n° 4-2 | L’enfant modèle | Camille Saint-Jacques

L’enfant a toujours tenu son rôle dans les sociétés. Il a toujours eu sa place dans l’esprit des adultes qui ont projeté sur lui leurs fantasmes et leur vision du monde. L’enfance n’a pas toujours été pour autant objet d’histoire et même si l’on s’intéresse aux enfants depuis l’Antiquité, à travers les traités de morale, de médecine ou de pédagogie, elle devient un vrai sujet après 1960 surtout, avec la publication du livre pionnier de Philippe Ariès : L’Enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime. Même contesté désormais sur certains points, il reste un repère. Même si l’on a tendance à relativiser l’importance du 18e siècle dans le changement des mentalités — le Moyen Age aussi devait avoir sa part dans l’invention de l’enfance —, la famille change sensiblement avec le siècle des Lumières : l’éducation devient plus attentionnée, plus adaptée aussi à la personnalité singulière de l’enfant — le succès de L’Emile de Jean-Jacques Rousseau en 1762 en témoigne.
Le recul de la mortalité, les progrès de la médecine et de la puériculture conjuguées à la fin du 19e siècle, feront naître de nouveaux espoirs et l’on verra autrement celui qui passait autrefois avant tout pour un adulte en miniature, vorace et dangereux. L’institution scolaire suit et c’est aussi dans ce cadre que s’impose au XXe siècle la notion inédite d’art enfantin : les écoles libérales s’en servent pour libérer l’enfant (Freinet, Montessori, Decroly). C’est aussi le moment où les artistes à la recherche de l’enfance de l’art, découvrent la puissance du dessin d’enfant comme celui des « fous » et des « primitifs » ; le temps où l’on met en pratique l’affirmation de Baudelaire: « le génie n’est que l’enfance retrouvée à volonté ». Les avant-gardes en feront un très large usage contre les conventions, le matérialisme et la culture savante. Leur néo-primitivisme fraye avec le goût de la pureté que l’on prêterait volontiers aux religieux. L’enfant est un outil majeur, dont l’art spontané sera copié, commenté, exposé. Le psychologue fera le reste en étudiant, classifiant, répertoriant, trouvant un ordre là où les autres aiment avant tout le chaos et la pulsion à l’état pur. Le professeur oscillera entre les deux constats, dressant tout en libérant l’expression, pris entre le modèle des artistes modernes et celui des psychologues.
Avant de s’intéresser aux représentations de l’enfance, Emmanuel Pernoud a publié un livre pionnier sur le sujet, sur l’Invention du dessin d’enfant (Hazan, 2003). Camille Saint-Jacques lui répond en artiste attentif qui voit dans la reproduction du dessin d’enfant par les adultes, le refus de la culture, donc d’une difficulté inouie mais indispensable. Le débat reste entier car c’est aller à rebours de la réaction de nombreux artistes contemporains qui répondent au mythe de l’enfance de l’art véhiculé depuis le romantisme par la caricature de leur propre rôle d’enfant attardé. Pour mieux s’en débarrasser dans une société devenue infantile et infantilisante, dit Emmanuel Pernoud qui voit en Alfred Jarry un père spirituel, gribouilleur de génie et refusant de toutes ses forces les enfants modèles.

Laurence Bertrand Dorléac
Séminaire du 15 avril 2005

Remarques d'un peintre
sur le dessin d'enfant

Camille Saint-Jacques

L’intérêt et le plaisir que nous avons aujourd’hui à regarder des dessins et des peintures d’enfants est l’un des rares points de rencontre entre l’art avant-gardiste et le goût commun. Le fossé entre les aventures les plus audacieuses des arts plastiques et le grand public est si souvent évoqué, qu’il me semble important de souligner d’emblée combien cette communauté de regard à propos de l’art enfantin est à la fois rare et jusqu’ici négligée. Le grand mérite du travail d’Emmanuel Pernoud est de tenter une histoire de cette expérience commune, là où nous ne voyions pas jusqu’ici matière à réflexion.

