n° 37 | L’artiste en pédagogue | Antje Kramer

Nous connaissions Antje Kramer pour sa thèse sur Les Nouveaux Réalistes en Allemagne (1957-1963), à paraître aux Presses du réel. Elle se penche ici sur la figure de l’artiste en  pédagogue dans les années 1960-1970, à travers les écrits et les actions de Klein, Maciunas, Hundertwasser, Vostel ou Beuys. Soucieux avant tout d’entraîner des changements de société radicaux en rêvant d’un monde nouveau idéal né d’une éducation universelle où règnerait l’égalité, ils n’échappent pas aux contradictions d’utopistes conscients d’appartenir à une élite qui garantit sa supériorité en devenant artiste. En remontant dans l’histoire, Antje Kramer montre la singularité de cette époque où l’art n’est plus conçu en termes de transmission des savoirs artistiques mais comme un laboratoire d’un monde et d’un homme nouveaux.

Laurence Bertrand Dorléac

 

L'artiste comme pédagogue.
Des mythes égalitaires de l'enseignement artistique après 1968

Antje Kramer

Au cours des années 1960 et 1970, la figure de l’artiste comme pédagogue a marqué l’œuvre, du moins théorique, de bon nombre d’artistes issus des néo-avant-gardes. À travers leurs écrits et leurs actions, ils manifestent, tout comme les premières avant-gardes, le désir de provoquer des changements de société qui, à leur apogée, devraient donner naissance à un homme nouveau. Un homme idéal dans une société idéale qui serait aussi le fruit d’une éducation et d’une formation universelles, libres et égalitaires. Portées par un regard tourné vers le monde de demain, ces conceptions d’une « académie idéale » s’entendent comme des visions prospectives, fidèles à la mission que ces artistes s’assignent d’instaurer une nouvelle unité entre l’art, la nature et la société. Alors qu’Yves Klein rêve dès 1959 de créer une « école de la sensibilité », qui réaliserait son concept global d’une architecture immatérielle, George Maciunas envisage de fonder un « Bauhaus Fluxus » sur une île des Caraïbes, Friedensreich Hundertwasser et Arnulf Rainer s’attellent à créer le « Pintorarium », une académie « à mi-chemin entre l’urinoir et la pinacothèque[ref]Hunderwasser cité d’après Pierre Restany, Le Pouvoir de l’art. Hundertwasser, le peintre-roi aux cinq peaux, Cologne, Taschen, 2003, p. 24.[/ref] ». Wolf Vostell imagine à son tour en 1969 une  « académie idéale » sous la forme d’un laboratoire mobile qui se déplacerait de ville en ville. Joseph Beuys – le seul de ces artistes ayant bénéficié d’une expérience profonde en tant qu’enseignant – trace l’image d’une école totalement libre qui peut notamment prendre corps à travers un nouveau parti politique.

Ce qui frappe dans la prise en considération de ces différentes conceptions, restées majoritairement à l’état de brouillon, c’est leur dépassement des problématiques très concrètes de l’enseignement artistique au profit de l’instauration d’un lieu d’enseignement universel. Loin d’être des réformateurs d’un système déjà établi, ces artistes se donnent clairement à voir comme des utopistes. En revendiquant un statut présumé supérieur en tant qu’artiste, ils s’opposent au matérialisme instauré, en promulguant des valeurs idéelles, voire spirituelles, censées garantir les bienfaits du plus grand nombre. La somme de ces missions pédagogiques, dont l’histoire reste encore à écrire, soulève un certain nombre de questions.

L’ambition universelle

Joseph Beuys lors d’une réunion de son parti allemand des étudiants, 1969, devant l’académie de Düsseldorf.

Tout d’abord, si ces réflexions naissent d’un besoin d’étendre la pratique artistique à la vie, elles témoignent, ce faisant, d’une redéfinition radicale de la problématique de l’art. Bien au-delà du génie artistique individuel, l’art est ici compris comme une pratique sociale égalitaire, fondée sur les principes du dialogue, de la démocratie et de la création commune. Tous ces projets témoignent d’une approche extrêmement vaste de l’enseignement où prime la pluridisciplinarité et la formation généraliste, devant permettre le développement intégral de la créativité. Alors que, pour Yves Klein, les étudiants devraient se frotter, aux côtés des matières artistiques, aussi bien aux arts martiaux qu’aux relations publiques, Beuys intègre autant les sciences naturelles et l’économie que la sociologie dans son projet, et Vostell les nouveaux médias. Ces académies idéales partagent le même objectif : celui de ne plus former des artistes, mais des « hommes complets », capables de transformer la société. En 1969, Beuys résume cette vocation dans une interview :

