n° 30 | De l’évaluation | Jacinto Lageira

Jacinto Lageira est connu pour ses textes sur l’art contemporain et ses réflexions théoriques : il a publié récemment un livre sur la déréalisation du monde. Il étudie pour nous les effets de l’élargissement considérable des notions d’esthétique et d’artistique à toutes sortes d’objets. A première vue, une bonne nouvelle tant espérée depuis le début du 20e siècle ; à seconde vue, une situation qui oblige à repenser de fond en comble le système traditionnel de l’évaluation en sortant du piège de l’œcuménisme généralisé qui ne serait, au bout du compte, qu’indifférence et tiédeur dans un monde où l’art fonctionnerait en circuit fermé et sans lien vivant avec la société.

Laurence Bertrand Dorléac

Transvaluation et invaluation

Jacinto Lageira

L’élargissement récent des notions d’esthétique, d’artistique et de plastique, qui intègrent aussi bien des objets singuliers que des processus culturels se conjuguant dans les courants du multiculturalisme et du pluralisme, semble, à première vue, une avancée démocratique tant que l’on ne bute pas sur un vice de forme : l’élargissement actuel et inédit dans l’histoire du concept d’art et de ses pratiques s’adosse à un système traditionnel de valeurs et d’évaluations inadéquat aux enjeux contemporains. Si le concept d’art est légitimement ouvert, comment expliquer que les règles évaluatives en soient principalement le subjectivisme et le relativisme ? À moins de considérer que rien, à cet égard, n’a changé depuis la sophistique grecque, et s’est même renforcé avec l’empirisme, il est désormais nécessaire de penser une axiologique qui intègre l’appréciation, le jugement, la préférence, l’évaluation, la valorisation, bref, le concept de valeur dans une acception réellement ouverte. Au prétexte qu’il faut dorénavant « apprendre à vivre avec le pluralisme », selon les mots de Danto (lequel rejette relativisme et subjectivisme), nous risquons de verser dans un œcuménisme esthétique si accueillant que tout serait aimable, validé, éventuellement valorisé dès lors que serait franchi le seuil ontologique de la constitution d’un objet en « œuvre d’art ». En ce sens, « tout se vaut » non parce que tout serait égal et de même valeur esthétique et/ou artistique mais parce que toute production a droit a l’existence et doit pouvoir circuler dans l’espace public. Soit. Toute production doit donc pouvoir aussi être jugée, évaluée, appréciée et comparée à d’autres dans l’espace public, sans quoi « tout se vaut », dans l’acception première signalée précédemment, et rien n’aurait d’importance ni de valeur. Les champs de l’art et de l’esthétique se constitueraient ainsi prisonniers de l’attitude que Max Weber désignait par les termes de « neutralité axiologique » (Wertfreiheit). Notre contemporanéité est en pleine contradiction : en ouvrant le concept d’art, on neutralise simultanément les valeurs pour aplanir toutes les tensions éventuelles par une sorte de laisser-faire généralisé, s’en remettant ainsi, comme pour la religion, à une pratique privée ; cela étant dû au fait connexe qu’une chose considérée comme art est par là même placée dans un domaine mythique et ainsi délivrée de toute possibilité de la rattacher aux valeurs non-artistiques ou extra-artistiques, comme si l’art ne possédait ni substance, ni réalité, ni sens. Non seulement nous créons des objets majoritairement neutres, insipides, banals, conçus pour que l’on ne puisse les évaluer à l’aune des problématiques contemporaines de la valeur, ce qui n’est rien moins que fabriquer des objets incritiquables, mais de plus, nous faisons de l’art un monde à part, au-dessus de toutes contingences et valeurs, un lieu paradisiaque où s’est enfin opéré la mystérieuse « transvaluation de toutes les valeurs » (die Umwertung Aller Werte) dont parlait Nietzsche. Or, s’il est à part, incritiquable en tant qu’art, il est soit survalorisé – mais par rapport à quoi ? –, soit sans valeur aucune – par rapport à quoi ? –, de sorte que tout y est possible, même cet état bizarre de ne pas avoir de valeur autre que celle, transcendant toutes les autres, d’être de l’art. S’accomplit alors ce formidable tour de force consistant à neutraliser la valeur d’usage, la valeur d’échange et la valeur symbolique de l’art aussi bien de manière interne que de manière externe, comme pour mieux couper l’art du « matériau social » (Marx), et à hypostasier dans le même mouvement des sortes de supra-valeurs que seul l’art serait capable de délivrer. Le matériau social dont est fait en très grande partie l’art devient un matériau inoffensif, vidé de ses significations pratico-morales pour mieux nous porter vers les contrées merveilleuses de la pureté et de l’autonomie. Après les médias chauds et froids analysés par Marshall MacLuhan, avec l’art contemporain nous voici désormais en présence d’une troisième entité : le média tiède.

