n° 29-1 | Rome antique | Alexandre Grandazzi

Il faut remonter à l’Antiquité romaine pour étudier les relations naissantes entre l’art et la société où dominaient déjà les images. Valérie Naas nous offre une critique précieuse de l’Histoire naturelle de Pline, source principale sur l’art antique. Elle dévoile ainsi le rôle de l’art-butin de guerre pour les vainqueurs qui ramenèrent à Rome d’innombrables statues.
Alexandre Grandazzi montre avec force l’originalité du cadre de ces transferts et l’impact politique d’un art qui ne porte pas encore ce nom : les Romains s’accaparent les chefs-d’œuvre grecs mais surtout un modèle, volant au vaincu ses puissances et l’admirant au point d’imiter son style et d’en tirer une foule de copies. En imposant à cet art largement emprunté un nouveau contexte et de nouvelles figures édifiantes, les Romains lui confient un rôle d’unification de l’empire promis à la Roman way of life.

Laurence Bertrand Dorléac

Rome
et l'art grec

Alexandre Grandazzi

Malgré les apparences, parler, à l’Institut des Sciences politiques, d’art romain, dans un séminaire consacré à l’art contemporain et intitulé « Arts et sociétés », n’est pas hors-sujet, tant cet art antique est profondément immergé dans la société de son temps et porteur de messages à valeur idéologique et politique.
Les obstacles à une compréhension exacte de ce qu’on appelle l’art romain sont cependant nombreux et peuvent être tout d’abord formulés comme deux paradoxes. Le premier, c’est que, d’une certaine manière, ni la Grèce ni Rome n’ont connu ce que nous appelons l’art. Le signe le plus sûr en est que ni le grec ni le latin n’ont de mots pour désigner ces évidences que sont pour nous l’art ou l’artiste. Le terme grec téchnè tout autant que le vocable latin ars signifient, en effet, toute autre chose qu’art. Bien sûr, ce dernier est présent à Rome, mais cela veut dire qu’il n’y existe ni en tant que totalité abstraite ni comme phénomène autonome.
Le second paradoxe, c’est que cet art romain est tout entier grec dans ses références, ses codes et ses styles, tandis que l’art grec présent à Rome est en bonne partie de fabrication, voire d’inspiration, romaines. On connaît le mot d’Horace (Ep., II, 1, 156/7) : « La Grèce conquise a conquis son rude vainqueur et a apporté les arts au Latium rustique », Graecia capta ferum uictorem cepit et artes / Intulit agresti Latio. Nous sommes, nous Modernes, habitués à penser de pair supériorité militaire et économique et influence culturelle, parce que nous vivons, au moins en Europe, dans un monde où la prédominance matérielle des Etats-Unis d’Amérique s’accompagne d’une omniprésence, dans tous les domaines culturels, de thèmes et de styles venus d’outre-Atlantique. Or, dans la Rome antique, la situation est exactement l’inverse : que ce soit pour la littérature, la philosophie, la rhétorique ou pour l’ensemble des arts figurés, la Grèce, petit pays vaincu, est et restera la source de toute création.
Bien sûr, ces paradoxes n’en rendent pas notre sujet inexistant pour autant, mais ils révèlent la difficulté qu’il y aurait à vouloir le penser avec les seuls instruments de la critique d’art contemporaine. Ainsi, l’actualité éventuelle de la question de l’art antique ne pourra se dévoiler à nous que dans son inactualité même.

Fig.1. Apollon du Belvédère (Rome: Musée du Vatican).

