À l’heure où l’on s’interroge sur le statut du vivant et du non-vivant, de l’humain ou du non-humain, les choses nous occupent comme des agents actifs du monde, qui agissent autant sur nous que le contraire.
Marielle Macé redonne aux poètes la primeur de les avoir traitées autrement, de les avoir regardées, écoutées, entendues comme nous devrions le faire. Au parlement des choses réclamé par Bruno Latour, elle appelle à la barre les témoins-choses et aussi celles qui accusent : la Méditerranée, par exemple. Sa voie poétique n’exige pas de les faire parler comme nous parlerions, mais de les prendre en considération, de se tenir « au bord » d’un échange avec tact et imagination.
Laurence Bertrand Dorléac
Élargissement
du poème
Marielle Macé
L’anthropologie a considérablement élargi ses objets d’interrogation ; dans son tournant « ontologique » elle invite à reconnaître le statut de sujet à des vivants non-humains, mais aussi à des non-vivants, en les dotant d’une intériorité, d’une capacité à signifier, ou d’une agency. Être pierre, être fleuve, être machine, être bête : autant de modes d’être désormais rassemblés sur une même scène ontologique et politique, puisque c’est avec chacune de ces formes de vie que nous avons à nous lier, et qu’à chacune de ces choses (à son silence) il s’agit donc de prêter l’oreille.
Le monde, en effet, a des idées, beaucoup d’idées qui l’agitent, se débattent à la surface même de ce qui existe. Et c’est parce que le monde a beaucoup d’idées qu’il bruisse de possibilités d’émancipations : il y a plus d’idées sur terre qu’on ne l’imagine, des idées à même la terre, à même les choses, car toute forme de vie risque son idée, se conduit, fait une ligne, dit sa formule, déclare que l’on pourrait vivre tout autrement, comme ça, comme ça, et encore comme ça… Les choses réputées muettes, en cela, en disent long. La terre notamment crie, réclame, se fait entendre, se cabre, propose ; et c’est à l’écoute de cela que s’inventent les écopolitiques actuelles.
Où trouver des alliés, cependant, pour construire cette écoute ? Comment entendre ce qui ne parle pas sans lui feindre un langage ? Je fais le pari que les poètes ont ici un temps d’avance. Car ces choses du monde, qui réclament si fort qu’on les traite autrement, ce sont les très anciennes choses lyriques. La poésie est ici très savante, experte même — elle qui est l’élargissement même.
Comment donc entendre ces idées qu’a le monde ? Comment entendre, par exemple, le discours pourtant muet de l’eau — et notamment ce que le silence terrifiant de la Méditerranée a bel et bien à dire ? Il suffit peut-être de l’interroger, de l’inviter à comparaître. Par exemple à comparaître au procès en responsabilité des vies perdues sur nos côtes. L’eau sans doute ne peut pas répondre mais elle peut en répondre, paraître à la barre, témoigner, accuser même, si l’on se met à l’écoute de ce dont, très concrètement, son silence et son opacité se souviennent. L’eau en effet ne se contente pas d’ensevelir, elle retient, conserve, enveloppe ce qui s’y love, par là se souvient, et peut donc témoigner. Écouter ce qu’elle a à dire, c’est écouter ce témoignage, avoir à entendre ce tout nouveau témoignage (car la Méditerranée disait tout autre chose avant). Ce n’est pas seulement que l’eau désormais gémisse, c’est qu’elle porte plainte : elle porte la plainte, la recueille, la soutient. Les tonnes de plastique qu’elle enferme portent plainte — une plainte en contrefaçon pour falsification de paysage, défiguration de la figure même de nos mythes, défiguration du cosmos. Les embarcations échouées portent plainte. Les corps noyés évidemment portent plainte.
