n° 18-1 | Opacités de la technique | André Gunthert

La singularité de la technique, c’est peut-être d’avoir l’air objectif et intemporel quand la réalité démontre tout le contraire : elle obéit comme le reste à l’histoire et aux conventions. André Gunthert revient sur les arguments qui pourraient nous inviter à rallier le terrain de l’histoire déserté par les partisans du formalisme. A travers des exemples connus auxquels nous n’avions jamais vraiment prêté attention sous l’angle de la technique, il rappelle que toute opération d’enregistrement perçue comme transparente au moment où elle s’effectue a tendance à s’opacifier au fur et à mesure que cette opération s’éloigne dans le temps. En fait, la redéfinition de la technique n’a pas de fin ni les variations du goût par nature provisoire dont elles dépendent. Rien n’a lieu sans un minimum de consensus historique dont le plus durable est bien de voir garantir tous les aspects d’immédiateté et de transparence possibles.
Christian Walter étend la réflexion sur la fausse neutralité de la technique à l’économie. En l’occurrence, il montre qu’un marché dépend de son enregistrement. La crise boursière récente lui aurait donné raison quand il insiste sur la nature de l’appréhension de l’incertitude du monde économique et financier, par une modélisation probabiliste datée des années 1960 et reposant sur des conceptions statistiques héritées du 19e siècle. Selon lui, les pratiques qui en découlent seraient inaptes à prendre en considération des phénomènes actuels majeurs : les emballements de l’opinion et les crises de liquidité. Plaidant pour « une bonne image » de l’incertitude, il éclaire le rôle de la représentation, en économie comme ailleurs.
Les deux auteurs démontrent chacun à leur façon, en partant d’objets très différents, combien la technique joue un rôle puissant : faussement innocente, elle gagne aussi longtemps que le spectateur n’a pas envie de savoir ce qui se cache derrière ses filtres.

Laurence Bertrand Dorléac
Séminaire du 13 décembre 2007

Comparaison d’ambiance chromatique. Au dessus : James Bond contre le Dr No (Terence Young, 1962). Au dessous: Goldeneye (Martin Campbell, 1995), édition DVD MGM 2007, vidéogrammes.

Un récent ouvrage intitulé Photography Theory tente de faire le point sur l’évolution des conceptions du médium[ref]Cf. James Elkins (dir.), Photography Theory, New York, Londres, Routledge, 2007.[/ref]. Son maître d’œuvre, James Elkins, a sollicité le ban et l’arrière-ban des auteurs qui comptent en matière d’études visuelles. Pourtant, malgré ses quarante contributeurs, l’essentiel du volume reste constitué par le face-à-face entre Rosalind Krauss et Joel Snyder.
Quoi de plus normal ? Examiner la théorie photographique revient aujourd’hui à discuter le concept central d’indicialité, proposé en 1977 par Rosalind Krauss. Dans un article resté célèbre, alors qu’elle cherche à caractériser les nouvelles pratiques artistiques des années 1970, la critique d’art proposait cette définition : « Toute photographie est le résultat d’une empreinte physique qui a été transférée sur une surface sensible par les réflexions de la lumière.