Les similitudes mêmes qu’il peut y avoir entre les deux mondes, l’ancien et le nôtre, sont quelque peu trompeuses : la Rome antique est, comme la nôtre, une société de l’image. Il faut imaginer (c’est le mot !) ses rues, ses places, ses portiques, occupés, encombrés par une foule de statues, de marbre ou de bronze, de bas et de hauts-reliefs, le tout à une densité sans commune mesure avec ce que les villes européennes connaîtront dans les autres périodes historiques. En m’inspirant de la terminologie proposée par Régis Debray, selon lequel nous serions passés de la graphosphère à la vidéosphère, je dirais que l’empire romain est une iconosphère. Mais, si nombreuses qu’elles soient, ces images n’ont pas du tout la même fonction que dans nos sociétés, où elles sont, en général, destinées à provoquer des réactions ou d’adhésion à un message explicite ou d’achat du produit représenté. Les images antiques, notamment les statues, y compris celles qui célèbrent un personnage politique, paraissent sans visée immédiate et cela est encore plus vrai de celles, de loin les plus nombreuses, qui représentent des divinités. Enfin, et surtout, ces statues et ces tableaux sont, pour la très grande majorité d’entre eux, des copies, plus ou moins exactes. L’Apollon du Belvédère, qu’admirait tant Winckelmann, qui y reconnaissait l’essence même de l’art antique, est, nous le savons aujourd’hui, une copie ! Une bonne copie, certes, mais une copie…
Telles sont donc les questions auxquelles nous allons devoir répondre : pourquoi y avait-il tant d’images, et notamment de statues, à Rome ? Pourquoi ces œuvres suivaient-elles les canons d’un art étranger, en l’occurrence grec ? Pourquoi s’agissait-il, dans la plupart des cas, de copies ? Quel était, dans ces conditions, le rapport entre copie et original ? Y avait-il un marché de l’art et, si oui, quelles en étaient les modalités ?

I) LES CAUSES :

        A) La conquête du monde grec par Rome

Fig. 2. Temple rond au Foro Boario de Rome.

Depuis toujours, les deux principales péninsules de la Méditerranée occidentale sont en contact permanent. Sans parler de ce qui a pu se passer durant la préhistoire, on sait aujourd’hui que la colonisation du sud de l’Italie actuelle, aux VIIIe et VIIe siècles avant J.-C., avait été précédée de tout un mouvement de découverte et de contacts commerciaux préalables, qu’on désigne aujourd’hui sous le nom de précolonisation. La colonisation elle-même a des effets qui ne se limitent pas à la seule Grande Grèce : dans le sol du centre de Rome, ont été mis au jour des tessons grecs remontant au VIIIe siècle, et on sait bien que des figures divines comme l’Hercule honoré au Forum Boarium (près de l’actuelle église S. Maria in Cosmedin) remontent à un passé très lointain.
Ensuite, l’hellénisation de Rome se fit par vagues successives. Notons par exemple, au Ve siècle av. J.-C., la décoration du temple de Cérès et la conception même d’une telle déesse dans ses aspects civiques et communautaires. Après la soumission du Latium, en 338 avant J.-C., commence la marche de Rome vers le sud, c’est-à-dire vers des contrées de la péninsule italienne où la culture grecque est prédominante : c’est la conquête de Naples en 326, puis, à la faveur de l’invasion manquée de Pyrrhus, celle de la Grande Grèce. Dès le IVe siècle av. J.-C., Rome est un important centre de production artistique (ciste Ficoroni). À partir du second siècle av. J.-C., « l’Asie », autrement dit l’Asie mineure, qui correspond aux côtes occidentales de l’actuelle Turquie, la péninsule grecque, ensuite, et, progressivement, l’ensemble des royaumes hellénistiques, entrent dans la domination romaine. L’hellénisation de Rome connaît alors une ampleur nouvelle et inégalée.

        B) Le complexe romain à l’égard de la culture grecque
Jamais la culture grecque n’aura été si admirée, jamais le grec n’aura été parlé sur des territoires si étendus que sous l’empire romain : aux premiers siècles de notre ère, en effet, on parle grec à l’est d’une ligne qui va des plaines du Danube à la Libye, en passant par les Balkans. Pourquoi cette situation, si curieuse pour nous, où l’infériorité militaire se conjugue avec une supériorité persistante dans l’art et la culture ? Les colons grecs qui débarquaient en Italie, au VIIIe siècle av. J.-C., connaissaient ce qu’on appelle le Cycle épique et, déjà, sans doute, l’œuvre d’Homère. Ce merveilleux univers de fiction n’allait cesser de fasciner les élites indigènes des contrées où ils s’installaient. Rome n’aurait une littérature à elle qu’un demi-millénaire plus tard, et encore serait-ce, pendant presque un siècle encore, une littérature en langue grecque, avec des historiens comme Fabius Pictor ou Cincius Alimentus. Alors Rome partirait à la conquête du monde grec, ce qui n’allait qu’accentuer encore le primat qu’elle accordait à la culture et à l’art hellènes. Ainsi se mit en place, dans les faits et d’abord dans les mentalités, un partage des tâches : à la Grèce, la culture et les disciplines de l’esprit ; à Rome, la conquête du monde, le règne du droit et la maîtrise des réseaux commerciaux. Rome s’est mise à l’école de la Grèce, parce que, depuis les origines mêmes de l’Urbs, la culture était de matrice grecque. Pour les Romains, tout ce qui était grec était beau, et tout ce qui était beau ne pouvait être que grec. Voulant occuper, là comme ailleurs, le premier rang, Rome ne pouvait qu’adopter les références et les codes qui dominaient dans ces sphères culturelles et artistiques. Comme la psychanalyse nous l’a appris, le complexe d’infériorité exprimait en réalité un complexe de supériorité.

