Buenos Aires slum (villa miseria) - By Aleposta (Own work) [CC BY-SA 3.0], via Wikimedia Commons
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Karachi, un désordre ordonné

Portrait d'Altaf Hussain, le leader du MQM, dans le quartier colonial de Burns Road (2010). Crédits : Laurent Gayer
Laurent Gayer est politiste, chargé de recherche CNRS au Centre de recherches internationales (CERI). Ses travaux, ancrés dans l'aire régionale du sous-continent indien, s'intéressent principalement aux dynamiques urbaines et aux mobilisations violentes. Il expose ici les grandes dynamiques à l'œuvre derrière les conflits armés de Karachi, première ville du Pakistan de par sa population et sa contribution à l'économie nationale. A rebours des interprétations de Karachi comme mégapole anarchique, il montre que ces conflits obéissent à des régularités et des rationalités propres, portant notamment sur la répartition des pouvoirs entre la ville et sa région.

Karachi, combien de divisions ?

People in Karachi, 1990 By Ziegler175 (Own work) [CC BY-SA 3.0 , via Wikimedia Commons

People in Karachi, 1990 By Ziegler. CC BY-SA 3.0

K arachi est l’unique mégapole du Pakistan. Jusque récemment, sa population était estimée entre 20 et 25 millions d’habitants – ce qui en ferait la ville la plus peuplée du monde musulman. Les résultats préliminaires du dernier recensement (printemps 2017) ont ramené ce chiffre à la baisse, faisant état d’une population de 15 millions. Un  chiffre contesté car, comme toujours, une telle comptabilité dépend de la définition de l’urbain retenue. A l’occasion de ce recensement, Karachi aurait notamment perdu 5 millions d’habitants en voyant l’un de ses districts  classé comme zone rurale. Un choix qui aurait répondu à une demande de certains segments  de l’élite politique et économique, qui, suite à d’importants investissement immobiliers dans ce district  auraient souhaité minimiser leur taxe foncière en obtenant son classement comme zone rurale. Cette estimation à la baisse de la population a aussitôt été dénoncée par les partis politiques locaux, qui craignent qu’elle ne se traduise par une réduction des subsides fédérales à l’administration locale. Autres flous et non des moindres : la croissance et la composition démographique de la ville. Le recensement précédent, mené en 1998, avait estimé la population de la ville à 10 millions d’habitants, ce qui impliquerait que la  croissance démographique de Karachi n’aurait été que de 52 % en 20 ans. Un chiffre qui paraît très sous-estimé pour une ville dont le taux de croissance naturelle est estimé à 3.5 % / an, auquel il faut ajouter l’impact des migrations intérieures. Or, celles-ci se sont considérablement accrues au cours de la dernière décennie, avec l’arrivée de centaines de milliers, voire de millions de Pachtounes chassés par les combats entre l’armée et les talibans et de déplacés venant de la province du Sindh, en particulier suite aux inondations de 2010.
Cette bataille de chiffres n’est donc pas neutre et constitue une première indication des luttes qui se jouent autour de la ville.

Un Pakistan en miniature

Karachi by NASA [Public domain], via Wikimedia Commons

Karachi by NASA [Public domain]

Ville cosmopolite, parfois qualifiée de “Pakistan en miniature”, Karachi est une terre d’accueil pour tous les groupes ethniques du pays, mais aussi pour de plus petites communautés d’Afghans, de Bangladais, de Rohingyas birmans, de Sri Lankais, etc. Une composition que le recensement de 2017 ne permet pas de mesurer. Cependant, il est probable que les Mohajirs** demeurent démographiquement dominants, même si la part relative des Pachtounes et des Sindhis pourrait avoir augmenté de manière significative.
L’attractivité persistante de la ville, en dépit de la réputation sulfureuse que lui ont valu ses troubles politiques et ses violences criminelles, s’explique par son dynamisme économique. Là encore, les chiffres disponibles,  peu actualisés,  sont contestés. On estime cependant que la ville contribue à 15-20 % du PIB pakistanais, à 30 % de son secteur manufacturier, que près de 90 % du commerce extérieur de la ville transite par son port, et que la ville abrite 50 % de ses réserves bancaires.

