n° 20-2 | Génies | Pierre-Michel Menger

Jean Starobinski voit le 18e siècle comme la scène d’un mouvement de liberté inouïe qui s’épanouit en un scintillement tragique. C’est le moment où Diderot fait du génie une âme particulière, secrète et indéfinissable, sans laquelle on n’exécute rien de beau ou de très grand, un calculateur hors du commun, qui se remarque dans les grandes choses comme dans les petites, sorte d’esprit prophétique.

La généalogie est très riche en matière de génie créateur depuis le monde ancien où pour les Grecs, le daimon, « dieu particulier», veillait sur les hommes, les lieux et les choses, alliant l’humain et le divin, jusqu’au monde moderne où Dieu absent, le créateur prend sa place. Il suffit de lire et d’entendre un certain nombre de discours sur l’art contemporain pour saisir le prolongement d’une conception romantique de l’être d’exception aux pouvoirs surhumains et dont la mission est calquée sur le modèle religieux.

Nous avons demandé au sociologue Pierre-Michel Menger de revenir sur les différents types d’explication qui rendent possible la notion de génie appliquée aux artistes, à partir du cas Beethoven — il nous propose une réponse aux antinomies produites par les sciences humaines. Bruno Moysan, musicien et musicologue lui répond en écho en réfléchissant aux virtuosités de Liszt, dans la société en voie de démocratisation du 19e siècle, où l’artiste de génie se tient à égale distance du refus de la logique égalitaire démocratique et de l’essentialisme de l’aristocratie et de l’absolutisme..

Laurence Bertrand Dorléac
Séminaire du 15 mai 2008

Le génie artistique et son analyse par les sciences sociales.
Une application au cas de Beethoven.

Pierre-Michel Menger

[ref]Pierre-Michel Menger est directeur de recherche au CNRS et directeur d’études à l’EHESS. Adresse électronique : menger@ehess.fr. L’analyse qui suit est développée dans un ouvrage à paraître, Le travail créateur, Hautes Etudes Gallimard Le Seuil, 2009.[/ref]

Les travaux sur la grandeur et la génialité artistiques hésitent principalement entre trois types d’explication. Soit l’artiste génial est doté de talents exceptionnels dont il n’y a pas grand chose à dire, une fois qu’on les a détectés, sauf pour vérifier comment ces talents parviennent à s’exprimer[ref]Voir par exemple Pieter Kivy, The Possessor and the Possessed. Haendel, Mozart, Beethoven and the Idea of Musical Genius, New Haven, Yale University Press, 2001.[/ref]. Soit l’artiste génial est une pure construction sociale, le produit d’une idéologie qui veut conférer une valeur extrême à certains individus dont le travail est pourtant façonné par des forces sociales, et le vocabulaire du génie relève d’une mythologie qui célèbre, à la manière de nouveaux dieux, ceux qui sont les vainqueurs de l’organisation des arts en tournois de célébrité[ref]Voir notamment Tia DeNora, Beethoven et la construction du génie, trad. fr., Paris, Fayard, 1998.[/ref]. Soit l’artiste génial est une figure statistique improbable, un être double, dont le travail est certes déterminé par des forces sociales et économiques, mais dont les œuvres contiennent une valeur de vérité qui échappe à la détermination par leur contexte de production[ref]L’argument est développé notamment par Theodor Adorno, Beethoven, Frankfurt am Main, Ed. Suhrkamp, 1994, et par Pierre Bourdieu, Les règles de l’art, Paris, Seuil, 1992 et « Bref impromptu sur Beethoven, artiste entrepreneur » in : Sociétés & Représentations, 11, 2001, pp. 15-18.[/ref]. L’examen du cas de Beethoven, l’une des figures emblématiques du génie créateur à l’ère moderne, permet de confronter ces trois conceptions, d’en faire apparaître les faiblesses respectives et de proposer une solution aux antinomies de la question du génie telle que l’approchent les sciences sociales.

Nous n’avons pas de preuve absolue de la présence ou de l’absence du talent, parce que nous ne savons pas exactement ce qu’est le talent, parce que nous ne savons pas le mesurer indépendamment de ce qu’il produit, les œuvres, et que mesurer la valeur des oeuvres n’est pas un processus naturel et simple, qui serait doté d’une objectivité incontestable. Les évaluations divergent, elles changent, la valeur des artistes peut être revue à la hausse ou à la baisse, etc. Comment s’y prendre alors ?