À la lecture du livre d’Emmanuel Pernoud, j’ai été frappé de constater que l’association qui me semblait jusqu’ici naturelle entre enfance et dessin, était le fruit de mutations très récentes dans les domaines de l’art et de la pédagogie. Comme souvent, « l’invention » du concept a créé son propre objet. S’il ne nous reste guère de dessins d’enfants datant d’avant la seconde moitié du XIXe siècle, c’est sans doute parce qu’on ne leur laissait guère le temps ou les moyens d’en réaliser. Si par hasard, ce temps et ces moyens étaient réunis, le dessin en question rejoignait aussitôt les autres déchets résultant du premier âge de l’homme, sans être regardés. En considérant de manière nouvelle ce dessin, l’avant-garde artistique a certes transformé ses propres canons esthétiques, mais elle a surtout fait naître un océan de dessins et de peintures, là où il n’y avait rien ou presque. Pour le coup, la formule de Robert Filliou, « l’art, c’est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art », me semble tout à fait justifiée. Encore fallait-il qu’on entreprît cette histoire à laquelle Emmanuel Pernoud s’applique, et qui nous permet désormais d’établir cette relation singulière.

Le premier âge

Comme beaucoup de parents, j’ai remarqué l’influence de l’entrée en Cours Préparatoire sur la production dessinée et peinte. Si le début de l’apprentissage de l’écriture, du calcul, de l’autorité… ne tarit pas immédiatement le flux gigantesque des « œuvres », elle en modifie l’esthétique.

Avant 5 ou 6 ans, l’enfant ne modélise peu ou pas. Chez les petits de maternelle, l’arbre, le visage, peuvent être de formes fantasques. À la veille de Noël, toutes les écoles s’attèlent à l’exercice traditionnel qui consiste à demander aux enfants de peindre des sapins pour ensuite en faire une grande exposition – déjà ! Le résultat est toujours magnifique d’invention, de justesse et d’efficacité dans les moyens utilisés. Des trois outils de base du peintre : dessin, couleur, valeur, les enfants ne gardent que les deux premiers. J’ignore pourquoi, mais la valeur, le rendu du clair et du sombre sur un même ton, ne semble pas correspondre à la structure psychomotrice des premières années. Les couleurs sont souvent posées en aplats, et – lorsque la maîtresse ou le maître le permet – ce sont les mélanges et les contrastes qui suggèrent ce qui nous voyons comme des ombres ou des reliefs. Cette première particularité n’a évidemment pu échapper aux tenants de l’ombre colorée qui virent là l’application spontanée des idées de Chevreul.

Une autre caractéristique saute aussi immédiatement aux yeux, c’est l’aisance avec laquelle les enfants passent de l’abstraction à la figuration. Là encore, on imagine combien cette « facilité » a dû stimuler l’intérêt des peintres du début du XXe siècle. Avant l’acquisition du langage, il me semble que les enfants ne modélisent pas, c’est-à-dire qu’ils n’enferment pas un objet dans une forme type préalablement pensée ou apprise. Ils paraissent réagir de manière impulsive à la stimulation que constituent le motif ou le thème.

L’apprenti sage

Avec l’apprentissage de l’écriture et de la géométrie, arrive le souci de se conformer à un modèle fourni par les adultes. Très vite, on voit disparaître l’incroyable justesse des premiers dessins. Les « travaux » sentent l’application, parfois la peine, et l’écart par rapport au modèle devient une maladresse. Selon la pédagogie des adultes, leur aptitude à fournir des modèles variés et stimulants pour l’enfant, les dessins et les peintures peuvent conserver à cet âge un réel intérêt pour le regard des adultes. À cet âge, les enfants perçoivent très bien comment les artistes jouent avec les modèles. Les peintures présentées en permanence par l’Atelier des enfants du Centre Pompidou à Paris, sont un bon exemple de la complicité entre artistes et enfants à ce moment du développement. Les artistes tentent, eux, de prendre des distances avec des modèles qui leur pèsent (morphologie, représentation de l’espace, etc), quand les enfants sont à l’âge où il n’est pas toujours facile d’assimiler ces mêmes modèles.

Ce que m’apprennent les dessins d’enfants
Les deux âges que je viens de distinguer ici m’apprennent des choses différentes.

