n° 5-2 | Le beau et l’utile | Jean-Yves Andrieux

Dans Les Misérables, Victor Hugo fait dire à l’étudiant révolutionnaire Enjolras que  le dix-neuvième siècle est grand mais que le vingtième sera heureux.  Le 19e s’identifie en tout cas au formidable élan progressiste qui s’affirme au nom d’un idéal social et par une série de réformes dont celle des Beaux-Arts semblait de plus en plus inévitable.
D’une part, le progrès s’envisage comme croissance ou développement, d’autre part comme processus d’égalisation des conditions, ce que Tocqueville identifiait à la marque du mouvement sociologique et anthropologique moderne, sous le chapitre nouveau de la démocratie.
Dans le monde de l’art, cette croissance et avant tout celle du bien-être, passa par la volonté de réconcilier le beau et l’utile, les artisans et les artistes, les architectes et les décorateurs, les bâtisseurs et les peintres, les penseurs politiques et les artistes, par le désir aussi de revoir de fond en comble un enseignement des Beaux-Arts désuet qui n’envisageait pas le passage entre les arts et la fonction de l’artiste dans une société que l’on voulait meilleure, plus harmonieuse et moins inégalitaire.
Dans les faits, le monde de l’art allait devoir en partie déchanter et prendre acte de l’échec de la réconciliation entre les arts, pour longtemps. En France plus qu’en Angleterre ou en Allemagne, la partie était minée par une série de facteurs : l’arriération et le manque d’imagination des entrepreneurs, la défense trop timorée d’une éthique au service du changement politique, social, culturel.
L’exposition récente au Victoria and Albert Museum de Londres montrait en affichant son point de vue volontiers nationaliste, la nature du débat encore actuel. Elle opposait les fruits des Arts and Crafts aux résultats limités de l’Art Nouveau français cantonné dans ses tergiversations et son décoratisme indécrottable. Jean-Yves Andrieux, historien de l’architecture, discute les thèses de l’historienne de l’art Rossella Froissart Pezone, redonnant de l’intelligence à une critique utile de la présentation des faits, près d’un siècle après les événements. Ces thèses sont présentées dans un livre remarquable sur un petit groupe d’artistes acharnés à penser la fonction sociale de l’art : L’Art dans tout (2004). Largement arrimés à une conception saint-simonienne et positiviste, les artistes qui adhéraient à ce groupe et, plus généralement, à l’utopie d’un art social, souscrivaient en fait peu ou prou aux observations de Roger Marx en 1913  « Pour que l’art se répande que la nation prospère et que l’ouvrier vive, il faut des prototypes parfaits, aptes à être répétés en série, impeccablement, avec la certitude que garantit à l’industrie la science toujours mieux disciplinée et toujours plus flexible. »
L’artiste devait donc se placer en amont de la production et donner des modèles pour embellir l’intérieur des habitations en les éclairant de son bon sens fonctionnaliste. L’éclectisme qui en résulta n’augurait pas vraiment de l’histoire bien plus longue du projet encore d’actualité d’allier l’art à la vie quotidienne.

Laurence Bertrand Dorléac
Séminaire du 17 juin 2005

Arts and Crafts versus Art nouveau ?
L'art et le débat sur les nations au tournant des siècles

Jean-Yves Andrieux

L’histoire n’a de meilleur intérêt, tous les spécialistes le disent depuis Marc Bloch, que d’éclairer le futur et le destin de l’humanité. L’historiographie est le miroir inévitable de cette mission, de cette quête inlassable.

Les Arts and Crafts sont-ils incompatibles avec l’Art nouveau ?

