n° 36-1 | Une esthétique élitiste pour tous | Agnès Callu

Au chapitre des combats en faveur de l’égalité devant la culture, le nom de Gaëtan Picon peut être cité, nous dit Agnès Callu, l’auteur d’une thèse sur ce « vaincu de l’histoire », qui aurait toujours essayé d’imposer un goût élitiste par la hauteur de choix audacieux et démocratiques dans la mesure où il milita pour que soit touché l’ensemble du pays, en particulier par le biais des Maisons de la Culture. Nietzschéen à la française, solitaire et finalement demeuré aux marges des débats contemporains, il laisserait malgré tout les traces légères d’un projet d’envergure, imaginé dès 1937, et mis en pratique (mais aussi entravé) comme Directeur des Arts et Lettres, sous le ministère de Malraux, à partir de 1959.

Laurence Bertrand Dorléac

 

Gaëtan Picon

Agnès Callu

Gaëtan Picon (1915-1976), associé à une écriture âpre et difficile, analysant, expliquant, interprétant des objets aux concepts complexes, demeure, sinon inconnu, au moins étiqueté, en flou, du côté des « vaincus de l’histoire » – certains l’affirment – dans les imaginaires collectifs. Or, aux fondements, il est l’homme d’une pensée culturelle : l’élitisme pour tous quand il milite passionnément pour « […] la culture, ensemble des choses auxquelles nous tenons, que nous préférons, que nous aimons […] ». Assurément, de biais, on entend célébrer son action aux Affaires culturelles lors du colloque du Cinquantième anniversaire du ministère de la Culture lorsque sont évoqués les différents modèles de politiques culturelles et que Bernard Faivre d’Arcier souligne l’initiative d’un André Malraux imposant « une pensée humaniste et républicaine à l’œuvre directement issue du Siècle des Lumières ». En oblique, encore, la sûreté pérenne de son goût de l’art contemporain s’impose à l’occasion de la rétrospective du « peintre du noir », Pierre Soulages. Cependant, une recherche directe consistant à installer Gaëtan Picon à l’épicentre d’une recherche historique était attendue et relève d’un choix académiquement recevable.

Gaëtan Picon, un « vaincu de l’histoire » ?

Premièrement, en lecture immédiate, il s’agit de questionner l’ombre dans laquelle, aujourd’hui encore, Picon est maintenu. En effet, pourquoi si peu, voire très peu d’études sur lui ? Ostracisation volontaire à l’égard d’un critique ou d’un romancier estimés en-deçà du genre et/ou de sa catégorie ? Ostracisation obligée, compte tenu de l’effet répulsif né d’une expression et d’un style presque infranchissables, lorsque poésie et philosophie se disputent, sur le terrain du langage, pour interroger des objets, par eux-mêmes rendus inaccessibles ? Ostracisation car l’homme et sa pensée, globalement, avancent à rebours des idées et idéologies alors environnantes, loin de l’existentialisme sartrien d’après-guerre, anti-structuraliste, voire « a-structuraliste », dans une décennie 1960 admirative des nouvelles distributions intellectuelles quand elles sont foucaldiennes ? C’est pourquoi, comprendre l’isolement et/ou le rejet d’un sujet pensant et agissant, auteur d’une œuvre malgré tout toujours référencée et, sur certains plans, demeurée référentielle, compose, en soi, un champ d’étude valide et valable pour l’historien

Deuxièmement, la transversalité – intellectuelle autant que comportementale – de Gaëtan Picon suggère de facto une pluri-disciplinarité de travail stimulante mais encore peu admise et vérifiée dans l’historiographie. Picon avec son « attitude philosophique », son langage poétique, l’érotisme sensualiste de son analyse génétique des œuvres, se situe au carrefour de plusieurs profils de chercheur. Il réclame, pour son interprétation et celle de ses travaux, sinon d’effacer, au moins d’accepter de rendre poreuses les frontières entre plusieurs disciplines académiques. Pour « rentrer dans sa tête », sans même parler de la dimension psychologique, nécessité est faite d’invoquer des références et des outils qui empruntent aux sciences historiques et littéraires mais aussi, très fortement, à la Philosophie et à l’Esthétique.