Pour entendre parler sa non-parole, il faut un mélange de scrupule et d’audace. Dont fait preuve dans un autre espace le documentariste chilien Patrizio Guzman, dans Le Bouton de nacre (2015), qui fait alterner plusieurs voix de l’eau — plusieurs « voies d’eau » : la découverte des corps torturés et noyés des desaparecidos ; l’honneur rendu au savoir-faire des peuples indigènes du Sud Chili ; le regard posé sur des blocs de quartz enfermant millénairement des bulles d’eau, le constat de ce que ce pays, le Chili, présente plus de 4000 km de côtes mais désaime l’océan, et qu’à son Nord il porte aussi le désert le plus aride du monde… Toutes ces voix se font entendre, et leur chœur converge vers l’évidence de « la mémoire de l’eau ». La mémoire de l’eau, c’est le nom donné en 1981 à une hypothèse de Jacques Benveniste selon laquelle l’eau qui a été en contact avec certaines substances conserve l’empreinte de leurs propriétés ; il semble que cette hypothèse soit aujourd’hui unanimement considérée comme fantaisiste. Mais avec Guzman, le thème un peu louche de la mémoire de l’eau se trouve entièrement politisé, restitué à sa force conflictuelle, car cette mémoire est appelée à la barre — appelée, j’y insiste, à comparaître et à crier justice.
Ce n’est pas en effet seulement que l’eau se souvienne, qu’elle change de cours, se replasme autour de l’advenu ; c’est qu’elle a été témoin et qu’un témoin ça se convoque, publiquement, et ça s’écoute. Ces efforts pour entendre le discours de l’eau ne sont pas des efforts pour fictionner une parole, mais pour se mettre à l’écoute de quelque chose qui justement n’a pas le don de parole, mais qui en sait long, et pourrait, dans son silence, répondre de nous et de notre humanité. — « Un seul navire répondra à tout », posait Michaux dans un vers fait pour nous.
C’est aussi ce qui a animé le travail conçu par Charles Heller et Lorenzo Pezzani, Forensic Oceanography), lorsqu’ils se sont faits les vigies des vies perdues en Méditerranée, défenseurs de leurs droits, et par conséquent surveillants des surveillants. Ces géographes se sont penchés sur le cas d’un bateau abandonné à la mort, « the left-to-die boat », une embarcation de migrants qui en 2011 a dérivé pendant quatorze jours dans une zone surveillée par l’OTAN, a envoyé de multiples signaux, a été plusieurs fois identifié, a reçu la visite d’un hélicoptère et a croisé la trajectoire d’un navire militaire, mais n’a jamais été secouru, et sur lequel soixante-trois migrants ont trouvé la mort, dans une éclipse silencieuse des juridictions et une fragmentation des espaces de contrôle, au bord apparent de toute responsabilité. Ignorées, ces vies ont pourtant laissé des traces dans l’eau, jusqu’à celles des appels de détresse, et en déchiffrant attentivement ces traces on peut transformer la mer elle-même « en un témoin susceptible d’être interrogé ».
Écouter les idées du monde aujourd’hui, c’est bien cela : écouter le cri de Gaïa, les gémissements de la Méditerranée. Et encore : se demander sérieusement ce que c’est qu’être rive, être fleuve, être pierre, être forêt, savoir ce que dirait la terre, non pas si elle parlait, mais plus simplement (comme le posait Vinciane Desprets au sujet des bêtes), si on lui posait les bonnes questions.
— Être fleuve, Essere fiume, c’est le titre d’une œuvre splendide de Giuseppe Penone, qui juxtapose deux pierres aux formes identiques ; la taille de la première lui a été donnée par les années passées au contact de l’eau, celle de la seconde par le sculpteur, qui reproduit et reparcourt ce travail, qui « fait le fleuve » comme on ferait la bête. Et être fleuve, ici, c’est un état de la pierre, un souvenir qu’a la pierre, une idée de la pierre, un rêve de la pierre même ; et je songe à une autre œuvre de Penone, Idee di pietra, « Idées de pierres », qui figure un arbre portant, en guise de feuilles, de gros blocs de granit, des pierres qui se rêvent feuilles — comme les arbres de Ponge se prenaient à rêver que leurs feuilles étaient des oiseaux, qu’ils avaient su faire ça.