Après celui sur les arts de la décennie 1900, illustrés par les expositions concurrentes de Londres et Paris, le débat rebondit à présent sur les Arts and Crafts et l’Art nouveau. En visite dans les Cotswolds à Hidcote Manor (connu pour son jardin exceptionnel), Rodmarton manor (au riche mobilier de l’époque) et Kelmscott manor (une des résidences du père fondateur, William Morris), Véronique Cauhapé résume pour Le Monde (9 juin 2005, p. 22-23) la discussion : « Les Arts and Crafts reposent sur un projet ambitieux de transformation de la société, de réforme du travail et des modes de vie. Ils se veulent un courant en profondeur, moins superficiel, formel et esthétisant que l’Art nouveau qui, durant la même période, sévit notamment en France, en Belgique, en Espagne ». Et plus loin : « Arts and Crafts et Art nouveau sont cousins germains. Mais cousins seulement. Car, à bien y regarder, on ne peut oublier que ce pays (i.e. le Royaume Uni) est protestant. Le mobilier et les objets Arts and Crafts ont en effet des lignes plus rigides, des postures plus rudes, des allures plus austères que ceux de l’Art nouveau, qui expriment, de manière extravertie, leur excentricité. Reflet en somme d’une mentalité et d’une culture méditerranéenne ».

La parenté des situations à un siècle d’écart

Cette vue bien sûr simplifiée pour les besoins du lectorat a le mérite de résumer les questions en suspens. Une fois l’Art nouveau réduit à trois pays (et en fait trois villes : Bruxelles, Paris, Barcelone, plus l’excursus atypique de Nancy), les Arts and Crafts auraient en revanche inondé le reste du monde occidental, et même, si l’on suit l’exposition du Victoria and Albert Museum, à Londres, le Japon, sous la forme du mouvement Mingei qui s’impose dans l’archipel du milieu des années 1930 à 1945, soit pendant la forte période d’expansion de l’empire. C’est assez dire si les connotations sont lourdes de sens : quel chemin suit au juste la modernité en Orient et en Occident ? Quels en furent les points de rencontre et de passage ? A un siècle environ d’écart, on touche aux mêmes interrogations sur le marché mondial – ici, de l’art – et sur l’essor des sentiments nationaux, si ce n’est celui des nationalismes. Bien plus qu’historiques, les enjeux sont actuels. Au travers de l’histoire, c’est bien notre regard sur le monde d’aujourd’hui qui est en jeu. Les économistes (Pierre-Cyrille Hautcoeur spécialement) rappellent en effet, en écho, combien la période de « grande dépression » des années 1870 à 1895, puis celle de croissance des nationalismes, de 1895 à 1914, présentent sinon des points communs, du moins des analogies indiscutables avec le début du XXIe siècle.

L’aventure édifiante du groupe « L’art dans tout »

En France, à côté des colloques, plusieurs thèses récentes nourrissent la réflexion en s’appuyant sur des études de cas : l’école de Nancy (Hervé Doucet, Art nouveau et régionalisme. Émile André (1871-1933), architecte et artiste, université de Versailles St Quentin, 2004), le foyer belge (Françoise du Mesnil du Buisson : Gustave Serrurier (1858-1910). Parcours d’un architecte à l’aube du XXè siècle. Rationalisme constructif, art social et symbolisation, université de Versailles-St-Quentin, 2004). C’est à cet important effort de renouvellement que contribue Rossella Froissart en braquant le projecteur sur un groupe d’artistes parisiens, dit « L’art dans tout », éphémère mais actif, peu nombreux mais attentif à la substance des querelles sur les arts décoratifs, en lien avec l’architecture. En s’attachant à fonder l’utopie d’un art nouveau, comment ces gens rencontrent-t-ils la dérive des sentiments nationalistes ? La réponse de l’auteur est fouillée. Elle a le mérite d’être en même temps nuancée et d’insister utilement sur les spécificités françaises. On en cite les principales : l’influence de la pensée saint-simonienne sur l’art social, jusqu’aux plus hautes sphères de l’État ; les voies étroites de la proto-modernité (le rapprochement entre décor de vie et temps présent) ; l’influence radicale et réductrice à la fois du Paris bouleversé par le baron Haussmann ; la timidité de la France sur les styles, miroirs d’académisme plus que vecteurs comme ailleurs de la nouveauté ; l’incapacité des décorateurs français à mener une action de longue durée soutenue efficacement par les industriels. La France souffre déjà à cette époque d’une irréductible césure entre ses élites artistiques et sa force économique : l’élan n’y est pas unitaire, la fidélité à la doctrine, en dépit de l’image faussement intellectuelle du pays, velléitaire. Pour autant, les membres de « L’art dans tout » offrent un tableau très subtil et composite d’un milieu artistique encore vigoureux mais trop écartelé entre tendances diverses, peu compatibles : ruskinienne (Dampt), réaliste (Charpentier), rationaliste (Sorel), fonctionnelle (Aubert), théorique (Plumet), moraliste (Morrau-Nélaton). On en comprend dès lors les forces et les faiblesses ainsi que la prise terrible que les tentatives de rénovation vont offrir à une opposition nationaliste dramatiquement réactionnaire et agressive, soucieuse de rétablir le génie de la France égaré dans les sables depuis la fin de l’Ancien Régime et qui, par conséquent, ne peut mieux se réincarner que dans les résurgences de l’époque de gloire absolue du pays, celle du roi Louis XV. Absurde rêve d’une puissance rétrospective.