        C) La compétition pour le pouvoir
Ce qui va contribuer à donner à l’hellénisation de Rome son intensité particulière à partir du second siècle avant notre ère, c’est le phénomène typiquement romain qu’est la compétition pour le pouvoir à laquelle se livrent les membres de la classe dirigeante de la société romaine dans l’espace urbain. Dans un contexte de conquêtes militaires permanentes, l’égalitarisme qui prévalait jusque-là entre les membres de l’oligarchie de la République romaine, se délite ; il s’agit désormais, pour les principaux hommes politiques romains, d’obtenir de grands commandements qui leur permettront de remporter des victoires et du butin, de telle manière qu’ils puissent, à leur retour, se voir décerner par le Sénat le droit de célébrer le triomphe. Celui-ci se traduit par un grandiose et frénétique cortège festif et rituel dans les rues de Rome, pérennisé ensuite par la construction d’un temple et qui sera, pour le triomphateur et tout son clan, la source d’une popularité et d’une prééminence politiques durables.
Voilà pourquoi l’une des zones urbaines où les influences venues de l’art grec seront les plus présentes, se situera près du Cirque Flaminius, au bord du Tibre. De là, en effet, part le cortège triomphal, et on est encore extra pomerium, c’est-à-dire en-dehors de la limite sacrée de la vieille ville, avec des possibilités d’innovation et d’adoption d’usages étrangers qui ne sont pas possibles une fois cette limite religieuse franchie. C’est alors que ces grands imperatores (consuls et généraux) romains adoptent les procédés de légitimation et de glorification mis au point, dans les monarchies hellénistiques, par les successeurs d’Alexandre le Grand : célébration de cérémonies exaltant leur personne, dans des monuments ou des cadres urbains spécialement aménagés ; multiplication de statues les représentant sous un aspect héroïsant, voire divin, le tout sous des formes qui sont celles de l’art grec.

II) LES CARACTÉRISTIQUES

        A) Une économie de l’art ?
La conquête de la Grèce a fait venir à Rome une quantité énorme d’œuvres grecques. Le butin rapporté des guerres en constitue le premier vecteur. Des villes grecques, qui étaient de véritables trésors d’art et de culture, tombent aux mains des Romains. En 212 av. J.-C., c’est ainsi Syracuse, dont les nombreuses statues seront apportées à Rome par Marcellus, qui y gagnera une réputation de « douceur », c’est-à-dire de culture. En 198 av. J.-.C., la petite ville d’Érétrie est prise d’assaut, pillée et détruite par Flamininus, le « libérateur » de la Grèce, les vainqueurs s’étonnant de sa richesse en statues et en œuvres d’art. En 146 av. J.-C., c’est le tour de la prestigieuse Corinthe, rasée par une armée romaine commandée par Mummius, à qui l’on doit sans doute le petit temple rond du Forum Boarium, dédié à Hercule, et probablement réalisé par un architecte grec. Un autre temple, celui de la Lune, sur l’Aventin, est décoré par lui avec tout un ensemble de statues de bronze prises à la métropole grecque. En 133 av. J.-C., le royaume de Pergame entre, par testament de son dernier souverain, dans les possessions de Rome. En 86 av. J.-C., enfin, Sylla prend et ravage Athènes, faisant convoyer vers Rome des bateaux chargés d’œuvres d’art, dont beaucoup de statues, prises à la capitale de la culture grecque. A cette occasion nombre d’artistes grecs vinrent à Rome rejoindre ceux qui y étaient déjà installés.
Rapidement, les produits du butin ne suffisent plus : chacun des membres de l’oligarchie romaine veut avoir, dans ses propriétés à la campagne, des œuvres grecques lui donnant le sentiment d’appartenir à l’élite du monde et de vivre princièrement. Entre la Grèce et l’Italie, entre cette dernière et les grandes îles de la Méditerranée, toutes de vieille culture grecque, les navires chargés de statues, de tableaux, de vases précieux, de mosaïques, de candélabres, ne cessent d’aller et de venir. De ces trafics, ne subsistent que quelques traces : des épaves (par exemple à Mahdia, au large de la Tunisie, ou à Anticythère, au large de la Crète) retrouvées par l’archéologie sous-marine, qui, en la matière, n’a pas dit son dernier mot – les bronzes de Riace, après tout, n’ont été trouvés qu’en 1972 ; de rares textes, dont l’interprétation en ce sens est encore récente. Dépeint comme un monstre sans exemple par Cicéron, le fameux Verres fut en réalité un trafiquant d’art à grande échelle, utilisant ses pouvoirs de gouverneur de la Sicile pour approvisionner d’œuvres de prix toute une partie de la grande aristocratie romaine qui, en retour, ne lui ménagea pas sa protection. Son accusateur lui-même, Cicéron, qui dans ses discours contre lui, feint d’ignorer jusqu’au nom de tel célébrissime sculpteur grec, se montre en privé, dans ses lettres à son ami Atticus, très désireux d’acquérir des statues grecques pour sa villa de Tusculum (voir les lettres à ce dernier, I, 7 à 10, datées de février à août 67 av. J.-C.). On a pu évaluer (Filippo Coarelli) le chargement des navires apportant à Rome colonnes et statues, à 200/250 tonnes pour un prix d’environ un million de sesterces : c’est à peu près trois fois moins qu’une belle propriété (uilla) située dans les environs de Rome.