C’est un chapelet des verbes qui s’égrène ici : « être fleuve », « être pierre », « penser comme un arbre » (Jacques Tassin), « penser comme une montagne » (Aldo Leopold), « apprendre à parler à une pierre » (Annie Dillard), « penser comme un rat » (Vinciane Despret)… Où l’élargissement du sensible, et la politisation de l’idée même de nature, se diront toujours en verbes, pas en noms, qu’ils soient « propres » ou communs. Parce que la question n’est pas de baptiser et faire venir adamiquement les choses du monde, mais de les laisser rêver, de les laisser dire leur idée.
Penser comme une forêt. Pas même se demander si les forêts pensent, mais poser qu’elles le font. C’est tout le propos d’Eduardo Kohn dans How forests think, un livre exemplaire de cette décision d’élargir parlement des vivants. Dire « penser » c’est sans doute trop dire (et l’on en fait beaucoup grief à Kohn). Il faudrait d’autres verbes, et à la fois plus de retenue et plus d’imagination, pour saisir l’écho de ce que Lacan appelait « le signifiant dans la nature ». Mais ce qui importe ici c’est la décision d’honorer d’autres comportements dans le sensible et dans le sens. Et c’est à cela que l’infinitif ou le « comme » sont bons ; l’infinitif, mode de la participation, de la coulée d’un style d’être dans un autre ; le « comme », qui fait la relation tout en maintenant l’écart, qui dit que l’on n’en saura rien mais que l’on tente, que l’on approche, et que l’on essaie de suivre ces idées qu’a la vie. Non pas en simulant ces intériorités autres, en croyant s’y loger et en redoubler l’expérience ; mais, depuis notre site de langage à nous, en faisant l’hypothèse de ces autres pensées et de notre rencontre, de notre alliance, de notre collaboration (mais aussi bien de nos conflits) avec elles.
Or je crois que la poésie a son mot à dire (et plus qu’un mot) dans cet élargissement, elle qui est tout entière élargissement, largesse. Avant tout lorsqu’elle ose s’adresser à ce qui ne pourra pas répondre, à ce qui n’entend pas, à ce qui même n’existe pas, ou plus — toutes « choses » que les poètes ne craignent ni d’écouter ni d’interroger, mais qu’ils se refusent à faire parler, prenant acte du fait que justement elles ne parlent pas, et que pourtant elles n’en pensent pas moins.
C’est là en effet l’ordinaire de l’effort poétique ; ou plutôt, c’est la folie raisonnable du poème ; ou encore : c’est l’animisme tranquille du poème, sa force de vérité éco-poétique aujourd’hui si précieuse, que de dresser une scène de parole où écouter ce qui ne dit rien et pourtant signifie, non en lui « donnant voix » mais en le laissant se phraser à sa manière ; une scène où s’adresser à ce qui donc ne répondra pas, n’entend pas, peut-être même n’existe pas. Le poème règle sa parole sur ce qui ne saurait parler, il fait obstinément (comme Roubaud destinant son poème à sa femme morte) « l’hypothèse d’une réponse, l’hypothèse d’une rencontre, l’hypothèse de quelqu’un » .
Pour un poète en effet, rien d’étrange à écouter les pensées de l’eau (et de l’arbre, et du temps, des morts), à s’adresser à eux, à leur commander même. Lamartine commande au temps de suspendre son vol ; Michaux, Roubaud, Deguy disent doucement à une épouse défunte de ne pas craindre de n’être plus rien, puisque « nous deux » est encore ; Ponge défie un arbre de changer d’expression : « Tente encore une feuille ! – La même ! Encore une autre ! La même ! ». Novarina adresse un Discours aux animaux (il ne singe pas le discours des animaux, ne les fait pas parler, mais ajuste sa propre parole à leur présence, à leur façon d’être, à la gravité de leur non-parole).
