Alfred Grosser, un intellectuel engagé

Alfred Grosser, un intellectuel engagé

  • Alfred Grosser à la Freie Universitaet. Crédit : Thomas Arrivé / Sciences PoAlfred Grosser à la Freie Universitaet. Crédit : Thomas Arrivé / Sciences Po

Paris, 8 février 2024

Nous avons la profonde tristesse de faire part du décès d’Alfred Grosser, grand professeur de Sciences Po, survenu le mercredi 7 février 2024, dans sa quatre-vingt dix-neuvième année.

Historien et politiste (quoique, initialement, agrégé d’allemand), Alfred Grosser est certainement l’un des membres les plus emblématiques de notre faculté permanente.

Par son éclectisme, sa passion de la vie politique et des questions internationales, son goût insatiable pour la réflexion et la transmission, ses combats en faveur de la réconciliation entre les peuples, de la démocratie et de l’ouverture européenne, par son inscription dans l’histoire comme dans le temps présent, il incarne au plus haut point les valeurs de notre établissement.

Né en Allemagne en 1925, contraint à l’exil en 1933, il avait pris la nationalité française en 1937. Comme l’a écrit très justement l’historienne Marie Scot dans le beau portrait qu’elle lui a consacré dans la frise historique de Sciences Po : « Alfred Grosser était un homme double, passeur entre la France et l’Allemagne, entre son héritage juif et ses convictions chrétiennes (…) Fort de sa double identité et de son bilinguisme, Alfred Grosser œuvra sa vie durant au dialogue franco-allemand. Par ses activités scientifiques, il s’efforça de remplacer les préjugés par les connaissances. »

Alfred Grosser a rejoint Sciences Po en 1953, où il fut chargé d’un enseignement sur la politique et la société allemande. En 1956, on le nomma directeur d’études et de recherches au sein du troisième cycle (prodrome de notre École de la recherche), qui venait d’être créé. Sous la houlette de Jean Touchard, avec René Rémond, Jean-Claude Casanova, Raoul Girardet, Hélène Carrère d’Encausse et quelques autres jeunes professeurs et chercheurs, ils constituèrent la première faculté permanente de Sciences Po et firent de cette formation à la recherche et par la recherche (la première en France en sciences humaines et sociales), une pépinière de talents, en science politique, histoire et relations internationales. Alfred Grosser dirigea le troisième cycle de Sciences Po de 1966 à 1986 et en fut le pilier jusqu’à sa retraite.

Parallèlement, avec Jean-Baptiste Duroselle et Raymond Aron, il participa à la création du CERI, centre de recherche auquel il demeura fidèle toute sa vie.

S’imposant comme l’un des meilleurs connaisseurs de l’Allemagne et des questions internationales, il s’intéressait non seulement à l’actualité, mais aussi à la pensée politique, aux évolutions profondes des institutions, des organisations sociales et des mentalités.

Chercheur agile et fécond, brillant éditorialiste, sagace et mordant (au Monde, puis à La Croix et Ouest-France), Alfred Grosser fut avant tout un très grand professeur qui a profondément marqué des générations d’étudiants. Par ses cours sur l’Allemagne et les relations internationales, bien entendu, mais aussi dans le cadre de ses séminaires de troisième cycle et de ses directions de thèses.

Au début des années 1980, il proposa au directeur de Sciences Po, Michel Gentot, d’animer, les jeudis en fin de journée, un enseignement hebdomadaire libre, ouvert à tous les étudiants, au cours duquel il traitait des sujets d’actualité, avec une virtuosité, un sens de la mise en perspective de l’événement dans sa profondeur historique proprement éblouissants. L’une des séances de ce cours (unique et jamais remplacé) est demeurée célèbre ; le jeudi 9 novembre 1989, Alain Lancelot, directeur de Sciences Po, monta à la tribune pour annoncer à Alfred Grosser la chute du mur de Berlin. L’émotion qui étreignit cet homme ce jour-là est demeurée inoubliable pour tous ceux qui en ont été les témoins.

Il fut aussi constamment engagé au service de notre maison, jouant, en mai 1968, un rôle central d’intermédiation entre la direction et les étudiants, puis devenant, en 1969, le premier co-président de la Commission paritaire (devenue, depuis 2016, le Conseil de la vie étudiante et de la formation).

Par ses activités d’universitaire-diplomate, il a joué un rôle majeur au sein de l’Unesco, du Comité français d’échanges avec l’Allemagne et de l’Office franco-allemand pour la Jeunesse. À Sciences Po, il a été un ardent zélateur de l’internationalisation de notre établissement, négociant les doubles diplômes franco-allemands et contribuant à la création (en 1993) d’une chaire de Visiting Professor qui porte son nom.

Alfred Grosser n’était pas homme à demeurer cloitré dans sa tour d’ivoire universitaire. Il n’a jamais cessé de mettre son talent, son autorité et son rayonnement international au service de grandes causes humanistes, œuvrant pour une meilleure compréhension franco-allemande, pour la construction européenne ou encore en faveur du devoir de mémoire, de vérité et de justice. Reconnu et estimé par ses pairs, connu par le grand public, respecté par les femmes et les hommes d’État, il fut le seul français invité, à trois reprises, à s’exprimer devant le Bundestag. La dernière fois, le 3 juillet 2014, devant le président et la chancelière fédérale d’Allemagne (Joachim Gauck et Angela Merkel) à l’occasion du centenaire de la Première Guerre mondiale.

Vigie attentive de la démocratie en Allemagne, en France comme en Israël, Alfred Grosser était une admirable figure de l’universitaire et de l’intellectuel engagés.

Nos pensées vont à sa famille, tout particulièrement à son fils, notre collègue, l’historien Pierre Grosser, à ses proches et à tous ceux qui, étudiants, enseignants, chercheurs, personnels administratifs, l’ont connu, respecté et aimé.

Laurence Bertrand Dorléac, présidente de la FNSP

Mathias Vicherat, directeur de Sciences Po

 


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