Le média tiède

La structure et le fonctionnement de ce média tiède n’est pas sans rappeler ce que Herbert Marcuse nommait la « culture affirmative », cet espace magique des possibles où se réaliserait ce que la société et la vie réelles refusent ou empêchent. À cette différence que, boostée par l’économie néolibérale, l’industrie culturelle vient impacter puissamment notre monde vécu en rendant abordable et acceptable l’idée d’une maximisation de nos états esthétiques tout en minimisant les effets de sens de l’art par son autonomisation excessive, voire exclusive, sans entrave aucune, pure, puisque selon cette idéologie, l’art ne naît que de l’art. Comprenant qu’il ne peut désormais prétendre faire rêver à un monde meilleur par-delà la facticité de l’existence, le média tiède de l’art esthétise directement l’existence, ce qui est non seulement plus concret mais, en outre, génère des bénéfices conséquents. Car esthétiser les modes de vie et de faire, cela rapporte. Si la théorie d’un homo economicus uniquement guidé en toutes choses par son seul intérêt doit être tempérée en replaçant ses motivations, envies, passions et actes dans le champ social où il s’insère comme l’une de ses innombrables phases, force est de reconnaître que l’existence est largement contaminée par la maximisation d’un état esthétique, qu’il soit individuel ou de groupe. Que la valorisation et la valeur d’une telle esthétisation ne soient pas seulement plastiques et/ou artistiques mais vont de pair avec le processus du capitalisme saute aux yeux lorsque l’on constate que ladite esthétisation de la vie ne concerne que 20% de la population mondiale qui en possède 80 % des richesses. Les trois milliards de personnes qui subsistent avec moins de 2 dollars par individu et par jour ne pensent aucunement au souci de soi par l’esthétisation, puisque leur seul souci est de savoir comment rester en vie dans l’heure qui suivra. Ce partage des richesses réelles et culturelles littéralement mortifère, fait penser à une boutade quelque peu cynique : « Dans la vie, il y a deux sortes de gens : ceux qui pensent qu’il y a deux sortes de gens, et les autres ». Cynique, mais terriblement vraie lorsque l’on sait que « les 225 personnes les plus fortunées du monde ont un revenu annuel équivalent à celui de près de la moitié la plus pauvre des individus de la planète, ce qui donne cette étrange équation : le patrimoine de moins de 300 est égal au patrimoine de 3 milliards »[ref]Cf. Danny-Robert Dufour, Le Divin marché. La révolution culturelle libérale, Paris, Denoël, 2007, p. 153. L’auteur cite les chiffres des Rapports du Pnud [Programme des nations unies pour le développement] sur la pauvreté.[/ref]. Alors que le terme actuel et courant d’économie de marché tend à homogénéiser la conception de la globalisation comme si elle était acceptée de manière évidente par tous, ce genre de situations montre qu’il existe toujours une minorité de propriétaires du capital et, qu’à cet égard, la pensée capitaliste n’est aucunement morte ni même moribonde. Ce sont les individus qui sont soumis aux propriétaires du capital global qui sont moribonds, sans doute déjà morts au moment même où l’on lit ces mots.
