n° 94 | Delacroix et les choses | Dominique de Font-Réaulx

Si Delacroix n’était pas attentif aux choses, s’il n’a peint qu’une seule très étonnante Nature morte au homard conservée au Louvre, s’il n’est pas collectionneur non plus et qu’il déclare même sa « hantise du capharnaüm », le peintre semble attaché aux objets qu’il ramena de son voyage au Maroc en 1832. Dominique de Font-Réaulx, qui dirige le Musée Delacroix et qui avait mis en valeur son coffre de souvenirs orientaux dans une exposition récente, revient sur la nature de cet attachement.

Laurence Bertrand Dorléac

Delacroix et les choses,
se souvenir des impressions

Dominique de Font-Réaulx

« Une foule de notes prises en courant me paraissent inintelligibles. En revanche, je vois clairement en imagination toutes ces choses qu’on n’a pas besoin de noter et qui sont peut-être les choses qui méritent d’être conservées dans la mémoire […]. »

Eugène Delacroix, Souvenirs d’un voyage dans le Maroc.

Eugène Delacroix, Nature morte aux homards, Salon de 1827, huile sur toile, 80 × 106 cm, Paris, musée du Louvre, département des Peintures

Eugène Delacroix (1798-1863), bien que lié à une des plus grandes dynasties d’ébénistes, les Oeben-Riesener, ne se montra pas, semble-t-il, très attentif aux objets qui l’entouraient. Son œuvre peint et dessiné ne comprend, au sens littéral, qu’une seule nature morte, désignée ainsi spécifiquement, la Nature morte aux Homards (Louvre, département des Peintures), réalisée à la fin des années 1820. La toile est, par ses dimensions, son sujet, son traitement, très singulière. La mémoire de son voyage alors récent en Angleterre, la fidélité à une tradition picturale qui mêle à la fois Rubens et Chardin, un sens aigu de la couleur, ont contribué à la conception d’une peinture d’une force remarquable, qui suscite toujours, dans un double mouvement, étonnement et admiration. Quelques années auparavant, Delacroix avait dessiné et lithographié une série de planches, reproduisant des monnaies et médailles, qu’il avait pu observer dans des collections privées, et, peut-être, au Cabinet des médailles de la Bibliothèque royale.

Loin de s’abandonner à une copie littérale, l’artiste entreprit alors un réel travail de composition, agrandissant les objets, les arrangeant de manière à ériger leur reproduction en œuvre d’art.

Eugène Delacroix, Feuille de douze médailles antiques, 1825, lithographie, 24 × 30,5 cm, Paris, musée Eugène Delacroix

La composition de ses lithographies exalte à la fois le sujet représenté et la médaille comme chose, dont les reliefs et les contours sont évoqués, avec une habileté magistrale à se jouer des ombres et de la lumière. Comme il l’écrivit bien des années plus tard, Delacroix sut « imiter sans être imitateur » et demeurer fidèle à son expression propre. Bien avant les découvertes archéologiques du dernier tiers du XIXe siècle, ces médailles lui offrirent l’intuition d’une Grèce orientale. Le critique Charles Blanc nota à leur propos, en 1864, peu après le décès du peintre : « Eugène Delacroix, d’une main fiévreuse, a injurié toutes les lignes, déplacé les clairs, brouillé les ombres, et transformé ces monnaies, qui valent mille fois leur pesant d’or, en effigies frappées au balancier des barbares. »

Au cœur de l’atelier, les objets de la création

L’artiste se plut, aussi, à évoquer, fugitivement, les éléments de son atelier. Un beau lavis des collections du Louvre montre, sur un coin de fenêtre, un chevalet portatif, l’esquisse d’une boîte à peinture, des chiffons, une palette accrochée à un clou au mur (département des Arts graphiques).

Eugène Delacroix, Un coin d’atelier, 1822-1827, lavis, rehauts de gris, 18 × 28 cm, Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques

Leurs contours sont estompés ; les objets de la création apparaissent ici comme autant de traces de la présence de l’artiste dans le lieu, où le souvenir se superpose à la réalité de l’atelier. Fort curieuse, une huile sur toile de la collection du musée Delacroix, Étude de reliures, veste orientale et figures d’après Goya, associe sur un même tableau les fragments épars de différentes choses, sans lien entre elles, qui purent lui servir de modèles, au milieu des années 1820, alors que Delacroix travaillait la Scène des Massacres de Scio ou à La Mort de Sardanapale (respectivement 1824 et 1827 ; les deux œuvres sont conservées au Louvre, département des Peintures). Sur un fond d’un noir vibrant, se détachent une veste d’or et de rouge, d’inspiration orientale, sans doute empruntée à son ami Jules-Robert Auguste (1789-1850), deux couvertures d’évangéliaires, richement ornées de gemmes. Dans la partie inférieure gauche de la peinture, Delacroix s’est inspiré de Goya, réinterprétant un des motifs des Caprices de l’artiste espagnol, celui de la planche 27, Qui est plus esclave ? Le peintre éleva, ainsi, ce qui aurait pu être une feuille d’études, à la hauteur de la peinture, conservant de l’étude la composition singulière et la disposition des objets. Il souligna leur éclat coloré, qui valorisait l’inspiration puisée chez Goya. Il conserva cette œuvre dans son atelier, jusqu’à sa mort. Elle fut, lors de la vente organisée en février 1864, après son décès, acquise par le critique Philippe Burty.