        B) Le règne de la copie
La présence d’œuvres grecques à Rome devient à partir des second et premier siècles avant J.-C. un phénomène massif. Mais toutes ces œuvres ne peuvent pas être mises tout à fait sur le même plan. On distinguera :

a) Les œuvres venues directement de Grèce ou de territoires de culture grecque. Ce sont celles qu’un auteur d’époque impériale appelle les ornements de la Ville, ornamenta Urbis. Entre bien des exemples possibles, prenons celui du fronton du temple d’Apollon Sosianus, près du Cirque Flaminius. Grâce à un savant et minutieux travail de récolte et de recomposition des fragments tombés du temple dans l’Antiquité tardive et recouverts rapidement par d’autres débris, on s’est aperçu (Eugenio La Rocca) que ce fronton provenait tout entier d’un temple grec classique, c’est-à-dire du Ve siècle avant J.-C.

Fig. 3. Autel dit de Domitius Ahenobarbus (Paris: Musée du Louvre).

b) Les œuvres grecques fabriquées à Rome ou en Italie. Des vestiges  d’ateliers ont été parfois retrouvés, comme à Baïes, au sud de Naples, et on sait, par les textes et par la découverte de bases de statues portant des noms de sculpteurs, que des artistes grecs ont vécu et travaillé à Rome. Les cas d’Hermodoros de Salamine, de Scopas Mineur, de Polyclès sont bien connus des spécialistes. Ces trois artistes ont travaillé dans le quartier dit du portique de Metellus, c’est-à-dire non loin du temple d’Apollon déjà mentionné et près du Cirque Flaminius. Le fameux ‘autel de Domitius Ahénobarbus’, qu’on peut admirer au Louvre, en provient et entre dans cette catégorie.
c) Les œuvres faites à Rome, et qui, sans être des copies exactes, sont librement inspirées du style grec. Elles représentaient sans doute la catégorie la plus nombreuse, qui, pour les Modernes, reste souvent difficile à identifier précisément. Si connue soit-elle, la sculpture figurant Laocoon et ses fils, trouvée en 1506 sur le Caelius et admirée de tous les humanistes avant de l’être par Winckelmann, pose une énigme à la science, malgré la signature de trois artistes rhodiens qu’elle porte : s’agit-il d’une œuvre importée ou faite à Rome ? Il n’est pas interdit de penser, en effet, qu’elle a été faite à Rome, peut-être sur commande d’un aristocrate romain voulant illustrer une scène célèbre du livre deux de l’Énéide.
Au total, les statues grecques ou de type grec devaient être très nombreuses à Rome et les découvertes archéologiques faites depuis la Renaissance n’en donnent qu’une faible idée. Un programme informatisé est en cours pour recenser et localiser le plus exactement possible toutes les découvertes d’antiques jamais faites à Rome. L’un de ses promoteurs, Paolo Carafa, de l’université La Sapienza de Rome, me communique que ce programme, dit Imago Urbis, inventorie 2898 statues retrouvées, dont 2110 bustes ou portraits. 1238 sont reconnaissables comme des portraits d’empereurs ou de leurs proches. Restent 739 objets dont 95 copies grecques sûrement identifiables. Mais ces chiffres ne sont pas représentatifs. Il faudrait y ajouter toutes les œuvres mentionnées par les sources littéraires. Un seul exemple peut donner la mesure de la disproportion entre ce qui subsiste et ce qui fut : Scaurus, pour son théâtre, fit venir 360 colonnes et près de 3000 statues. On estime souvent que la proportion des statues conservées ne dépasse pas 1% de ce qu’il y avait, et encore, ne s’agit-il bien souvent que de simples fragments. Omniprésence, tant publique que privée, de la statuaire, donc, et dans celle-ci, prépondérance des copies, telle est bien la situation de l’art grec à Rome.