Penser que ceux présents au sommet sont les uniques responsables de la misère d’une moitié de la planète, de la précarisation et de l’appauvrissement de l’autre moitié, c’est oublier que la pyramide a une base et d’immenses parties intermédiaires que l’on nomme la classe moyenne, laquelle participe également au maintien en l’état des choses des plus faibles et démunis. Le moindre CD, ordinateur ou appareil photo, la moindre paire de pantalons ou de baskets dont regorge l’Occident pour des prix dérisoires est un marché florissant bâtit sur la ruine, au propre et au figuré, de milliards d’êtres humains qui vendent leur force de travail, quand ce n’est pas leurs enfants, leurs propres organes, donc à court terme, leur vie. Il n’échappe à personne que la globalisation s’étend également aux arts contemporains et qu’il ne peut s’exporter dans la plupart des recoins du monde que fortement soutenu par les propriétaires du capital global qui sont aussi les propriétaires de l’art contemporain global. En un raccourci, qui est au moins vrai économiquement, même si c’est à petite échelle comparativement à des industries lourdes, l’art actuel est néolibéral. Et quand bien même sa valeur matérielle, ou ses valeurs d’usage à l’encontre de l’économie de marché peuvent naître dans des pays pauvres ou émergents, sa valeur symbolique ou son capital symbolique se rattachent inévitablement à la culture néolibérale. Que l’on expose à la Biennale de la Havane, à Shanghai, à Tunis ou à Londres, l’art contemporain se soutient de la culture néolibérale, laquelle donne forme aux fonctions, buts et moyens de cet art. Que pourrait signifier, par exemple, faire de l’art contemporain, d’avant-garde ou innovateur, totalement en dehors du néolibéralisme ? Sans aller jusqu’à dire que critiquer le néolibéralisme de l’art est encore une ramification du néolibéralisme, il est clair que les valeurs évoquées pour lutter contre celui-ci sont largement issues du système à critiquer.
C’est désormais la pensée économique du marché, plus précisément le capitalisme financier qui régule l’esthétisation de la vie, non les valeurs de l’art. L’art ne semble plus appréhendé aujourd’hui pour lui-même, comme une « finalité sans fin », un jeu désintéressé, le désintéressement par excellence. Son autonomie est de façade, sa liberté de la poudre aux yeux, sa critique un édulcorant aisément soluble dans toute idéologie. Ses valeurs existent-elles encore ? Ont-elles toujours un sens à l’heure du « capitalisme esthétique »[ref]Cf. Olivier Assouly, Le Capitalisme esthétique. Essais sur l’industrialisation du goût, Paris, Cerf, 2008.[/ref] et de la « révolution culturelle libérale »[ref]Danny-Robert Dufour, Le Divin marché, op. cit.[/ref]? Les valeurs traditionnelles de l’art – mais non des valeurs essentialisées – on pu récemment être renversées ou transvaluées pour être annexées à des fonctions instrumentales. Les idées pluralistes, subjectivistes, relativistes propres à l’esthétisation qui maximise notre bien-être, aussi paisibles et tolérantes soient-elles se soutiennent encore et toujours de structures, réseaux et valeurs économiques. L’argent est en beaucoup de choses le nerf de la guerre, cela particulièrement dans l’art, quels que soient la civilisation, l’époque ou le lieu. Ce qui s’est réalisé ou se réalise en art ne se fonde pas uniquement sur l’argent et les richesses, de même que les défenseurs du pluralisme, du subjectivisme ou du relativisme ne sont pas automatiquement des suppôts du Grand Capital, des adorateurs des valeurs boursières, des fanatiques du libre-échange sauvage ou des idolâtres de la dérégulation totale. Reste que les intérêts économiques de l’individu qui vont de pair avec la quête de maximisation esthétique se retrouvent actuellement dans diverses formes de réalisations de soi et d’hédonismes en tous genres, qui culminent dans l’idée d’une « entreprise de soi »[ref]Cf. l’essai de Bob Aubrey, L’Entreprise soi, Paris, Flammarion, 2000.[/ref].

