Babi Yar (texte en langue française)

Date: 
22 Juillet, 2015
Auteur: 
Berkhoff Karel C.

Cet article a été publié avec le soutien de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah.

Article traduit de l'anglais par Odile Demange

Contexte

Babi Yar, ou Babyn Yar en ukrainien, signifie « ravin des vieilles femmes ». Pendant des siècles, ce nom n’a désigné qu’une des petites vallées escarpées situées juste au nord-ouest de Kiev (Kyiv), opposant un obstacle naturel aux envahisseurs. Cette formation géologique consistait en neuf éperons rocheux se dirigeant vers l’est et l’ouest sur environ un kilomètre et présentant des versants abrupts d’une dizaine de mètres de dénivelée. Au XIXe siècle, on a aménagé à proximité de ce site des cimetières destinés aux juifs, aux karaïtes (des juifs non rabbiniques, qui ne reconnaissent pas l’inspiration divine du Talmud), aux musulmans et aux chrétiens orthodoxes, tandis que l’armée impériale russe y installait des camps militaires avec des champs de tir. Au début de la période soviétique, des unités blindées de l’Armée rouge ont également été stationnées dans les parages. À part les soldats, on ne voyait pas grand monde à Loukianivka, le quartier de Kiev proche de Babi Yar qui, malgré la présence d’un dépôt de trains de marchandises, était difficile à atteindre et à traverser. La rue Melnikov, l’artère principale, s’achevait au débouché du ravin. Babi Yar était avant tout un superbe site naturel, où les jeunes aimaient venir se promener, nager et jouer.

L’exécution collective d’au moins 34 000 Juifs de Kiev à la fin de septembre et au début d’octobre 1941 dans ce ravin et à proximité occupe une place à part dans l’histoire de l’Holocauste pour plusieurs raisons. C’était la première fois qu’une métropole européenne perdait la quasi-intégralité de sa population juive du fait d’un assassinat délibéré. Par ailleurs, cet épisode s’est caractérisé par le massacre sur une période de deux jours d’un nombre de victimes supérieur à celui de toute autre opération meurtrière entreprise par les Allemands pendant la Seconde Guerre mondiale.

Si Babi Yar a été le lieu du plus grand massacre allemand de Juifs, il ne s’agit pourtant pas du premier assassinat collectif. Cette distinction funeste revient à Kamianets-Podilsky (en russe Kamenets-Podolskii), une ville d’Ukraine soviétique proche de la frontière polonaise d’avant-guerre où 23 600 Juifs, dont plusieurs milliers avaient été expulsés par la Hongrie, ont été exécutés sommairement en août 1941. Alors qu’avant la fin du mois de juillet, les commandos de l’Einsatzgruppe C, de l’Einsatzgruppe D et du Régiment de Police « Sud-Ukraine » avaient essentiellement éliminé des hommes juifs, ils s’en prirent ensuite également aux femmes et aux enfants. Babi Yar symbolise ainsi l’extermination de communautés juives complètes à partir de la mi-septembre 1941.

Babi Yar incarne également les crimes commis par la Wehrmacht. Le massacre des Juifs de Kiev, opéré avec une rapidité atterrante, aurait en effet été impossible sans l’étroite coopération d’unités de l’armée et, plus précisément, du commandement central de la Sixième Armée.

Babi Yar en est venu à symboliser ce qu’on appelle parfois l’« Holocauste par balles » : l’exécution collective par armes à feu de Juifs d’Europe de l’Est, par opposition à la mise à mort dans les chambres à gaz fixes plus connues, en usage à Auschwitz et dans d’autres camps de la mort. Dans leur grande majorité, les Juifs victimes de l’Holocauste « de l’Est » ont été fusillés collectivement, près de chez eux et au cours d’un laps de temps très bref – quelques jours, quelques semaines, quelques mois tout au plus.

L’Union soviétique a présenté Babi Yar comme le symbole par excellence des massacres « fascistes » qui n’ont pas seulement vu périr 60 % de la population juive de l’Ukraine d’avant-guerre, mais aussi de nombreux non Juifs. En même temps, les autorités soviétiques ont tout fait pour ignorer le site lui-même, interdisant les commémorations juives, tandis qu’un monument érigé sur place dans les années 1970 ne mentionnait même pas l’identité juive des victimes. Cette tentative de dissimulation a laissé des traces durables : en 2015, Kiev n’a toujours pas de musée consacré à Babi Yar, et n’est même pas parvenu à un semblant de consensus concernant l’emplacement précis des exécutions et des restes des victimes. Personne, par ailleurs, n’arrive à s’entendre sur le traitement à accorder au lieu du massacre, encerclé depuis la guerre par l’agglomération en rapide expansion.

Décisionnaires, organisateurs et acteurs

En juin 1941, quand l’Allemagne envahit l’Union soviétique, Kiev comptait approximativement 850 000 habitants, dont le quart recensé en tant que Juifs. À l’approche des Allemands, la plupart de ceux-ci prirent la fuite, mais d’autres ne parvinrent pas à monter dans les trains ou choisirent délibérément de rester. Certains, en effet, préférèrent ne pas abandonner des parents fragiles ou âgés, alors que d’autres étaient très attachés à leurs biens. D’autres encore, doutant du bien-fondé de l’alarmisme soudain des médias soviétiques, espéraient connaître une vie meilleure sous les Allemands : cet espoir était partagé par de nombreux non Juifs.