Peut-on se passer de l’hypothèse qui fait de l’exceptionnel talent un avantage écrasant dans la compétition pour la réussite, et donc l’origine irrécusable de la carrière d’un génie ? Il suffit de faire une légère modification dans l’hypothèse pour trouver une voie plus féconde.

Le génie : comparaison relative et amplification dynamique des écarts de talent

Nous pouvons très bien supposer qu’il n’existe au départ qu’une très faible différence de talent entre deux artistes dont l’un deviendra ce que nous appelons un génie, mais nous devons supposer que cette différence est perçue assez tôt par ceux qui font des comparaisons (critiques, musiciens, publics), et nous devons expliquer ensuite pourquoi cette différence suffira à concentrer sur celui qui est jugé un peu plus talentueux l’essentiel de la demande et donc à lui procurer une réputation très supérieure à ce que peut être son avantage réel en valeur artistique.

Dans le cours des premières expériences formatrices des artistes, des capacités se manifestent différemment et inégalement selon les individus. Demeure encore indéterminée la question de savoir de quelle espèce sera la différence de talent entre certains créateurs qui, à plus ou moins long terme, et durablement ou non, vont réussir, et d’autres, qui seront moins bien lotis. Exprimé en termes de probabilités de réussite, l’avantage procuré, tôt dans la carrière, par un talent espéré peut être faible, mais il suffit qu’il y ait, à chaque épreuve de comparaison compétitive, une différence perceptible, petite ou grande, pour attirer les investissements et les paris des acteurs du système (les professeurs de l’artiste, les musiciens professionnels, les mécènes, les entrepreneurs de concerts, les critiques, les publics). Le caractère intrinsèquement formateur des situations de travail désigne le même ressort : il existe un profil optimal d’accroissement des compétences, qui est fonction du nombre et de la variété des expériences de travail et de la qualité des réseaux de collaboration mobilisés par l’artiste dans l’enchaînement de ses projets.

Ce raisonnement dynamique indique comment des écarts de talent initialement perçus comme faibles peuvent donner lieu à une différenciation croissante des carrières de deux artistes originellement proches. Un mécanisme d’autorenforcement agit sur la vitesse et l’ampleur du développement du talent : le créateur plus estimé et plus sollicité peut rencontrer de meilleures occasions d’apprentissage et de mise à l’épreuve de ses capacités, grâce à l’importance et à la variété des soutiens et des collaborations, aux gains d’expérience liés à la diffusion de ses œuvres, et aux formes de réassurance sociale et psychologique de soi que procure l’accroissement de la réputation. La concurrence et l’incertitude qui gouvernent durablement l’activité créatrice conservent à la mise à l’épreuve du talent sa tension dynamique.

Les appariements sélectifs

Ici s’insère le second levier des écarts réputationnels. Pour procurer à un artiste prometteur les meilleures chances de développer son talent, il importe de lui associer des professionnels de valeur comparable dans les autres métiers nécessaires à la production et à la mise en circulation des œuvres : un réalisateur de cinéma réputé cherchera à s’adjoindre des professionnels de premier plan aux postes clés (direction de la photo, scénario, montage, costumes, etc.); un éditeur pourra confier à son directeur littéraire le plus aguerri les relations de travail avec les écrivains les plus talentueux ou les plus prometteurs de sa maison. Les mondes artistiques associent à des architectures organisationnelles labiles (réseau, projet) une structuration des équipes par cooptation entre professionnels de qualité ou de réputation équivalente, ou, pour le dire plus précisément, par appariements sélectifs : les marchés du travail pour les emplois les plus qualifiés se structurent ainsi par assortiments professionnels.