Des tous petits, j’apprends d’abord à ne pas en faire « trop », à ne pas souligner l’effet, à ne pas glisser vers la répétition, la manière, le formalisme, c’est-à-dire vers une composition qui perdrait prise avec le motif pour tourner en circuit fermé. Un dessin de petite section de Maternelle est toujours juste. Il peut, à mon goût, manquer d’élégance, ou bien au contraire, je peux lui trouver une grâce étonnante, il n’est jamais chic, fabriqué ; il ne sent jamais « le mannequin » comme on disait autrefois aux Beaux-arts.

De ce premier âge, j’apprends aussi l’incroyable puissance des moyens plastiques qui sont à la disposition d’un peintre. Quiconque a un jeune enfant dans son entourage, ne peut se désespérer « qu’on a tout fait ». On peut certes être inhibé par la feuille blanche, mais la présence d’un tout petit vous rappelle que le blocage vient toujours de vous et non de ces moyens qui depuis quelques dizaines de milliers d’années permettent aux hommes de tout dire.[ref]J’aime beaucoup cette phrase d’Antoine Coypel parlant de la peinture : « Tout est de son ressort, soit sur terre, sur les eaux ou dans les airs ». Je me la remémore souvent lorsque je doute. Elle se trouve dans les « Discours sur la peinture » (1721) in : Les Conférences de l’Académie Royale de peinture et de sculpture au XVIIIe siècle, édition établie par Alain Mérot, éd. École Nationale Supérieure des Beaux-Arts, Paris, 2003, p. 417[/ref]

Enfin, et surtout, il me semble que les tout petits me montrent comment peindre en dehors de ce que j’ai nommé précédemment les « modèles ». C’est une question délicate, car bien sûr, une fois adulte, nul – même fou, sous l’emprise de la drogue ou de l’alcool – ne peut vraiment prétendre se défaire entièrement de ce qu’il a appris. La volonté de Paul Klee qui voulait inclure dans le catalogue de ses œuvres, ses dessins d’enfants et exclure ses années d’apprentissage, tient davantage de l’acte de foi que du réalisme. C’est parce que les enfants ne savent pas ce que doit être un arbre ou un visage, qu’ils ont tant de disponibilité pour saisir une expression ou la force de la germination végétale. Pour ma part, ces dessins me rappellent que l’important, c’est-à-dire le rendu d’une émotion, de la « sensation » dont parlait Cézanne, ne dépend pas de ma capacité à penser la forme, de ma technique.

Il me semble qu’avec ces dessins de jeunes enfants, comme d’ailleurs avec ceux des malades mentaux, les œuvres des cultures premières, etc, le XXe siècle n’a eu de cesse de chercher à renouer avec cet état premier de l’émotion. L’éducation qui lui succède l’enrichit incontestablement, mais c’est au prix d’un effacement quasi total de cet état de grâce que nous ressentons comme la perte d’un paradis perdu. J’ignore la raison pour laquelle l’art actuel voue depuis tant d’années un tel culte aux origines et baigne ainsi dans une ambiance néo-primitive. D’ailleurs, il y a peu de chance que l’explication m’intéresse. Cependant, je ressens fortement ce déterminisme historique lorsqu’il pèse sur mes goûts et je crois que notre intérêt pour les œuvres des enfants y est lié.

Du deuxième âge, celui marqué par l’apprentissage des modèles et la maladresse, je retiens surtout la valeur esthétique de la maladresse. Chaque fois qu’un enfant s’empêtre dans la représentation en perspective d’une table, par exemple, il produit un écart dont je peux me servir pour m’émanciper de la prégnance d’une représentation-type qu’il s’agit toujours pour moi de critiquer et d’essayer de renouveler. C’est grâce au travail des pédagogues et des artistes que cette impuissance de l’enfant devant le modèle peut être lue désormais comme une felix culpa [ref]Voir à ce sujet l’article d’Emmanuel Pernoud : « Zigzag, l’arabesque ratée » dans l’ouvrage collectif que j’ai dirigé, La maladresse, une faute heureuse, éd. Autrement, Paris, 2003, pp. 44-57.[/ref]. Même lorsqu’elle est sans intérêt d’un point de vue plastique, elle présente une valeur humaine attendrissante, voire une force poétique.