        C) Quelles copies ?
Rome n’est pas la première cité à avoir pratiqué l’art de la copie. L’exemple vient des nouvelles capitales des royaumes hellénistiques, soucieuses d’affirmer leur grécité, comme Alexandrie ou, plus tard encore, Pergame, petit mais prospère royaume aux IIIe et IIe siècles av. J.-C., qui finira par tomber dans l’escarcelle de Rome. C’est de Pergame aussi que vient le primat accordé à l’art de l’Athènes des Ve et IVe siècles avant J.-C. et sa canonisation en tant qu’art classique. Il s’agissait au départ, pour cet état d’Asie mineure, d’affirmer son hellénisme et, partant, la légitimité de sa dynastie. Rome fera de même, mais sans oublier non plus les autres périodes et les autres styles de l’art grec, du reste très présents déjà à Pergame. L’alliance de la sérénité classique et du pathétique hellénistique caractérisera l’art officiel de Pergame, dont Rome reprendra les codes et les effets. C’est dire que les copies rigoureusement exactes sont relativement rares, même si elles ne sont pas ignorées.
Quel est le rapport aux originaux de cet art gréco-romain ? On peut dire, avec Paul Zanker, qu’il vérifie la prédiction de Walter Benjamin, selon laquelle la reproductibilité de l’œuvre d’art permise par les techniques modernes devait impliquer la dévalorisation des œuvres originales. Si la transformation contemporaine des œuvres d’art en investissements économico-financiers a empêché la prédiction de se réaliser à l’époque moderne, on peut dire que celle-ci s’est vérifiée dans l’Antiquité. En effet, les Romains n’ont pas ignoré la séduction de l’œuvre originale lorsqu’il s’agissait des artistes les plus célèbres de la période classique, mais ils n’ont pas établi entre l’original et la copie cette différence ontologique que les Modernes y mettent. L’art romain est ainsi un art grec copié, composite et, pour tout dire, éclectique. Ce qui a empêché, sauf exception, les Romains de faire une place à l’artiste, dans leur échelle de valeurs et leur société, c’est donc non seulement la profusion des copies, mais aussi la nature même de leur système économique et social : le fait que l’empire est une société esclavagiste où une très grande partie des travailleurs manuels est formée de personnes privées de liberté. Voilà qui ne pouvait que dévaloriser puissamment le travail d’artistes dont les mains sont l’outil premier.