Troisièmement, « l’apolitisme » de Picon intrigue. Bien sûr, chez lui, une adhésion romantique de gauche au moment de la Guerre d’Espagne, un refus des totalitarismes en 1939-1945, un choix gaulliste à la Libération, mais le tout, en demi-teinte, frôle [par la pensée] la militance, sans jamais vraiment s’en saisir. Abstraction faite de la schématisation des trajectoires générationnelles, il est vrai que l’on eût pu s’attendre à ce qu’un « intellectuel », comme lui, s’engage pendant le Second conflit, prenne position au moment de la Guerre d’Algérie, suive, au titre de décideur d’un régime gaulliste, les idéaux du Général, choisisse son camp en 1968. Alors, pour quelles raisons Picon demeure-t-il sinon dans l’évitement, au moins, en flux constant, à la marge de toute forme de politisation ? L’interprétation qui consisterait à le dépeindre comme un homme dépourvu de conscience politique ou la faisant ployer au fil de l’eau et des circonstances, est un leurre ; tout autant, vouloir le classer, le cliver presque, dans une ou des familles politiques, relève du contresens fondamental. Pourquoi ? Parce que Picon, par tempérament profond, est philosophe ; au-delà de l’immédiat, il vit, apprécie, déprécie sa vie et son temps en philosophe et son nietzschéisme l’installe dans un « u topos » qui ne bride pas sa conscience (elle est au clair) mais la positionne, durablement, comme en surplomb de la politique. Il regarde et analyse du haut de sa tour d’ivoire (ou de papier) : 1936, la Défaite, le RPF et son De Gaulle libérateur, l’occasion manquée, selon lui, d’un 1968 salvateur lorsque, dépoussiérant les vieilles idoles d’une bourgeoisie immobile, il eût permis ce que Picon, idéaliste à l’écart du monde, de ses contingences et de ses réalités, ne cessa finalement d’espérer de 17 à 60 ans : l’émergence d’un « ordre nouveau » ouvert aux hommes libres.

 Ecrire la biographie d’un intellectuel

Aussi, creuser l’inattendu d’un parcours, coudé parfois, mais au vrai linéaire, justifie-t-il l’exercice. Pourquoi Gaëtan Picon écrit-il sur des auteurs et des artistes concurremment classiques ou underground (Balzac et Dubuffet, par exemple) ? Pourquoi Gaëtan Picon refuse-t-il une étiquette intellectuelle pour, arrimé à l’ancrage nietzschéen seul accepté de lui, suivre un goût qui, par arabesques, se déploie de la Littérature aux Arts plastiques, en passant par quelques séquences musicales ? Pourquoi la figure du philosophe Picon, hors du temps réel, mais heurtant des balises temporelles exigeantes qui obligent à choisir, dérange-t-elle dès l’instant qu’elle ressemble à du repli, du mépris, alors qu’elle n’est qu’éthique et respect du recul observant ? Toutes ces questions méritent l’examen mais elles ne font sens qu’à la condition de les chaîner les unes aux autres, à l’évidence, dans l’élan d’une trajectoire personnelle et biographique. Comprendre une œuvre, c’est évidemment comprendre celui qui la produit. On sait qu’il faut fouiller les fondations sociales, culturelles, intellectuelles, politiques et économiques de l’individu. À préciser les choses, cela exige d’identifier les legs et leur greffe, la construction des référents, l’émergence du don, l’invention de substitutions affectives, la gamme des liens qui disent l’élection du cœur, ses manques aussi, la place en société, les cercles et lieux de sociabilités, les réseaux sociaux, les navigations dans un milieu pour lequel entre 1945 et 1970 la notion de « République des Lettres » est éloignée de tout anachronisme et au cœur de laquelle celui que, presque à l’exclusive, on appelle « Gaëtan » est, tout à la fois, heureux, malheureux, addict, perdu, mélancolique, passionné.