Work in regress [ref]La formule est de Werner Hoffmann, cité par Emmanuel Pernoud dans L’invention du dessin d’enfant, p. 91.[/ref]

Si l’histoire des relations du dessin d’enfant avec l’art du XXe siècle s’esquisse à peine, les propos, les références des artistes qui soulignent l’importance des œuvres enfantines dans le développement de leur art sont innombrables. Il me semble qu’en ce début de XXIe siècle, la glorification de la jeunesse, le privilège donné à l’innovation sur l’expérience, se fonde en partie sur cette quête forcenée de l’originel, du premier, de l’authentique, qui est le fil rouge tissant ensemble l’art et l’art enfantin. Le pop art marque pour moi le moment où l’intérêt pour l’enfance est passé du statut de stimulus à celui d’astuce. En quelques décades, la référence à l’enfance avait acquis sa légitimité culturelle. Dans la plupart des cas, je crois que l’approche des arts plastiques par les enfants a cessé d’être l’occasion d’une réflexion sur les moyens pour servir simplement d’outils de subversion des valeurs de la haute culture bourgeoise. L’apparition de motifs empruntés à la BD, aux dessins animés, au cinéma pour adolescents, a été rendue possible parce que, dans les années soixante, l’idée que la jeunesse pouvait être une valeur alternative régénérante faisait son chemin. Depuis, nous nous sommes mis à faire les enfants, comme d’autres faisaient les fous, les idiots, les primitifs… Après avoir été révolutionnaire dans la première moitié du XIXe siècle, la Bohème est devenue régressive ! Je l’ai fait à mon heure et je ne le regrette pas. Mais j’ai mis du temps à m’apercevoir que ces poses étiolaient l’étendue de mes moyens et rapetissaient l’horizon des sujets susceptibles de m’intéresser. Le passage par ce qui est devenu une rhétorique de l’enfance n’a désormais de sens que pour sa valeur subversive. Mais, là encore, est-ce parce qu’avec l’âge on devient blasé, ou bien par dégoût du couple « subversion – subvention » cher à Rainer Rochlitz, la subversion m’ennuie souvent désormais si elle n’élargit ma capacité à appréhender le monde.

Je ne veux donc retenir de l’art enfantin que ce qui peut enrichir mes moyens d’expressions plastiques. Je reste assez circonspect devant le néo-primitivisme et ses tendances régressives. Ayant la chance d’être le père de jeunes enfants, mon intérêt pour ce type d’œuvres est renouvelé de facto et l’enjeu est désormais double. Il s’agit à la fois de voir, de comprendre, et à l’occasion de « voler », ce qui peut m’être utile, mais surtout d’y réagir en transmettant au moment propice ces modèles, ces moyens, qui susciteront toujours plus de désirs de comprendre la beauté du monde. C’est mon rôle de père mais c’est aussi, je crois, celui de tout peintre, tant il me semble que passées les premières années, apprendre et transmettre ne font qu’un.

Certes le dessin d’enfant est riche d’enseignement, mais notre émerveillement devant ces œuvres ne doit pas nous faire renoncer à ce devoir de transmission de cette expérience du dessin et de la peinture. Il s’agit d’un héritage précieux, incroyablement divers, pas du tout académique, et dont l’étude est émancipatrice et à bien des égards désinhibante pour l’enfant ou l’adulte curieux de voir et de communiquer. L’idée que l’on puisse faire aujourd’hui, du dessin d’enfant une autorisation pour régresser vers des monomanies graphiques et picturales me désole donc un peu.


Camille Saint-Jacques est peintre. Il enseigne le Français au lycée Claude Garamont à Colombes (Hauts-de-Seine). Il a dirigé le Journal des Expositions de 1991 à 1999, puis Post de 1999 à 2001. Il est l’auteur de : Marc Devade, peintre et théoricien, éd. Lettres Modernes, Minard, Paris, 1986. Marc Devade, Écrits théoriques, Paris, éd. Éditions des Lettres Modernes, Minard, 1988. Artiste, et après, Nîmes, éditions Jacqueline Chambon, 1998. Arts contemporains 1950 – 2000, Paris, éditions Autrement, 2002. La Maladresse, une faute heureuse (dir.), Paris, éditions Autrement, 2003. Notre paresse, Paris, éditions Autrement, 2005.

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