Maximiser son bien-être esthétique

La maximisation de notre état esthétique est assurément affaire d’autonomie quant à nos choix, préférences, goûts et pratiques, à condition d’y donner place aux significations et contenus, éventuellement buts et fonctions de ce bien-être. Si nous contemplons de manière béate des objets artistiques qui nous plongent indéfiniment dans un sentiment océanique, alors n’importe quelle pilule du bonheur ferait tout aussi bien l’affaire, et l’art, accompagné des états extatiques, sublimes ou hédonistes qu’il est censé nous délivrer, deviendrait inutile. Concernant le contenu implicite dans l’esthétique et dans le libéralisme économique, et en dépit des efforts pour rejeter cette étrange idée commune aux deux domaines, ne pas pouvoir dériver un devoir-être d’un fait – donc un jugement esthétique, une norme, une prescription d’un fait plastique ou artistique – consiste, dans le domaine économique, en la dérégulation de l’économie de marché, où l’on prône également que l’on ne peut dériver une valeur d’un fait, un état d’une morale, un être d’un devoir-être. C’est la sphère volontairement amorale du courant radical du néolibéralisme (F. Hayek, par exemple) : des faits sur lesquels ou d’après lesquels aucune valeur – au sens pratico-moral – n’est posée. D’ailleurs, comme l’esthétique empiriste pour laquelle il existe une « norme du goût » (Hume), la dérégulation comporte des règles, et l’amoralisme du marché n’est tel qu’à l’intérieur de certaines règles factuelles. Pourquoi interdirait-on alors l’extension de cette conception à l’art que l’on pourrait concevoir comme un monde à part, auto-régulé de manière interne mais non de manière externe, une pure sphère autonome d’où serait banni toute morale, toute éthique, toute norme et valeur ? Mais quand bien même l’on pourrait y discerner tout cela, ces normes et valeurs ne relèveraient pas de la sphère pratico-morale, étant seulement dans l’œuvre d’art.
L’autonomie de l’art présuppose généralement une neutralité des valeurs pratico-morales, du moins une minoration de leur retombée ou encore une complète transformation, une véritable transvaluation de leur contenus qui perdraient de leur force en tant qu’ils sont devenus de l’art. Considérés comme art, ils n’auraient presque plus rien de commun avec les actes, faits, descriptions ou obligations de l’existence éthique courante. En raison de sa structure fictionnelle, l’œuvre d’art serait ce monde où les valeurs, entièrement esthétiques, seraient détachées de toute pratique et ainsi annulées, invalidées, et en ce cas précis invaluées. Les deux sphères communiquent dans l’œuvre et en constitueraient même sa nature : parce qu’elles sont transvaluées dans l’œuvre, les valeurs sont nécessairement invaluées. Ne demeurent que les pures valeurs artistiques et esthétiques. C’est là un raisonnement faux, dangereux, voire irresponsable des points de vue pratico-moral et esthétique. Ne retombe-t-on pas dans des calculs et intérêts propres à la théorie du choix rationnel, tant sont vertigineuses les péréquations de la maximalisation esthétique et enchevêtrées, mais avec des polarités de valorisation différentes, les valeurs d’usage, d’échange et symbolique ? Ce qui différencie, par exemple, la conception bourgeoise de l’art de la pensée néolibérale est que la première accordait une grande importance à la valeur symbolique de l’art, beaucoup moins à ses valeurs d’échange ou d’usage, lesquelles n’étaient pourtant pas ignorées. On révérait la valeur symbolique de l’art, la tradition moderne (et donc aussi bourgeoise) de son autonomie mettant à distance et neutralisant déjà les autres fonctions et enjeux. Dans la pratique néolibérale, la valeur symbolique de l’art est toujours présente, mais elle est vide, car soumise à l’utilité marchande et à une valeur d’usage imbriquée dans la valeur d’échange. L’autonomie de l’art est dévaluée au profit des valeurs d’usage et d’échange. Il suffit de voir comment les foires, biennales, expositions internationales pèsent de tout leur poids économique sur la valeur d’usage et