« [S]i on dit, l’esthétique égale l’être humain, alors l’être humain est de toute manière un artiste, peu importe s’il devient un spécialiste acceptable dans ce domaine, important pour l’histoire de l’art, ou pas, ce n’est qu’un fait secondaire. – C’est donc presque l’inverse : l’homme entre ici [dans l’académie] éventuellement en tant qu’artiste et quitte la maison dans l’intention d’étudier la technique. Mais entre-temps il a reçu des informations importantes sur l’homme lui-même. Ce processus peut être amorcé par le côté artistique. – Mais cela devrait aussi être initié par la science[ref]Entretien avec Friedrich Heubach, reproduit en fac-similé dans Johannes Stüttgen, Der ganze Riemen. Der Auftritt von Joseph Beuys als Lehrer, Hessisches Landesmuseum, Cologne, Walther König, 2008, p. 465-466. [/ref]

Cependant, rappelons-le, aucun des projets ne détaille l’organisation même du programme d’étude, ni des cours individuels.

L’héritage historique

Yves Klein lors de sa conférence à la Sorbonne, le 3 juin 195

Alors que, de manière sous-jacente et inconsciente, ces différents modèles d’école renouent avec la tradition lointaine des premières académies platoniciennes, il faut s’interroger sur les modèles historiques ayant servi à consolider ces images d’un apprentissage global de la vie. Si la plupart des références sont difficiles à scruter puisqu’elles traversent les conceptions seulement en filigrane (nous pensons notamment à l’influence tacite de la pédagogie anthroposophique sur Beuys), il en demeure un appel précis à l’histoire. En dressant le programme de leur « école de la sensibilité », l’artiste Yves Klein et l’architecte allemand Werner Ruhnau font en l’occurrence explicitement appel au Bauhaus, afin de présenter leur propre projet comme un espace d’émulation qui doit rassembler en son sein, fidèle à leur prédécesseur, des artistes internationaux de tous bords. Tous deux partent de l’idée du renouvellement de l’architecture qui était déjà au cœur des efforts de réforme de Walter Gropius. Mais en y regardant de près, ce « symbole cristallin d’une foi nouvelle[ref]Walter Gropius, « Manifeste du Bauhaus », dans Ulrich Conrads (dir.), Programmes et manifestes de l’architecture du XXe siècle, Paris, éditions de la Villette,1991, p. 64.[/ref] » conçu par Gropius ne sert en réalité que de caution historique consensuelle, fondée sur des connaissances pour le moins superficielles de ce chapitre des avant-gardes. Consensuelle en effet, puisque les évocations générales du Bauhaus participent du discours, plus vaste, produit par l’historiographie ouest-européenne et américaine d’après 1945 qui cherchait à trouver aux efforts des avant-gardes des dénominateurs communs à valeur symbolique, tels le « rationalisme moderne », l’ambition du « progrès social » et la motivation profondément « démocratique » [ref]Voir à ce propos notamment Kathleen James-Chakraborty (dir.), Bauhaus Culture: From Weimar to the Cold War, Minneapolis, Londres, University of Minnesota Press, 2006. [/ref]. Pendant les années cinquante, seule la Hochschule für Gestaltung (école de création et de design) à Ulm, financée en partie par les autorités américaines et dirigée par Max Bill, ancien étudiant du Bauhaus Dessau, s’impose, jusqu’à sa fermeture en 1968, comme le garant le plus immédiat de la survivance de l’héritage progressiste de Gropius et de ses collègues en RFA.

L’enseignement comme œuvre d’art totale

Wolf Vostell, Esquisse du trajet de l’académie mobile idéale, janvier 1969.

Puisque l’art n’est plus appréhendé en termes de transmission des savoirs artistiques, il se manifeste dès lors à travers des concepts de collaboration, de communication et d’action sociale. C’est l’échange qui doit faire office d’œuvre d’art, comme le pronostique à son tour Vostell en 1969 :

« Je m’imagine l’académie de l’avenir comme une unité de conseil mobile et flexible car l’art des années soixante-dix nécessitera un conseiller juridique et un psychologue. Par ailleurs, j’ai la conviction que l’art des dernières décennies de ce siècle sera immatériel, et j’arrêterai au début des années soixante-dix à produire des objets et des actions pour ne plus me consacrer qu’à des idées[ref]Entretien avec Friedrich Heubach, reproduit en fac-similé dans Vostell, Fluxus-Zug, das mobile Museum Vostell, 7 Environments über Liebe, Tod, Arbeit (dir. Dagmar von Gottberg), Sekretariat für Gemeinsame Kulturarbeit in Nordrhein-Westfalen Berlin, Fröhlich und Kaufmann, 1981, p. 152.[/ref]. »

