru dans le no 171 de la revue October.


Illustration : Roue de bicyclette, 1913/1964 – un readymade assisté. Assemblage d’une roue de vélo sur un tabouret. Métal et bois peint. 126.5 x 31.5 x 63.5 cm Paris, Musée National d’Art Moderne. C.C.O. Domaine public. [ducamp.me]

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