De la province à la municipalité

Karachi Ordered Disorder and the Struggle for the City, Laurent Gayer, Hurst Publishers

Karachi: Ordered Disorder and the Struggle for the City, Laurent Gayer, Hurst Publishers, 2014

Ville-monde en recomposition permanente, Karachi a la réputation d’être ingouvernable. Cette réputation tient d’abord à la concurrence entre les acteurs publics qui se disputent le contrôle de la ville. La première institution du gouvernement local, le Karachi Conservancy Board, a vu le jour à l’initiative du colonisateur britannique en 1846, en réponse à une épidémie de choléra. En 1933, ses compétences sont élargies, donnant naissance à la Karachi Municipal Corporation. Aujourd’hui rebaptisée Karachi Metropolitan Corporation, elle est actuellement dirigée par un maire élu au suffrage indirect par les councilors des Union Councils (subdivisions des grands quartiers de 30 à 60 000 habitants), eux-mêmes élus au suffrage universel.
Malgré cette organisation aux apparences tout à fait classiques, le partage de pouvoirs entre autorités locales et provinciales a suscité de vives tensions au cours des dernières années, allant jusqu’à entraîner des violences de grande ampleur. L’étincelle de ces conflits fut, une réforme nationale des gouvernements locaux en 2001, qui a conféré des pouvoirs et des ressources sans précédent à la municipalité, aux dépens du gouvernement provincial.

Une réforme sur fond d’enjeux politiques et ethniques

Portrait d'Altaf Hussain, le leader du MQM, dans le quartier colonial de Burns Road (2010). Crédits : Laurent Gayer

Portrait d’Altaf Hussain, le leader du MQM, dans le quartier colonial de Burns Road (2010). Crédits : Laurent Gayer

Sous des dimensions “locales” et “managériale”, cette réforme reflétait des luttes politiques et partisanes de niveau national, qui comme toujours au Pakistan, avaient  une coloration ethnique.
Les régimes militaires qui se sont succédé au Pakistan depuis la fin des années 1950 ont toujours vu dans la démocratie locale l’occasion d’affaiblir les grands partis régionaux et nationaux, à travers la promotion de nouvelles élites locales. Pervez Musharraf – qui a pris le pouvoir à l’issue d’un coup d’Etat en 1999  – voit ainsi dans cette réforme un moyen de consolider son pouvoir dans le Sindh (la région) et à l’échelle nationale en affaiblissant son principal ennemi politique : le Parti du peuple pakistanais (PPP). De fait, si ce dernier est surtout implanté dans les zones rurales du Sindh il pèse aussi  dans la gestion de Karachi grâce à son emprise sur la bureaucratie provinciale (dominée par les Sindhis). De plus, Pervez Musharraf voit aussi dans cette réforme l’occasion de renforcer le principal contrepoids du PPP dans la province :  le Mohajir Qaumi Movement, qui depuis la seconde moitié des années 1980 représente la communauté ourdouphone des Mohajirs  (dont il est issu), en remportant systématiquement la majorité des sièges attribués à Karachi à l’assemblée nationale et provinciale.
Pour autant, le Mohajir Qaumi Movement n’est  jamais parvenu à régner sans partage sur Karachi. Divers services publics demeurent sous l’autorité du gouvernement provincial, en particulier la police. Celle-ci penche d’autant plus du côté du gouvernement provincial et du Parti du peuple pakistanais que celui-ci a encouragé le recrutement massif de Sindhis** au sein des forces de l’ordre, contribuant simultanément à leur ethnicisation et à leur politisation en sa faveur.

Reconquérir la ville par la violence

Graffiti pacifiste sur un mur du quartier colonial de Saddar (2014)- Crédits : Laurent Gayer

Graffiti pacifiste sur un mur du quartier colonial de Saddar (2014)- Crédits : Laurent Gayer