La photographie est donc le type d’icône ou de représentation visuelle qui a avec son objet une relation indicielle [ref] »Every photograph is the result of a physical imprint transferred by light reflections onto a sensitive surface. The photograph is thus a type of icon, or visual likeness, wich bears an indexical relationship to its object », Rosalind Krauss, « Notes on the Index. Seventies Art in America (1) », in October, n°3, 1977, p. 75., trad. de l’anglais par J.-P. Criqui, « Notes sur l’index », in L’Originalité de l’avant-garde et autres mythes modernistes, Paris, Macula, 1993, p. 69.[/ref]. »
Tout en souhaitant contrer l’hégémonie picturale du discours formaliste par l’importation du modèle photographique sur le terrain de l’art, Krauss restait fidèle à la stratégie moderniste de caractérisation par les moyens spécifiques du médium. En scellant cette élaboration par la notion d’index, empruntée à Peirce, elle associait au soubassement formaliste, creuset de l’histoire de l’art américaine, le label de la théorie sémiotique, à l’époque au sommet de sa vogue. Jamais la photographie n’avait disposé d’un concept aussi élaboré ni aussi séduisant, qui sera discuté et prolongé par de nombreux travaux pendant une vingtaine d’années[ref]Voir notamment : Katia Schneller, « Sur les traces de Rosalind Krauss. La réception française de la notion d’index, 1977-1990 », in Études photographiques, n° 21, décembre 2007, pp. 123-143.[/ref].
Parmi les intellectuels spécialistes du médium, un seul aura réaffirmé son désaccord constant avec la reductio ad indicem de la photographie : l’historien de l’art Joel Snyder. Dans Photography Theory, Rosalind Krauss le désigne elle-même comme son contradicteur favori, et leur dialogue rebondit en plusieurs endroits du livre.
Pour Snyder, l’approche ontologique sur laquelle repose l’argument indiciel peut tout au plus fournir un point de repère idéalisé pour la croyance dans l’objectivité photographique, mais n’est pas pertinente pour décrire les images. L’historien de l’art insiste au contraire sur le caractère conventionnel de la représentation photographique, rapprochée de l’élaboration de la perspective. Selon lui, il n’existe aucun « rapport direct » entre l’objet et l’image photographique, mais au contraire une relation complexe formée de médiations entremêlées.
A quoi Rosalind Krauss répond par cette citation tirée de La Chambre claire, de Roland Barthes : « Ce débat est vain : rien ne peut empêcher que la Photographie soit analogique ; mais en même temps, le noème de la photographie n’est nullement dans l’analogie (trait qu’elle partage avec toutes sortes de représentations). Les réalistes, dont je suis, et dont j’étais déjà lorsque j’affirmais que la Photographie était une image sans code – même si, c’est évident, des codes viennent en infléchir la lecture – ne prennent pas du tout la photo pour une « copie » du réel – mais pour une émanation du réel passé : une magie, non un art [ref]Roland Barthes, La Chambre claire. Note sur la photographie, Paris, Cahiers du cinéma/Gallimard/Le seuil, 1980, p. 138.[/ref]. »
Malgré ses exemples, Snyder échoue à emporter la conviction. C’est pourtant bien lui qui a raison. Depuis trente ans que dure le débat, pourquoi sa position demeure-t-elle isolée ? La qualité de son raisonnement n’est pas en cause. Le caractère conventionnel de la photographie, qui va à l’encontre de notre intuition courante, est un des traits plus ardus à mettre en évidence.
Les photographes professionnels savent bien qu’en changeant d’objectif ou de film, ils disposent au moment de la prise de vue d’une marge de manœuvre substantielle, qui leur permet de modifier l’aspect, la géométrie ou les couleurs d’une scène. Mais le grand public, qui n’a guère de prise sur ces variations, est laissé dans l’ignorance de ces alternatives. Nous n’aimons pas penser que l’image dépend d’une série de filtres dont les paramètres, qui peuvent être modifiés, nous ont été imposés en silence par des ingénieurs ou des services marketing. L’objectivité de la photographie est un credo puissant et nous préférons admettre sans discuter la transparence du médium.
Pourtant, il existe un trait simple et connu de tous qui manifeste de façon frappante le caractère conventionnel de l’enregistrement visuel. Nous l’apercevons bien souvent, par exemple à la télévision, lorsque nous voyons un film éloigné de nous dans le temps – comme La Grande Vadrouille (Gérard Oury, 1966) ou La Mort aux trousses (Alfred Hitchcock, 1959). C’est une conscience fugitive, que la fiction qui nous happe a vite fait de nous faire oublier, mais que l’on distingue habituellement pendant les premières minutes ou les premières secondes du film. Pendant ce bref intervalle, ce que nous percevons, sans y prendre garde, c’est la différence d’ambiance chromatique entre le film et notre environnement visuel habituel.
Fugitive, cette expérience est néanmoins parfaitement familière, puisque c’est elle qui nous aide à identifier le genre et à situer dans le temps les images que nous apercevons lorsque nous cherchons un contenu attractif en zappant d’une chaîne à l’autre.