« La hantise du capharnaüm »

L’artiste ne fut pas collectionneur. Il eut même, comme il l’écrivit dans son Journal, « la hantise du capharnaüm ». Son inventaire après décès montre les possessions courantes d’un homme de son temps, sans ostentation, ni accumulation. La seule exception notable était constituée par l’ensemble des objets qu’il rapporta de son voyage au Maroc en 1832. Delacroix avait acquis sur place plusieurs objets fabriqués dans des ateliers artisanaux, objets de peu de valeur – faïences, babouches, vêtements, armes, cuirs – mais auxquels il attacha suffisamment de prix pour les conserver, d’atelier en atelier, jusqu’à sa mort en 1863. Il fut attentif à les transmettre, veillant à les léguer à son ami, le peintre Charles Cournault (1815-1904), dont il connaissait le goût pour l’Afrique du Nord et ses traditions. Pourtant, il semble que Delacroix n’exposât pas ces objets ; il les tenait cachés, à en croire les témoignages, dans un grand coffre présent dans son atelier.

Coffre marocain rapporté par Delacroix en 1832, XVIIIe siècle, Bois sculpté et peint, pigments, métal, H. 66 cm ; L. 156 cm ; P. 53 cm, Paris, musée Eugène Delacroix

Comme les aquarelles colorées qu’il réalisa lors de son voyage, comme les notes qu’il prit alors dans ses carnets, ces choses valaient moins pour elles-mêmes que pour la capacité qu’elles avaient à faire surgir, aussi intactes que possible, les impressions éprouvées par Delacroix, pendant son périple marocain, le seul grand voyage de l’existence du peintre casanier.

La nécessité d’en garder le souvenir avait préoccupé le peintre, dès les premières semaines de son court séjour dans le royaume chérifien. Le questionnement du lien avec le modèle, l’enjeu du détail au regard de l’impression d’ensemble, posait, bien que Delacroix ne le fît pas de manière délibérée, la question de l’objet, comme signe et comme porteur de sens. Il eut, à en croire ce qu’il mentionna dans ses lettres et dans ses carnets, assez tôt l’intention d’acquérir des articles de l’artisanat local.

Sa fascination pour les tissus transparaît dans ses écrits; les drapés des amples vêtements marocains évoquaient pour le jeune homme cultivé l’élégance patricienne de l’Antiquité. Il écrivit ainsi à son ami Jean-Baptiste Pierret :

« Imagine, mon ami, ce que c’est de voir couchés au soleil, se promenant dans les rues, raccommodant des savates, des personnages consulaires, des Catons, des Brutus, auxquels il ne manque même pas l’air dédaigneux que devaient avoir les maîtres du monde. […] L’antique n’a rien de plus beau. […]. »

À Henri Duponchel (1794-1868), son ami décorateur de théâtre qui devint ensuite directeur de l’Opéra, Delacroix décrivit avec enthousiasme la beauté de ces costumes, promettant à cet amateur du subterfuge théâtral, de lui en rapporter pour les lui montrer. Encore présent au Maroc, il avait l’intuition de la nécessité que le souvenir se matérialise pour demeurer :

« Le costume est très uniforme et très simple, cependant par la manière diverse de l’ajuster, il prend un caractère de beauté et de noblesse qui confond. Je compte rapporter assez de croquis pour donner une idée de la tournure de ces messieurs. De plus j’emporterai en original la plupart des pièces de leur habillement. Je me ruinerai avec plaisir pour cela et pour le plaisir que vous aurez à les voir. »

Puissance imaginative et mémorielle des choses

Plat rond, Tobsil, Maroc, Paris, musée Eugène Delacroix

Delacroix construisait, notamment grâce à l’écriture, un rapport singulier, imaginatif et poétique à son voyage au Maroc. Il se distinguait ainsi des peintres voyageurs en Orient, dont beaucoup tentèrent de retrouver dans leurs toiles le souvenir exact de leur aventure et d’offrir au public une vision aussi littérale que possible – ou du moins prétendue telle – de leur périple. Le peintre romantique acceptait, cherchait même, la distorsion offerte par l’imagination à la mémoire, posait le filtre de sa création picturale devant la description du Maroc. En 1853, alors qu’il commençait une réflexion sur l’emploi du modèle qu’il poursuivit en 1857 et 1858, au moment de la rédaction d’un dictionnaire des beaux-arts qui ne fut jamais publié, il nota dans son Journal :