En 2011, sous la pression d’une partie de ses cadres sindhis, déterminés à affaiblir le Mohajir Qaumi Movement dans la province, le Parti du peuple pakistanais tente de rapatrier  un certain nombre de ressources et de compétences de la municipalité de Karachi vers l’administration provinciale. En réaction, le parti mohajir, qui collaborait jusqu’alors tant bien que mal avec le Parti du peuple pakistanais quitte le gouvernement provincial et ses milices déferlent sur plusieurs quartiers de la ville. De fait, depuis sa création en 1984, le Mohajir Qaumi Movement n’a pas seulement bâti son influence sur ses succès électoraux mais s’est aussi illustré par ses méthodes musclées, voire criminelles  (extorsion, torture, assassinats ciblés). Impliqué dans des pratiques de violence ordinaire, il  a aussi développé un art de la négociation reposant sur le chantage au chaos en ayant recours à l’arme de la grève générale . Chaque appel à la grève suffit à immobiliser la ville : industriels, commerçants et transporteurs préfèrent suspendre leurs activités, de peur de représailles. Ces blocus sont systématiquement accompagnés de violences – notamment contre les bus, pour la plupart propriété de transporteurs pachtounes avec lesquels le MQM a toujours entretenu des relations d’hostilité. Au cours de l’été 2011, le Mohajir Qaumi Movement a une fois de plus recours à cette stratégie pour inciter le Parti du peuple pakistanais à retirer sa réforme.

Quand les criminels entrent dans le jeu

Un quartier contesté de Lyari, en proie à la violence des gangs (2013) - Crédits Laurent Gayer

Un quartier contesté de Lyari, en proie à la violence des gangs (2013) – Crédits Laurent Gayer

Cette fois,  le Mohajir Qaumi Movement  se heurte à une forte résistance de la part de groupes armés, qui se sont consolidés au cours des années précédentes en réaction à ses  tentatives d’hégémonie. C’est le cas, en particulier, de l’Awami National Party , un parti nationaliste pachtoune qui entend bien lui résister par les armes, et lui contester  le contrôle de certains marchés criminels (celui de l’extorsion ou celui de l’occupation illégale de terrains). Le Mohajir Qaumi Movement se trouve également confronté à la résistance des gangs criminels du quartier de Lyari, l’inner city en déshérence de Karachi. Bastion du PPP ce quartier lui a toujours fourni ses troupes de choc. Sous la tutelle du ministre de l’Intérieur provincial, Zulfikar Mirza, qui s’affiche ouvertement avec leurs « dons », les gangs de Lyari deviennent ainsi sa branche armée officieuse, et s’engagent dans un conflit sanglant avec le Mohajir Qaumi Movement.
Les affrontements de l’été 2011, qui font des centaines de victimes, concernent principalement les membres des partis politiques et des organisations criminelles qu’ils patronnent. A plusieurs reprises, ces violences s’étendent cependant aux populations civiles, ciblées sur la base de leur appartenance ethnique. Face aux risques d’un embrasement généralisé, le Parti du peuple pakistanais  fait temporairement marche arrière. Deux ans plus tard. le gouvernement provincial parvient cependant à faire passer la réforme qui lui attribue plus de pouvoir, au grand dam du parti mohajir.
Ainsi, si ce dernier gagne une nouvelle fois  les  élections municipales en 2015 , sa victoire a un goût amer : non seulement la municipalité a été privée d’une grande partie de ses ressources et prérogatives, mais il fait face à une campagne répressive qui réduit un peu plus sa marge de manœuvre. Car entre temps l’armée a fait son retour dans la politique locale.

Le retour de l’armée

Cheel Chowk Road. Karachi. by Ajmeri CC BY-SA 3.0

Cheel Chowk Road. Karachi. by Ajmeri CC BY-SA 3.0

L’institution militaire a toujours gardé un œil sur Karachi, poumon économique et financier du pays.  Et si, depuis son déploiement dans la ville de 1992 à 1994 pour contenir un début de guerre civile, elle n’était plus directement sur le terrain, elle ne s’était pas pleinement désengagée, maintenant sa présence via des intermédiaires :  partis politiques, groupes criminels ou encore forces de sécurité officielles (les Rangers du Sindh, commandés par un militaire).
Ainsi, toujours présente à Karachi (où est par ailleurs installé le Ve corps d’armée), l’armée va progressivement y intensifier ses activités, à la faveur d’une nouvelle opération antiterroriste et anticriminalité. En 2013, le nouveau gouvernement de Nawaz Sharif ordonne aux Rangers et à la police de rétablir l’ordre dans la ville. Au fil des mois, cette opération prend un biais anti-Mohajir Qaumi Movement de plus en plus prononcé : incarcération de son candidat au poste de maire, raids contre ses bureaux, arrestations de ses cadres et de ses militants armés. En l’espace de quelques mois, le MQM est déchu de son statut d’hégémon capricieux, rythmant la vie de la cité au gré des humeurs de son leadership versatile.
Tous ces éléments – instabilité politique,  manipulation des institutions, foisonnement et intrication de sources de violence, dimension ethnique des conflits, caractère national des enjeux, notamment économiques –  viennent justifier la réputation de mégalopole ingouvernable de Karachi.