III) ESQUISSE DE CONCEPTUALISATION

        A) Une nouvelle sémiologie de l’espace urbain
Si Rome apparaissait aux yeux d’envoyés macédoniens, au début du second siècle avant notre ère, comme « une ville dont l’apparence n’était pas encore ornée dans ses espaces, ni publics ni privés », speciem urbis nondum exornatae neque publicis neque priuatis locis (Tite-Live, XL, 5, 7), elle allait, en moins d’un siècle, changer profondément et modifier son identité urbaine à la mesure du rôle mondial qui était désormais le sien. Ses temples, mais aussi ses portiques, ses arcs de triomphe, ses basiliques, ses places, vont faire d’elle la véritable capitale de ce monde hellénistique d’un nouveau genre qu’est l’empire romain. Tel est bien le sens de la transplantation de sculptures grecques dans des monuments de l’Urbs. Pour reprendre l’exemple du temple d’Apollon Sosianus, dont il a déjà été question, le mythe représenté sur le fronton, à savoir la lutte victorieuse de Thésée contre les Amazones, illustrera désormais, pour ses spectateurs romains, non plus, comme dans le sanctuaire d’origine, la victoire des Grecs, conduits par Athènes, sur les barbares que sont les perses, mais bien celle d’Auguste, nouveau Thésée et nouveau Périclès, sur Marc Antoine et son alliée barbare, Cléopâtre. C’est ce qui donne tout son sens à l’adoption de l’art grec classique par l’élite dirigeante de l’Urbs : affirmer l’identité de Rome comme une nouvelle Athènes. C’est-à-dire comme une capitale dont le rayonnement culturel et artistique correspond maintenant à son écrasante prédominance, militaire, socio-économique et politique. Le classicisme exprime la supériorité et la sérénité d’un pouvoir sûr de lui, tandis que l’expressionnisme hellénistique est choisi lorsqu’il s’agit de traduire le désarroi des vaincus, comme le fameux Gaulois blessé, ou d’illustrer, par un rendu fidèle des traits du visage, la force de caractère de l’élite romaine.

        B) La copie comme sémiologie sociale
Un des reproches les plus fréquemment adressés à cet art romain, en fait gréco-romain, vise sa monotonie. Toujours et partout se retrouvent les mêmes types statuaires, les mêmes styles. Une telle stabilité formelle va totalement à l’encontre de nos conceptions sur l’art qui sont fondées sur la recherche de l’originalité et l’affirmation de la subjectivité de l’artiste. Plutôt que de voir dans cette répétitivité antique un défaut et une infériorité irrémédiables, il vaut mieux la comprendre par rapport à la société dont elle traduit les aspirations. On y déchiffre aujourd’hui (Paul Zanker) un langage exprimant une certaine idée du bonheur, ces monuments remplis de statues, notamment lorsqu’il s’agit de thermes, étant compris alors comme un élément essentiel du plaisir de vivre, ce que révèle la fréquence des statues de Vénus et de Bacchus/Dionysos.
Plus que l’œuvre isolée, on regarde désormais le contexte monumental, urbain et social dont elle faisait partie. De ce point de vue, la signification d’un même type statuaire changeait selon les lieux et les circonstances. C’est ainsi que, dans la décoration des tombeaux, la reprise de modèles statuaires officiels permet à différentes composantes de la société, notamment les affranchis, anciens esclaves devenus libres, de donner à leur nouveau statut social toute la respectabilité et la visibilité qu’ils souhaitent. C’est donc parce que l’art antique se veut un langage, dont les éléments peuvent être compris par tous, et qui se doit d’être porteur d’un message, qu’il est appréhendé par les Anciens avec les outils conceptuels mis au point par la rhétorique et par l’éthique. L’art gréco-romain offre de cette manière aux couches sociales moyennes, à partir d’un nombre relativement restreint d’éléments de base, toute une gamme d’éléments de signification facilement utilisables et compréhensibles par les masses. Ceci a pu, par contraste, favoriser chez les élites, le goût des significations cachées. Mais cette cryptologie (Gilles Sauron), surtout réservée à la sphère privée des demeures de l’aristocratie, consistait non pas à ignorer les codes connus de tous mais à en jouer en les complexifiant.

        C) La copie comme messagère d’universalisme
Aux premiers siècles de notre ère, un voyageur qui serait allé des plaines de la Syrie actuelle jusqu’aux rivages septentrionaux des îles Britanniques ne quittait pas l’empire romain. Cependant, sur des territoires si étendus et si variés, il rencontrait partout le même type de monuments et d’aménagements publics, décorés des mêmes tableaux et des mêmes statues. Comment comprendre une telle uniformité, à la fois dans l’espace et dans le temps ? Incapacité créatrice, effet de la censure, conformisme esthétique ? En réalité, cette stabilité et cette uniformité sont porteuses d’une signification socio-politique forte. Elles expriment l’unité et la cohésion d’un empire immense. En ce sens, on peut dire que les images sont l’instrument du lien social et politique dans des communautés humaines diversifiées, nombreuses, hiérarchisées mais sociologiquement non figées. Quant à l’exposition publique à Rome de chefs-d’œuvre de l’art grec, souhaitée par des dirigeants comme Agrippa, plus proche collaborateur d’Auguste, puis par Vespasien dans son Forum de la Paix, elle procède moins d’une valorisation esthétique des originaux en tant que tels que d’une volonté démagogique, au sens exact du terme, de faire du peuple-roi qu’est devenu le peuple romain le destinataire d’œuvres jusque-là monopolisées par l’oligarchie sénatoriale. En ce sens, la diffusion universelle, par les copies, des principaux types de l’art grec, illustre l’accès de nouvelles couches sociales à la Roman way of life, cette civilisation urbaine de matrice hellénistique qui est, selon les conceptions alors en vigueur, la seule forme de civilisation possible.