« J’ai commencé à faire quelque chose de passable, dans mon voyage d’Afrique, qu’au moment où j’avais assez oublié les petits détails pour ne me rappeler dans mes tableaux que le côté frappant et poétique ; jusque –là, j’étais poursuivi par l’amour de l’exactitude, que le plus grand nombre prend pour la vérité. »

Afin que ces choses gardent tout leur pouvoir évocateur et mémoriel, il convenait que le peintre ne les regardât pas trop souvent ; les transformer en un banal mobilier d’atelier aurait pu leur faire perdre cette puissante valeur mémorielle qu’il leur avait accordée. Delacroix avait acquis une connaissance pénétrante de sa propre psyché, que l’exercice littéraire du Journal et de la correspondance avait accrue. Il savait le rôle essentiel de la mémoire, de la remémoration, dans la poursuite de sa création artistique. L’art matériel de la peinture se nourrissait de l’évanescence de la composition littéraire, qui contribuait ainsi à lui garder toute sa puissance imaginative. Bien que présents dans l’atelier, il convenait, sans doute, que les objets puissent, malgré leur aspect tangible, être dotés de toutes les qualités du souvenir, comme autant de traces des impressions profondes qui avaient ému Delacroix et qui lui soufflèrent, sa vie durant, une invention picturale renouvelée.

La modernité psychologique de Delacroix

Le peintre se révéla ainsi, dans son rapport aux objets, d’une modernité psychologique d’une grande précocité. Pratiquant l’exercice littéraire avec un rare talent introspectif, soutenu par un jeu dialectique qui le séduisait, Delacroix eut très tôt, dans ce XIXe siècle qui vit le développement de l’étude de l’esprit humain et l’invention de la psychanalyse, l’intuition d’un lien entre objet et mémoire, réel et imagination, souvenir et création. Marcel Proust fut, après sa première publication en 1893, lecteur du Journal de l’artiste. Nul doute que le talent du peintre et de l’écrivain le séduisit et fut, sans doute, pour une part encore à analyser, une source d’inspiration à sa propre recherche.


 Indications bibliographiques

Sébastien ALLARD (dir.), Delacroix, de l’idée à l’expression, Madrid/Paris, La Caïxa/Éditions du Louvre, 2010.

Laure BEAUMONT-MAILLET, Barthélémy JOBERT, Sophie JOIN-LAMBERT (dir.), Souvenirs d’un voyage dans le Maroc, par Eugène Delacroix, Paris, Gallimard, 1998.

Eugène DELACROIXJournal, édition par Michèle Hannoosh, Paris, José Corti, 2009, t. I et II.

Dominique de FONT-RÉAULX (dir.), Eugène Delacroix, Écrits choisis, Paris, Flammarion, 2014.

Dominique de FONT-RÉAULX (dir.), Objets dans la peinture, souvenir du Maroc, Paris, Éditions du Passage/Éditions du Louvre, 2014.

Dominique de FONT-RÉAULX (dir.), Delacroix et l’Antique, Paris, Éditions du Passage/Éditions du Louvre, 2015.

Christophe LERIBAULT (dir.), Autour de L’Hommage à Delacroix de Fantin-Latour, Paris, Éditions du Passage/Éditions du Louvre, 2010.


Dominique de Font-Réaulx est conservateur général au Musée du Louvre, directrice du musée national Eugène-Delacroix. Elle a été commissaire de nombreuses expositions, notamment Le daguerréotype français, un objet photographique (Musée d’Orsay, The Metropolitan Museum of Art) ; Dans l’Atelier (Musée d’Orsay) ; L’œuvre d’art et sa reproduction photographique (Musée d’Orsay) ; Gustave Courbet (1819-1877) (Galeries nationales du Grand Palais, The Metropolitan Museum of Art, Musée Fabre) ; Delacroix en héritage, autour de la collection Moreau-Nélaton (Musée Eugène Delacroix) ; Objets dans la peinture, souvenir du Maroc (Musée Eugène Delacroix) ; Delacroix et l’antique ( Musée Eugène-Delacroix) ; Une Brève histoire de l’avenir (Louvre) et la Petite Galerie (Louvre). Elle a collaboré à de très nombreux catalogues et ouvrages ; elle a publié Peinture et photographie, les enjeux d’une rencontre, chez Flammarion, en 2012. Elle enseigne à l’École du Louvre et à Sciences Po. Elle est directrice scientifique de la filière culture de l’École d’Affaires publiques.


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