Des désordres gouvernables  

Orangi, le plus grand quartier informel de Karachi, vu des collines de Nazimabad (2011) - Crédits : Laurent Gayer

Orangi, le plus grand quartier informel de Karachi, vu des collines de Nazimabad (2011) – Crédits : Laurent Gayer

Pourtant, cet état d’anarchie apparent est trompeur. Le désordre ambiant est plus ordonné qu’il n’y paraît. Sans qu’aucun acteur – pas plus le MQM que l’armée – ne parvienne à contrôler entièrement le jeu, les troubles à l’ordre public obéissent à des régularités temporelles, spatiales et stratégiques (on ne se bat pas n’importe où, n’importe quand et contre n’importe qui), qui permettent aux populations et aux acteurs économiques de s’y adapter, au moins dans une certaine mesure.  Le gouvernement violent de Karachi ressort donc moins de décisions stratégiques – voire de complots – de la part des forces en présence, que de la routinisation de leurs interactions violentes. C’est précisément à cette normalité de la politique armée et des échanges violents qui en résultent que l’armée, via les Rangers, s’est attaquée au cours des dernières années. Non sans un certain succès : si le MQM est le premier à avoir fait les frais de cette vaste entreprise de démilitarisation de la politique locale, aucune milice ou groupe criminel n’a été épargné. Les gangs de Lyari et les talibans pakistanais – qui s’étaient imposés dans plusieurs quartiers pachtounes – sont eux aussi mis au pas par les Rangers.

S’il est trop tôt pour annoncer le déclin du MQM, qui pourrait se ressaisir dans les urnes, le parti n’en est pas moins sérieusement affaibli. Il a perdu son aura d’invincibilité et sa capacité à imposer son autorité à l’ensemble des populations de la ville, bien au-delà de la communauté des Mohajirs. Cette situation ouvre un vide politique, que l’armée entend bien combler en promouvant ses protégés. Le gouvernement de Karachi n’est sans doute pas près de se conformer au modèle légal-rationnel wébérien, reposant sur la croyance en la suprématie du droit et le caractère impersonnel des rapports de domination. Pour l’heure, la politique armée des années 1984-2014 semble cependant en recul, et avec elle la myriade de souverains de fait qui avaient mis la ville en coupe réglée, déterminés à former l’État pour eux-mêmes.

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* Les Sindhis sont la population majoritaire de la province dont Karachi est la capitale, le Sindh. Par opposition au Mohajirs, ourdophones, ils se distinguent par leur langue – le sindhi, qui depuis le début des années 1970 bénéficie du statut de langue officielle de la province, au même titre que l’ourdou.
** Les Mohajirs (de l’arabe muhajir, pour “réfugié” ou “migrant”) sont les descendants de musulmans de langue ourdou qui ont quitté l’Inde après la partition de 1947. Bien que ces “migrants” soient issus de diverses régions de l’Inde, ils sont désormais considérés comme un groupe ethnique à part entière au Pakistan. Le Mohajir Qaumi Movement (MQM), fondé en 1984, a pour raison d’être la défense de leurs intérêts.

Laurent Gayer, Karachi. Ordered Disorder and the Struggle for the City, Londres, Hurst, 2014.

Laurent Gayer, « The Need for Speed: Traffic Regulation and the Violent Fabric of Karachi » (pdf), Theory, Culture & Society, 33 (7-8), 2016.

Laurent Gayer, « Les Rangers du Pakistan : de la défense des frontières à la « protection » intérieure », in Jean-Louis Briquet et Gilles Favarel-Garrigues (dir.), Milieux criminels et pouvoir politique. Les ressorts illicites de l’État, Paris, Karthala, 2008.

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