C’est sur cette base que l’analyse des écarts de réussite fait jouer un rôle déterminant aux réseaux des relations construites par l’artiste. Qu’il s’agisse des mécènes, des partenaires instrumentistes ou des diverses catégories de professionnels avec qui Beethoven établit des liens de travail et de collaboration, c’est selon une formule d’appariements sélectifs que s’organisent ses réseaux d’activité. Quand l’assise du travail artistique n’est plus celle du lien permanent avec un employeur au sein d’une organisation stable, comme c’était par exemple le cas pour l’emploi de maître de chapelle dans une cour princière, la carrière se construit de projet en projet, dans des relations de négociation et de coopération où les partenaires – musiciens, organisateurs de concerts, mécènes, éditeurs, critiques, facteurs d’instrument, écrivains et poètes, etc. – se cooptent en fonction de leur niveau de réputation et de leur influence artistique et sociale. La dynamique de la carrière créatrice réussie est ce mouvement de mobilité ascendante au sein d’un monde stratifié de réseaux d’interconnaissance et de collaboration : quand le talent est un facteur complémentaire de production et non un facteur additif, la réunion de talents de niveau approximativement équivalent, chacun dans leur ordre (interprétation, intermédiation organisationnelle, édition, financement), a un effet multiplicatif sur les chances de réussite du projet et sur les chances d’accumulation de réputation pour chacun de ceux qui y collaborent.

Parmi les profits retirés de cette hiérarchisation des réseaux d’appariement, le moindre n’est pas l’apprentissage mutuel, comme le montrent, par exemple, les multiples cas de collaboration féconde entre les compositeurs les plus talentueux et les interprètes les plus réputés, et, ici, entre Beethoven et les interprètes renommés (Clement, Duport, Kreutzer, Rode, Schuppanzigh, Stich, …) avec qui il a travaillé, et qui ont pu lui fournir de l’aide, des soutiens, des relations nouvelles avec d’autres mécènes dans d’autres sociaux. Charles Rosen souligne le rôle déterminant de ces musiciens qui « conseillaient les quelques aristocrates qui financèrent Beethoven, en leur disant où mettre leur argent pour réaliser les meilleurs investissements culturels »[ref]Charles Rosen, Critical Entertainments, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 2000, chap. 8.[/ref]. Il insiste aussi sur le rôle important des cercles littéraires de poètes et de romanciers dans le soutien à Beethoven comme dans l’acclimatation de la musique comme grand art, l’œuvre de Haydn ayant fourni préalablement un modèle internationalement célébré de grandeur culturelle.

C’est ainsi que je peux expliquer que des différences de talent initialement faibles ou de portée incertaine peuvent être rapidement amplifiées et consolidées par le jeu des appariements sélectifs : les artistes augmentent leurs chances de développer leurs compétences au contact de partenaires également talentueux, et peuvent s’engager plus aisément dans des projets créateurs exigeants. Dès lors, nous comprenons mieux comment, à partir de classements réputationnels dont la métrique initiale est souvent fruste (talent prometteur ou mineur, artiste de premier plan ou de second plan, œuvres de valeur ou produits de série B, etc), une hiérarchisation finement graduée se constitue, qui est, certes, constamment contestable, parce qu’elle est soumise aux épreuves de la concurrence interindividuelle, mais qui engendre des chances très inégales d’épanouissement du talent créateur.

Une terre d’accueil : la grandeur comme canon esthétique

Parvenu à ce point, je peux réunir les deux versants de mon analyse. Le différentiel de talent individuel, quelle que soit son origine, et la structuration segmentatrice du marché du travail créateur par le jeu des appariements sélectifs constituent, dans une interaction dynamique, les deux forces dont la composition produit la considérable variance des réputations et pointe, au bout de la distribution statistique des aptitudes, vers l’exception déclarée géniale. Encore faut-il au talent d’exception une terre d’accueil esthétique : c’est l’objet d’une analyse de la matrice d’élaboration de la « grandeur » comme valeur esthétique canonique, et c’est l’autre point de divorce avec une analyse constructionniste et fonctionnaliste du style élevé en musique, qui procède selon une réduction exténuante des couches de sens à de purs rapports sociaux de force.


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Bruno Moysan est agrégé, docteur en musicologie, auteur de Liszt, Paris, Gisserot, 1999 (prix 2000 de l’Association des professeurs et des maîtres de conférence de Sciences Po) et de Liszt, virtuose subversif, Lyon, Symétries (à paraître en juin 2008), co-auteur de Religion et Culture, Neuilly, Atlande, 2002. Professeur de musique au lycée Marceau de Chartres, il est chargé de l’enseignement Musique et politique à Sciences Po depuis 1998, au Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris, depuis 2007. Il a enseigné à l’EHESS et à l’Université de Versailles Saint-Quentin en Yvelines où il est chercheur associé au Centre d’Histoire Culturelle des Sociétés Contemporaines. Il travaille actuellement sur la relation entre art, politique, subjectivité et libéralisme.

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