la valeur symbolique de l’art, en éradiquant le plus possible son autonomie, cela tout logiquement, puisque l’on ne pourrait alors l’intégrer au processus de l’économie de marché si une autonomie forte était avérée. Soulignons d’ailleurs, en reprenant d’anciennes oppositions relevant aussi de distinctions économiques, que l’« art de masse » et l’« art d’élite » se situent aux deux extrêmes de la valeur d’usage : dans l’art de masse actuel, la valeur d’usage est démesurée, étant essentiellement perçue comme entertainment, alors que la valeur symbolique est quasiment inexistante et la valeur d’échange pratiquée au rabais, le temps libre n’étant pas gratuit ; dans l’art d’élite, la valeur d’usage est celle de la position socio-économique, ce qui donne plus d’importance à la valeur d’échange si l’on est collectionneur mais au détriment de la valeur symbolique, et plus d’importance à la valeur symbolique si l’on est amateur désargenté. Pour les premiers, l’art s’insère dans la vie comme distraction, pour les seconds, l’art relève du délassement, mais avec ce point commun qui est la neutralité axiologique. Causes différentes, mais effets similaires : neutralité axiologique, parce qu’il faut se distraire ; neutralité axiologique, parce que l’art doit rester de l’art, l’art n’est pas la vraie vie. La valeur d’usage est donc clairement neutralisée dans les deux cas. Attitude qui va nécessairement de pair avec une autonomisation du champ de l’art appréhendé comme source de maximisation du bien-être esthétique. Bref, avec ce genre de calculs esthétiquement intéressés et utilitaristes, instrumentalisant l’art à des fins non-artistiques en ce que l’on vise principalement l’esthétique de soi ou du groupe, ou la plastique de soi et du groupe, nous sommes enfin mûrs pour la gouvernance esthétique.
La gouvernance esthétique est l’un des nombreux instruments néolibéraux d’asservissement du politique et du pratico-moral. Et il faut absolument ouvrir les yeux sur un point fondamental : cette gouvernance esthétique opère de manière rationnelle. Si rationnelle qu’elle présente cette rationalité même comme esthétique. Rationaliser votre être esthétique étant, précisément, esthétique et rationnel, le calcul est vite fait : vous ne pouvez que maximiser votre bien-être, améliorer la plasticité de la vie, augmenter votre capital esthétique, donc dégager une plus-value esthétique. Comme le soulignent fortement Pierre Dardot et Christian Laval dans La Nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale [ref]Pierre Dardot/Christina Laval, La Nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale, Paris, La Découverte, 2009.[/ref], il faut bien comprendre, relativement à la « nature de la gouvernementalité » du néolibéralisme, que ce dernier « avant d’être une idéologie ou une politique économique, est d’abord et fondamentalement une rationalité, et qu’à ce titre il tend à structurer et organiser, non seulement l’action des gouvernants, mais jusqu’à la conduite des gouvernés eux-mêmes »[ref]Id. «Introduction», p. 13.[/ref]. L’art et ses pratiques plus ou moins subversives ne sauraient y échapper, même par l’affirmation de l’irrationnel, du délire, de la différence totale et complète. Dans l’état de gouvernance esthétique, même les choix, préférences, goûts ou pratiques apparemment irrationnelles sont rationnelles, car rationalisables. À commencer par le fait que défendre une position subjectiviste, relativiste ou pluraliste en esthétique est parfaitement rationnel. Affirmer que l’on est hors-normes est encore poser une norme, ne serait-ce que par la négative. Nous revenons ainsi à la théorie du choix, aussi bien en économie qu’en esthétique, laquelle implique qu’aucune préférence, penchant ou goût n’est irrationnel, du moins jamais irrationnel au point de ne pas être rationalisable. Tout le problème est évidemment de savoir de quelle(s) rationalité(s) nous parlons. Mais la gouvernance esthétique est là qui veille, décrétant qu’il n’existe qu’une seule rationalité, la rationalité instrumentale, à laquelle rien ni personne n’échappe.