Une biographie pour comprendre une politique culturelle

S’atteler à une biographie de Gaëtan Picon constitue un exercice utile car, par-delà l’analyse d’une « identité narrative plurielle», c’est bien l’étude d’une politique culturelle inventive et novatrice dont il est question. Elle ne prend cependant de l’ampleur et du sens que rapportée, précisément, à l’échelle d’une vie considérée sur la longue durée.
Et Malraux sait exactement ce qu’il fait, puisque, depuis la fin des années 1930, il est le témoin oculaire privilégié de la construction du concept culturel de Picon. Il suit son ami dans la triangulation notionnelle ardue que ce dernier dessine entre Culture, Connaissance et Civilisation dès 1937 et à laquelle, toute sa vie (est-ce fixisme ou fidélité ?) il demeure attaché, car elle est habitée, mue, éclairée par Nietzsche. Malraux lit pendant la guerre, l’avancée, pas à pas, de l’essai philosophique de Picon édité post-mortem « La vérité et les mythes » qui rebascule son concept culturel à l’aune des traumas du conflit. Dix ans plus tard, fiévreux, en 1951, il partage avec Picon, à Beyrouth, outre le même embrasement pour « la psychologie de l’art » ou « un musée imaginaire » les contours d’un proto-ministère et, dans le galop de leur imagination, déjà les prémices des Maisons de la Culture. Il entend Gaëtan Picon, l’année d’après, au Congrès pour la Liberté de la Culture, pour la première fois, se faire le tribun, convaincu et convaincant d’une culture déjà malrucienne, car refondée autour de l’héritage historique. C’est pourquoi, la main tendue en 1959, dépasse très largement, l’aide amicale. Et l’ampleur intellectuelle de Picon, imposée dans l’opinion publique avec les deux Panorama ne suffit pas à expliquer sa désignation. Malraux sait que son ami philosophe va donner du souffle et de la perspective à la mise en œuvre d’une Culture espérée par eux deux, en propre, contemporaine. Bien sûr, Picon s’installe dans un lieu, dans un rapport que Malraux ne prévoyait pas. Mais n’est-ce pas toujours le cas lorsqu’une dimension hiérarchique vient troubler une relation amicale, redistribuant les rôles non plus sur la ligne horizontale de l’affection et de la compénétration intellectuelle mais dans le décalage vertical entre le donneur d’ordre et l’exécutant ? Or Picon, dans son arrogante droiture, refuse fermement le changement. À l’écart du Cabinet, des complots, des systèmes de Cour et des habitus nés de l’administration de la Culture, il reste fidèle à lui-même, d’un seul tenant. Sa fonction, il ne la conçoit que sous la forme de conseiller scientifique, immédiatement aux côtés d’André Malraux. Or ce dernier, brisé par les douleurs personnelles du deuil, éloigné un temps de l’écriture, coupé du monde par un entourage jaloux de sa complicité originelle avec Picon, engagé fortement aux côtés de De Gaulle, s’irrite de la raideur d’un Gaëtan Picon immuable et refusant obstinément les règles d’un jeu social et bureaucratique jugées brider sa liberté de pensée. La vraie tension est là, car, sur le fond, les deux amis regardent dans la même direction : même ligne d’horizon pour le Musée d’art moderne, même ligne d’horizon en faveur de l’iconoclaste Dubuffet, même ligne d’horizon pour soutenir Boulez et son IRCAM créateur. Seulement, les pressions néfastes des environnements politiques et sociaux les plus directs – ils militent en faveur du plus petit dénominateur commun supposé rassembleur – font reculer Malraux. Choisissant un Pierre Moinot ou un Marcel Landowski, il donne des gages à une politique mesurée engagée dans la voix de la pédagogie citoyenne. Mais Malraux sait qu’il avance à rebours de lui-même. Pour ne parler que de cette emblématique structure, le « Grand Louvre » souterrain, plus tard orchestrée par le couple bâtisseur Biasini/Pei, en désavouant Henri Seyrig aux tournants des années 1960, Malraux sait qu’il se fait oublieux de prolégomènes pleins de promesses, élaborés en 1952, un soir d’été par lui-même, Picon et ledit Seyrig, dans les jardins orientaux de l’École supérieure des Lettres de Beyrouth. Aussi, il apparaît que les tensions sociales, automatiquement générées à l’intérieur de toutes organisations et singulièrement violentes dans un ministère des Affaires culturelles alors en construction et en recherche d’identité, ont eu raison de l’amitié entre les deux hommes qui, jamais vraiment, n’ont avancé d’idées proprement contradictoires. Bien sûr, à prendre un nuancier, les perspectives culturelles de l’un et de l’autre sont un peu différentes, mais il est faux de placer au centre une opposition sur le plan des principes. Les divergences se situent sur le terrain du débat intellectuel et non pas sur les piliers d’orientation. L’esthétique des deux hommes conjugue Philosophie de l’histoire et Humanisme. Assurément, leur conception de la modernité diffère : Malraux exalte le présent pour ce qu’il vaut d’éternel lorsque Picon y souligne ce qui anticipe le futur et compose une promesse d’avenir. Cependant, tous deux militent en faveur d’une Culture contemporaine, élitiste par l’exigence de ses choix créatifs, mais démocratique puisqu’elle entend irriguer l’hexagone en son entier par le réseau des Maisons de la Culture, permettant au public, et Émile Biasini le rappelle, «  d’ y rencontrer concurremment Molière, Braque et  Debussy ».
À la mort de Gaëtan Picon, la critique Jacqueline Piatier, le désigne par la belle périphrase « Picon ou l’essence du beau ». Gaëtan Picon se situe effectivement au point cardinal de l’Esthétique et de la Culture. Il sait, sensualiste, regarder, toucher, sentir, humer les œuvres et c’est ce goût des Arts que, prophète, il entend placer au cœur de sa politique culturelle. Jacques Bersani et tant d’autres, lui associent l’acuité du « guetteur » à la lecture « découvrante » et inventive « donnant à voir » l’œuvre d’André Malraux, bien sûr, mais aussi, loin devant les autres et avant eux, la poésie de René Char, la poétique de Pierre Reverdy, le très difficile Blanchot, « le continent » Dubuffet ou encore « le cri » de Francis Bacon. Son problème ? L’isolement dont il avoue, chaque jour, subir les conséquences désastreuses.
Solitaire par tempérament, refusant la stratégie par légalisme, fidèle à ses auteurs et à ses artistes au risque d’en oublier les autres, isolé par l’indéchiffrable mais cependant sublime abstraction de son style, toujours il fuit les courants, aimant une particule élémentaire intellectuelle chez l’un, sans adhérer à la totalité de l’opinion d’un autre. Tangentiel aux réseaux, il habite un instant des revues mais jamais il n’épouse, au plan global, une ligne intellectuelle qui serait tracée par un autre que lui-même. Écartelé entre la sûreté d’un choix qu’il estime le meilleur (et dont le périmètre est presque définitivement délimité à l’aube de ses vingt ans) et le doute chronique de s’être trompé ou de demeurer en-deçà des « géants littéraires himalayens », il reste « hors champ » : « a-générationnel », « a-politique » et son « A » est modélisable. Jamais au cœur, toujours aux marges, il ne parvient pas à investir le débat d’idées de son temps où pourtant l’excellence de son jugement aurait dû le conduire.