CONCLUSION

L’art grec, présent et copié à Rome et dans les cités de l’empire romain, va lui-même sortir transformé de ce processus d’adoption. Ici comme ailleurs, on vérifie que, dans ce jeu d’échanges et d’influences, il n’y a pas d’assimilation pure et simple, de réception passive, par une société, d’un art et de codes esthétiques élaborés par une autre société. Repris et développé par Rome, les arts statuaires et picturaux, tous deux d’origine grecque, subiront de fortes évolutions et prendront de nouvelles significations, dues notamment aux contextes dans lesquels ils se trouvent employés, et qui font aujourd’hui l’objet d’une attention particulière. Sans donner trop de valeur à ce rapprochement, on pourrait penser à ce qui se passe dans l’ordre de l’histoire linguistique. De ce point de vue, une langue romane comme le français n’est que du latin continué, et détérioré ! Mais, quoique d’origine latine dans une très large proportion de son vocabulaire, le français n’en existe pas moins de manière autonome et originale… Il en va ainsi de l’art romain. Il existe par les nouvelles sémantisations qu’il confère à des schémas iconographiques bien rodés et par les associations qu’il multiplie entre des thèmes et des styles différents. Pour reprendre une dernière fois l’exemple du temple d’Apollon Sosianus, si le fronton est tout entier grec, mais pourvu désormais d’une signification bien romaine, l’intérieur du sanctuaire est décoré avec une frise qui rappellera les triomphes célébrés dans l’Urbs par Auguste, peu de temps avant l’achèvement de la construction. On le voit : la formule d’Horace est trompeuse. Elle n’est du reste pour le poète qu’un lieu commun dont il joue. Ainsi l’hellénisation artistique aura été pour l’empire le meilleur moyen de sa romanisation. Sommes-nous sûrs, après tout, que ce genre de phénomène est destiné à rester sans équivalent ? Si jamais ce siècle qui commence devait être, comme l’annoncent certains analystes, celui de la suprématie mondiale pour telle ou telle puissance de l’Asie centrale, cette conquête au moins commerciale puis sans doute culturelle ne se ferait-elle pas dans la langue de l’autre, cet anglais global, globish, qui est comme la koinè (grec commun) de notre temps ?


bibliographie

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Alexandre Grandazzi ancien élève de l’Ecole Normale Supérieure et ancien membre de l’Ecole française de Rome, est professeur à l’université Paris IV-Sorbonne et membre de la Commission générale de terminologie et de néologie auprès du Premier ministre. Spécialiste de l’Antiquité romaine, ses travaux portent sur les origines de Rome, la religion aux époques républicaine et impériale, ainsi que sur la topographie et l’urbanisme de la Ville aux sept collines, centre du monde antique pendant des siècles.
Principales publications : La Fondation de Rome. Réflexion sur l’histoire, Paris, Les Belles Lettres, 1991 ; Le Livre de Poche, 1997 (épuisé) ; traductions italienne (éditions Laterza, 1993) et anglaise (Cornell University Press, U.S.A., 1997) ; Les origines de Rome, P.U.F., collection « Que-sais-je ? », Paris, 2003 ; traduction japonaise, Tokyo, 2006 ; traduction portugaise, Brésil, 2010 ; Avec Jacqueline de Romilly, de l’Académie française : Une certaine idée de la Grèce. Entretiens, Paris, éditions Bernard de Fallois, 2003 ; Le Livre de Poche, 2006 ; traduction grecque, Athènes, 2007 ; Alba Longa, histoire d’une légende, éditions Ecole française de Rome/de Boccard, 2 volumes, 2008.

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