Rationalité esthétique et immatériel

L’art ne doit ni servir ni être asservi. Nous sommes donc à la croisée des chemins : soit développer de plus en plus les valeurs immatérielles (connaissances, savoirs, esthétiques, sensibilités), soit céder aux fortes pressions du néolibéralisme qui cherche à capitaliser ces valeurs immatérielles et à les faire entrer dans le circuit habituel de l’économie de marché. L’immatériel serait matérialisé, donc mesurable, quantifiable, entrant dans le circuit économique courant des valeurs d’échanges et d’usage matériels. S’intéresser aux valeurs immatérielles tout en étant désintéressé de manière pratico-morale, donc aussi économiquement, n’est rien moins que la définition de Kant à propos du beau dans l’art comme une « finalité sans fin ». L’art n’a pas de finalité pratique, n’est pas utile, mais il est intéressant en ce qu’il développe nos capacités immatérielles, notre valeur individuelle et sociale, notre valeur humaine immatérielle, là aussi dans la lignée kantienne et marxienne où l’individu n’est plus un moyen ou un instrument pour autrui mais une fin en soi. Il en va donc de la démocratie contre le néolibéralisme[ref] De nombreux ouvrages défendent la démocratie contre le néolibéralisme, tels André Gorz, L’Immatériel, Paris, Galilée, 2003 ; Marc Fleurbaey, Capitalisme ou démocratie ? L’Alternative du XXIe siècle, Paris, Grasset, 2006 ; Benjamin Barber, Comment le capitalisme nous infantilise, Paris, Fayard, 2007 ; Naomi Klein, La Stratégie du choc. La Montée d’un capitalisme du désastre (2007), Montréal/Paris, Léméac/Actes Sud, 2008 ; P. Dardot/Ch. Laval, La Nouvelle raison du monde, op. cit., 2009.[/ref]. Nous entrons donc en politique par un renversement des valeurs inédit, très concret et efficace : le libéralisme a contribué aux avènements de la démocratie, mais le néolibéralisme détruit pièce à pièce la démocratie pour croître et se multiplier.
La valeur immatérielle serait donc un éventuel rempart. Reste un problème de taille : nous ne pouvons pas tous exister par et avec des valeurs immatérielles, lesquelles se rapportent bien à des « supports-de-valeurs » (Max Scheler), à savoir des conditions, fonctions, existences concrètes et matérielles de choses et d’objets à partir desquelles se constituent de l’immatériel. Car l’immatériel repose bien, c’est là tout le paradoxe dont profite le néolibéralisme, sur des choses concrètes, des actions effectives, des personnes et des individus en chair et en os, dont la notion japonaise de « trésor vivant » est, si l’on peut dire, l’une des incarnations. Il ne faut pas oublier que la notion de valeur immatérielle implique, précisément, encore et toujours une valeur. Celle-ci est dérivée, rattachée, indéxicalisée (s’y rapportant) sur un objet physiquement nommable et concret qui possède une valeur matérielle, donc une trichotomie des valeurs d’échange, d’usage et symbolique ouvrant une brèche au système de l’économie de marché où tout s’achète et tout se vend. Si un objet d’art, lequel est donc un objet physique ou un processus de forme dans le monde physique ou des formes, est existant comme valeur immatérielle, inestimable, précisément, cette dernière s’inscrit nécessairement en quelque forme pour apparaître comme valeur immatérielle dans ou sur du matériel.