Mais ces poètes, j’y insiste, savent que ça ne répondra pas, que ça ne « parle » pas, en tout cas pas comme ça, pas comme nous, et qu’on n’en saura rien. Ils ne font pas semblant que nous puissions converser avec les bêtes ou avec les choses. Qu’est-ce par exemple que dire « tu » à un mort, qu’es-ce que construire sans le forcer ce rapport d’interlocution ? Le poème est là pour ça, pour instituer une scène syntaxique où l’on essaiera des liens en syntaxe jusqu’à trouver le bon, où l’on se tiendra au bord de cet échange, où l’on saura qu’à cet échange on n’a pas tout à fait droit.
Il faut pour cela autant d’imagination que de tact : imagination pour prêter l’oreille à ces idées qu’a le monde, qui décidément n’en manque pas ; tact devant ces non-paroles, tact qui retient les chants sans scrupules, ceux qui croient savoir et pouvoir tout faire parler à notre endroit. Le tact est requis parce qu’il y a aujourd’hui beaucoup d’êtres qu’on ne sait pas nommer : des états du vivant, des dérives du vivant, des hybrides, des négociations bizarres qu’il faut se garder de trop vite catégoriser, pour faire droit à notre temps métamorphique (il faudrait, plaident ainsi Philippe Descola ou Baptiste Morizot, supporter ce moment d’instabilité où l’on ne sait pas quelles relations il convient d’entretenir avec ces formes de vie, mais où l’on pressent que c’est là un des enjeux politiques de notre temps) : ne pas se hâter de stabiliser les relations ou de changer les non-humains en humains, repenser les liens possibles, toucher comme il faut, relancer l’imagination.
À ce mélange de tact et d’imagination, je suis convaincue que la poésie, dans la précision de ses « manœuvres de langage » (Valéry), pourvoie, et qu’à elle aussi il faut se décider à prêter l’oreille.
Bibliographie sélective
Jean-Christophe Bailly, L’Élargissement du poème, Paris, Bourgois, 2015.
Lorraine Daston (éd.), Things that Talk : object Lessons from art and science, NYC, Zone Books, 2004.
Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005.
Vinciane Despret, Que diraient les animaux, si… on leur posait les bonnes questions ?, Paris, La Découverte, 2012.
Alfred Gell, L’Art et ses agents. Une théorie anthropologique, Dijon, les presses du réel, 2009.
Patrizio Guzman, Le Bouton de nacre (El Botón de nácar), film documentaire, Chili, 2015.
Charles Heller & Lorenzo Pezzani, « Traces liquides : enquête sur la mort de migrants dans la zone-frontière maritime de l’Union européenne », Revue Européenne des Migrations Internationales, 30 (3 et 4), p. 71-107.
Eduardo Kohn, Comment pensent les forêts. Vers une anthropologie au-delà de l’humain, Bruxelles, Zones sensibles, 2017.
Jacques Roubaud, Quelque chose noir, Paris, Gallimard, 1986.
Être pierre. Catalogue de l’exposition au musée Zadkine (29 septembre 2017 – 11 février 2018), Paris Musées, 2017.
Marielle Macé enseigne la littérature à l’EHESS, où elle est directrice d’études, et comme professeur invité à la New York University. Elle fait partie des animateurs des revues Critique (Minuit) et Po&sie (Belin). Son travail a porté sur le genre de l’essai, la mémoire littéraire et les recours à la littérature, et sur un renouveau de la pensée du style, élargie du domaine de l’art à la qualification des formes de vie, dans leur pluralité indocile. Ses livres prennent la littérature pour alliée dans une compréhension des formes de la vie commune et des valeurs qui s’y affrontent. Parmi ses publications : Le Temps de l’essai (Belin, 2006), Façons de lire, manières d’être (Gallimard, 2011), Styles. Critique de nos formes de vie (Gallimard, 2016), « Nous » (Critique, n° 841-842, 2017), Sidérer, considérer. Migrants en France, 2017 (Verdier, 2017), Les Noues (Verdier, à paraître).
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