On peut mettre en évidence cette différence d’ambiance, par exemple à partir de l’enregistrement en DVD de la série des James Bond, dont les éditions Metro Goldwyn Mayer ont récemment publié un coffret entièrement remastérisé. Dans cet ensemble homogène et relativement stéréotypé qui s’étend sur quarante-cinq ans, il est facile d’isoler et de comparer des situations semblables. La première apparition de Sean Connery, dans James Bond contre le Dr No (Terence Young, 1962) s’effectue dans un casino, à une table de baccarat. La comparaison avec une scène similaire dans Goldeneye (Martin Campbell, 1995) permet de montrer distinctement la différence des couleurs des accessoires, des costumes ou des tons chair.
La perception des couleurs, on le sait, est un phénomène en grande partie subjectif et culturel. Mais les différences d’ambiance chromatique des films forment une échelle relative dont le caractère objectif est aisément démontrable. Lorsque Michel Hazanavicius, pour Le Caire, nid d’espions (2006), a souhaité conférer à son film des allures de remake des années soixante, en manière de clin d’œil aux premiers OSS 117 tournés par André Hunebelle à partir de 1963, il joue volontairement du traitement des effets chromatiques et créé artificiellement ce petit air vieillot nettement perceptible.
Comment analyser ce phénomène ? James Bond contre le Dr No a été réalisé en Technicolor, une technologie déjà ancienne au moment du tournage, qui a assuré la suprématie du cinéma hollywoodien depuis les années 1930, alors que Goldeneye est tourné grâce au procédé Rankcolor, une variante de l’Estmancolor de Kodak, qui s’est répandu à partir des années 1950. Comme la collection des vidéos a fait l’objet d’un réétalonnage, la différence perceptible d’ambiance chromatique n’est pas un effet du vieillissement des supports, mais la manifestation du caractère temporaire d’un consensus sur les conditions de restitution du réel dans le contexte cinématographique. Autrement dit, la manifestation du caractère conventionnel de l’enregistrement visuel.
Ce même effet est également présent dans l’univers photographique. Comme le montrera la consultation de n’importe quel album de photographies familiales un peu étendu dans le temps, nous percevons et identifions des différences d’aspect comme autant d’informations sur la situation temporelle d’une image. Ce caractère bien connu, qui permet par exemple aux experts de dater une photographie ancienne [ref]Voir notamment : Henry Wilhelm, Carol Brower, The Permanence and Care of Color Photographs, Grinell (Iowa), Preservation Publishing Company, 1993[/ref], n’est jamais analysé pour ce qu’il montre. Il témoigne pourtant de la façon la plus claire qu’une opération d’enregistrement, qui est toujours perçue comme transparente au moment où elle s’effectue, va progressivement s’opacifier au fur et à mesure qu’elle s’éloigne dans le temps et que s’impose un nouveau consensus, qui fait apparaître le précédent comme daté.
On le constate avec les derniers progrès de la photographie numérique : cette évolution est sans fin, car il n’y a pas de limite objective à la redéfinition d’un équilibre sensitométrique, qui est un compromis entre un ensemble de conditions techniques et un goût provisoire. Même si elle est plus manifeste au fur et à mesure qu’on remonte dans le passé, notre perception du phénomène s’adapte et s’affine au même rythme que les technologies de restitution, et il y aura un moment où un voile semblable tombera sur les photos des reflex numériques actuels, qui nous apparaîtront alors comme tout aussi passagères et situables dans le temps qu’un tirage Ektacolor des années 1970.
L’opacification du support est la manifestation la plus simple et la plus apparente du caractère technique de l’opération d’enregistrement. Chacun en a fait l’expérience. Il suffit d’en tirer la leçon. Ainsi pouvons-nous reformuler la sentence initiale de Rosalind Krauss : toute photographie est le résultat d’une empreinte physique qui a été transférée sur une surface sensible par les réflexions de la lumière et d’un consensus historique sur les conditions de sa restitution. La photographie est donc le type de représentation visuelle qui a avec son objet une relation conventionnelle perpétuellement révisée de façon à garantir les aspects d’immédiateté et de transparence conformes à son héritage culturel.


Bibliographie

BARTHES, Roland, La Chambre claire. Note sur la photographie, Paris, Cahiers du cinéma/Gallimard/Le Seuil, 1980.

ELKINS, James (dir.), Photography Theory, New York, Londres, Routledge, 2007.

KRAUSS, Rosalind, “Notes sur l’index”, in L’Originalité de l’avant-garde et autres mythes modernistes, Paris, Macula, 1993, p. 63-91.

SCHNELLER, Katia, « Sur les traces de Rosalind Krauss. La réception française de la notion d’index, 1977-1990 », in Études photographiques, n° 21, décembre 2007, p. 123-143.


Historien de l’art, chercheur, éditeur, André Gunthert est maître de conférences à l’EHESS, où il a créé le Laboratoire d’histoire visuelle contemporaine (Lhivic). Il a fondé et dirige la revue Études photographiques. Auteur de nombreux articles et de plusieurs ouvrages consacrés à l’histoire des pratiques de l’image, il a notamment codirigé avec Michel Poivert L’Art de la photographie aux éditions Citadelles-Mazenod (2007). Il poursuit actuellement ses recherches sur les nouveaux usages de l’image numérique. Ses travaux récents sont consultables sur son blog: www.arhv.lhivic.org.

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