En cherchant à matérialiser la valeur immatérielle, le néolibéralisme renforce le monnayage des individus, leur force de travail cognitive, donc inéluctablement la valeur des personnes. Car toutes les personnes produisant un travail immatériel donnant lieu à du capital immatériel dans le champ de la valeur immatérielle ne se valent pas. Ni matériellement, ni immatériellement. Ou bien alors, paradoxe des paradoxes, tout étant égalitairement et également immatériel conduit à ce que toutes les immatérialités se valent. Or il existe une hiérarchie des valeurs immatérielles. Ici les quantifications du capitalisme cognitif sont nettement et clairement perverses : il peut mettre sur le même plan économique un savoir scientifique, un savoir de publicitaire ou un savoir d’artiste, et parmi les productions artistiques, la valeur immatérielle d’une musique de variétés, d’une musique contemporaine classique, de jazz, de rap ou traditionnelle, tout en évaluant différemment selon les nécessités, contextes et demandes du moment. Il y a bien une règle : celle du « deux poids, deux mesures ». On comprend alors mieux le recours au brouillage des valeurs d’échange, d’usage et symbolique, et le parti que l’on peut tirer de ce qui avait pu passer pour une idée démocratique et à certains égards subversive que sont les positions relativistes, subjectivistes et pluralistes, car tout cela fait le jeu du néolibéralisme. Faire éclater, fragmenter, dissocier, séparer les activités et les significations est une manière de casser la société, le groupe, l’individu, la subjectivité pour mieux la manipuler et l’asservir. Si de telles positions ont pu être une avancée dans les processus de subjectivation et d’autonomisation, elles ne peuvent plus désormais être innocentes, ne valoir qu’à l’intérieur de leurs conditions et paramètres, se présenter comme neutres axiologiquement dès que l’on sort de leurs limites.
L’immense difficulté, pour un partisan d’une rationalité esthétique, défendant un espace des raisons, une argumentation sur les valeurs nécessaire, même si l’on se dirige grâce à des concepts indéterminés, des idées esthétiques dont on ne peut fournir les preuves objectives, est que si des œuvres possèdent ou peuvent toutes recevoir en principe des valeurs immatérielles n’élude pas leur comparaison, distinction, séparation, donc leur évaluation. Tout est immatériel, mais ne se vaut pas selon ce même critère ou condition de l’immatériel. Je valorise plus l’immatériel de cinq excellents cinéastes ou plasticiens, que l’immatériel de vingt très bons publicitaires. C’est une évaluation esthétique, plastique, artistique, mais aussi et surtout sémantique. Ces objets ne se valent pas immatériellement parce qu’ils n’ont pas la même signification immatérielle. Il ne peut y avoir de dichotomie des faits et des valeurs, car les significations que nous donnons aux faits et aux valeurs sont liées par la double entité du sémantique : à la fois matériel et immatériel. On ne doit donc pas opposer l’irrationalité (supposée) de l’art à la rationalité du néolibéralisme, mais une autre forme de rationalité à cette autre rationalité qu’est la machine néolibérale qui, elle, cherche continuellement à dévaloriser les faits et les valeurs pratico-morales, socio-politiques et éthiques, pour accéder au libre-échange total et sans entraves, accompli et complet, mais suicidaire. Ayons constamment à l’esprit que le néolibéralisme a déjà choisi pour nous la valeur suprême : le suicide global.


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Jacinto Lageira est professeur en esthétique à l’université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne et critique d’art. Il a publié, notamment, L’image du monde dans le corps du texte (I, II), La Lettre volée, 2003 ; L’esthétique traversée – Psychanalyse, sémiotique et phénoménologie à l’œuvre, La Lettre volée, 2007 ; De la déréalisation du monde. Fiction et réalité en conflit, Jacqueline Chambon, 2010. Il a collaboré récemment aux catalogues James Coleman, Lisboa, Museu do Chiado/Museu Nacional de Arte Contemporânea, 2006 ; Julião Sarmento, Fundacíon Marcelo Botín, Santader (Espagne), 2006 ; Angela Detanico/Rafael Lain, Pavillon Brésilien de la Biennale de Venise, 2007 ; Claire Savoie, Musée de Rimouski, Québec, 2007. Jordi Colomer, Galerie Nationale du Jeu de Paume, 2008 ; Claire Chevrier, Musée de Nantes, 2009.


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