Bibliography

L’œil double de Gaëtan Picon, Paris, Centre Georges Pompidou, 1979.

« Entretien entre Gaëtan Picon et Cella Minart sur France Culture en 1975 », dans le Mercure de France, MCMLXXIX, 1979, pp. 11-71.

Guy MARTINIÈRE (dir.), Gaëtan Picon : de l’aventure littéraire à l’action culturelle, Paris, Les Indes savantes, 2007.

Collectif, D’un art à l’autre : l’oeil double de Gaëtan Picon, Paris, IMEC/Bonfanti, 2011, [coffret/livret multimedia].

Agnès CALLU, Gaëtan Picon (1915-1976) : Esthétique et Culture, [préface de Jean-François Sirinelli et postface d’Yves Bonnefoy], Paris, Honoré Champion, 2011, 714 p.


Ancienne élève de l’École nationale des Chartes (thèse publiée sur la Réunion des musées nationaux sous la IIIe République, Prix Lenoir) et de l’Institut national du Patrimoine (promotion Hubert Robert), Docteur en histoire contemporaine de l’Institut d’études politiques de Paris (thèse publiée sur le philosophe esthéticien Gaëtan Picon, 1915-1976),   Agnès Callu  est historienne, conservateur du Patrimoine au musée des Arts décoratifs, chargé du département des Arts graphiques, chercheur associé au CNRS (Institut d’histoire du temps présent, IHTP), chargé de cours à l’Université Paris – Sorbonne (Paris IV) et à Sciences-Po ainsi que chargé de conférences à l’École pratique des hautes études (EPHE). Son ouvrage sur Gaëtan Picon a été couronné du Prix Chaix d’Est Ange par l’Académie des Sciences morales et politiques, en 2011.


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