Les Arts and Crafts, Lumières du monde civilisé ?

C’est un panorama complètement opposé que propose la riche exposition de Londres. Celle-ci retient le point de vue que le mouvement des Arts and Crafts, aux bases incertaines parce qu’initialement assises sur des principes idéalistes de vie et de travail, a su rapidement s’allier à d’autres tendances nationales – en intégrant les patrimoines, les ressources et les savoir-faire locaux – et, du même coup, répondre à des besoins sociaux. À l’aide d’un vaste échantillon de réalisations parmi lesquelles on doit rendre hommage aux splendides reconstitutions globales d’intérieurs décorés, les commissaires tentent de montrer la vigueur et le rayonnement mondial d’un mouvement qui se définit par l’unité des concepts simples mais pertinents dont procèdent les œuvres, par l’adoption d’une éthique de l’âge démocratique, par la volonté de mettre cette éthique au service du changement politique, social, culturel. Au rebours de la France, l’effort est porté sur le statut de l’artisanat et la révision des conditions de fabrication des objets artistiques par l’industrie. Le succès des Arts and Crafts est donc d’abord celui des entrepreneurs. C’est indubitable. Au Royaume-Uni et surtout aux États-Unis, alors jeune nation, à la recherche d’une cohérence nationale, fascinée par les créations des anciens indigènes et dotée d’un tissu adapté de petites firmes rurales. À contrario, l’application du même schéma à la quasi totalité de l’Europe laisse sceptique. Elle oblige à émietter l’exposition dans une série de sections nationales étiques. Elle ne rend pas compte du cheminement en fait très disparate des sentiments nationaux sur le continent et elle a l’inconvénient de faire des Arts and Crafts et de l’Art nouveau des mouvements trop cohérents et étanches dont l’un aurait réussi et l’autre failli. Globalement juste dans ses attendus économiques, le propos ne s’applique pas lorsque l’art doit refléter la politique. Les visions du passé apparaissent donc bien, ici encore, comme des passeports pour le temps présent.


Jean-Yves Andrieux est historien de l’art contemporain, professeur à l’université de Rennes, expert auprès de la direction de l’Architecture et du Patrimoine (ministère de la Culture). Il est membre du comité éditorial de la Revue de l’Art et de Histoire urbaine. Il dirige la collection « Les destinées du patrimoine » aux Éditions Belin et co-dirige la collection « Art et Société » aux Presses universitaires de Rennes. Auteur de Patrimoine et Histoire (Belin, 1997) et Patrimoine et Société (PUR, 1998), il publie, ce printemps, chez Belin, L’abbaye de Sénanque : Berliet et l’invention du mécénat industriel, ainsi que les actes du colloque international tenu à l’UNESCO en 2002 (en co-édition) : La réception de l’architecture du Mouvement moderne. Image, usage, héritage (Presses universitaires de Saint-Étienne).

Comments are closed.