Qu’adviendrait-il dès lors dans cet espace clairement dédié au vide démocratique au statut individuel de l’artiste ? Bien que, du point de vue de leurs positions politiques, Beuys, Klein et Vostell se trouvent aux antipodes et divergent sur de nombreux points quant à leur engagement, ils témoignent tous trois d’une approche hypertrophiée de la créativité artistique qui serait in fine le seul moyen pour parvenir à changer le monde. Leurs académies imaginaires et, par conséquent, leur enseignement, revendiquent le statut d’œuvre d’art totale. Elles auraient enfin dépassé la problématique de l’art, réalisé la « sculpture sociale » définie par Beuys, pour constituer des chefs-d’œuvre spirituels immatériels. En effet, Beuys lui-même n’avait pas hésité à définir son enseignement comme sa plus grande œuvre d’art. Et n’était-ce pas le témoignage de son talent pédagogique surnaturel lorsqu’il avait expliqué les tableaux à un lièvre mort ?

L’élève sans qualités

Face à ces approches totalisantes de la transmission pédagogique, il en demeure un dernier constat. Alors que ces artistes pensent et expérimentent très concrètement leur rôle éducatif individuel à travers leurs discours et leurs actions, ils omettent de nuancer celui de leur partenaire direct du dialogue social. L’étudiant ou l’élève est envisagé dans des termes d’absolu qui semblent rendre tout questionnement nuancé sur son statut et son devenir individuel obsolète. Grâce à l’expérience vivante de la collaboration et de l’échange vécu au sein d’une telle académie, il est censé devenir cet « homme complet » sans visage, capable d’agir sur l’avenir, au-delà de toute particularité biographique et psychologique que ce soit. C’est ainsi notamment que, tirant les conséquences de la pédagogie de Beuys, son étudiant et fidèle assistant Johannes Stüttgen n’hésite pas à indiquer de manière tout à fait sérieuse comme statut professionnel « élève de Beuys[ref]Entretien publié dans Petra Richter, Mit, neben, gegen. Die Schüler von Joseph Beuys, Düsseldorf, Richter, 2000, p. 207. [/ref] ». Si l’ultime devenir de l’idéal pédagogique égalitaire s’arrête alors au stade du miroir, on ne peut que confirmer le maître, en répétant qu’en effet, la démocratie est très drôle[ref]Nous faisons allusion à l’œuvre de Joseph Beuys, Demokratie ist lustig, sérigraphie éditée par Klaus Staeck à partir de la photo de presse réalisée après l’occupation du secrétariat de l’académie de Düsseldorf, octobre 1972, qui a causé le licenciement de Beuys. [/ref].


Bibliographie

DUVE, Thierry de, Faire École (ou la refaire ?), Dijon, Genève, Les presses du réel/Mamco, 2008.

HULTÉN, Pontus/Buren, Daniel (dir.), Quand les artistes font école, actes de colloque de l’Institut des hautes études en arts plastiques, II tomes, Paris, éditions du Centre Pompidou, 2003.

RICHTER, Petra, Mit, neben, gegen. Die Schüler von Joseph Beuys, Düsseldorf, Richter, 2000.

SEMIN, Didier/SICHÈRE, Marie Anne (dir.), Yves Klein. Le dépassement de la problématique de l’art et autres récits, Paris, École Nationale Supérieure des Beaux-Arts, 2003;

STÜTTGEN, Johannes, Der ganze Riemen. Der Auftritt von Joseph Beuys als Lehrer, Hessisches Landesmuseum, Cologne, Walther König, 2008.

Vostell, Fluxus-Zug, das mobile Museum Vostell, 7 Environments über Liebe, Tod, Arbeit (dir. Dagmar von GOTTBERG), Sekretariat für Gemeinsame Kulturarbeit in Nordrhein-Westfalen Berlin, Fröhlich und Kaufmann, 1981.


D’origine allemande, Antje Kramer est maître de conférences en histoire de l’art contemporain à l’Université Rennes II. Sous la direction de Pierre Wat à l’Université de Provence Aix-Marseille I, elle a achevé son doctorat en 2009 sur Les Nouveaux Réalistes en Allemagne – réalités et fantasmes d’une néo-avant-garde européenne (1957-1963) qui paraît en automne 2011 aux Presses du réel. Ses travaux s’intéressent particulièrement aux relations entre avant-gardes et néo-avant-gardes et aux archives et écrits d’artistes du XXe siècle. Elle a notamment publié une anthologie commentée Les grands Manifestes de l’art des XIXe et XXe siècles (Beaux-Arts éditions, 2011).


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