Avant même l’occupation de Kiev le 19 septembre 1941, la police allemande, la SS et les forces armées commencèrent à prévoir des mesures impitoyables contre les Juifs de la ville. Une unité avancée du Sonderkommando 4a, placée sous le commandement de Paul Blobel (1894-1951) et qui faisait partie de l’Einsatzgruppe C, arriva à Kiev le même jour, et bénéficia immédiatement de l’assistance d’autres Allemands. La Wehrmacht créa des camps pour les Juifs et d’autres, et mobilisa de force la population juive masculine pour des travaux dangereux. Ces opérations furent essentiellement le fait de divisions du 29e Corps d’Armée, placé sous le commandement du General der Infanterie Hans von Obstfelder (1886-1976) et rattaché à la Sixième Armée, commandée par Walter von Reichenau (1884-1942). Dès le 22 septembre, Obstfelder donna ordre d’arrêter les habitants juifs de sexe masculin de Kiev. Les divisions d’infanterie qui participèrent à des degrés divers à cette première vague de persécutions étaient la 75e (sous le commandement d’Ernst Hammer), la 95e (Friedrich Zickwolff), la 299e (Willi Moser) et probablement aussi les 71e et 296e (Alexander von Hartmann et Wilhelm Stemmermann).

Le premier commandant de la ville fut le Generalleutnant Alfred von Puttkammer (1882-1946), commandant du Rückwärtiges Armeegebiet (région militaire arrière) 585. Il céda la place le 23 septembre au commandant de la Feldkommandantur 175, Kurt Eberhard (1874-1947). On ignore encore à quel moment précis le commandement officiel de Kiev fut retiré au Rückwärtiges Armeegebiet (et donc au 29e Corps d’Armée et à la Sixième armée d’active dans son ensemble) pour être confié au Rückwärtiges Heeresgebiet Süd (région du groupe d’armées arrière sud), commandé par Karl von Roques (1880-1949), ainsi qu’à la 454e Division de sécurité, commandée par Hermann Wilck (1885-1949). En effet, bien que Roques ait affirmé avoir pris ses fonctions à la date du 23 septembre, von Obstfelder du Corps d’Armée, encouragé par von Reichenau, continua à donner des ordres jusqu’à la fin septembre.

Le mercredi 24 septembre, des bombes explosèrent dans des bâtiments du centre-ville, provoquant un important incendie. Les explosions se poursuivirent toute la soirée et toute la nuit, ainsi que le lendemain. Des ingénieurs de l’Armée Rouge et des officiers du NKVD, la police politique soviétique, avaient déposé des bombes et des agents soviétiques contribuèrent alors à étendre le sinistre en lançant des cocktails Molotov. Près de deux cents Allemands pourraient avoir perdu la vie dans ces explosions ou dans les efforts pour maîtriser le feu. Les Allemands procédèrent alors à l’arrestation massive de communistes, d’agents du NKVD et de Juifs, avec le concours de gardiens d’immeubles et de nouveaux auxiliaires de police. Les occupants allemands abattirent plusieurs Juifs, et laissèrent leurs corps dans la rue à côté d’un panonceau indiquant qu’ils avaient déclenché des mines. Ils mirent également à mort d’autres Juifs dans d’autres lieux, notamment, sans doute, dans des tranchées creusées par l’Armée Rouge à proximité de Babi Yar.

Selon toute probabilité, le Sonderkommando 4a de Blobel et les autorités militaires, parmi lesquelles von Reichenau, décidèrent d’un commun accord le 25 septembre d’assassiner d’un coup tous les Juifs de Kiev. Dans la soirée en effet, il y eut une réunion entre von Reichenau, von Obstfelder et tous les « chefs responsables de la sécurité de la ville. » (On n’a cependant jamais trouvé de preuve concluante d’une requête ou d’un ordre émanant de von Reichenau.) Le lendemain, le vendredi 26 septembre, Eberhard rencontra les principaux auteurs du massacre, dont Blobel, Otto Rasch (1891-1948), commandant de l’Einsatzgruppe C, et Friedrich Jeckeln, chef de la Police et de la SS pour l’Ukraine. Ces entrevues eurent une importance évidente ; en effet, le rapport d’activité pour les 25 et 26 septembre de la Compagnie de Propagande 637 de l’armée évoque une mesure qui joua un rôle capital dans la préparation du massacre : l’impression de deux milles affiches murales exigeant que la population juive de Kiev se présente en un lieu donné.

D’autres réunions eurent lieu le 27 septembre, dont l’une au moins fut présidée par Gerhard Schirmer (1909- ?), officier de renseignement (Ic) du 29e Corps d’Armée ; l’« évacuation » des Juifs était à l’ordre du jour de cette réunion. Personne ne pouvait ignorer que ce terme désignait leur exécution collective, ne fût-ce que parce qu’aucune disposition en vue d’une véritable « évacuation » de masse ne fut évoquée. En fait, la mise à mort des Juifs de Kiev avait déjà commencé, soutenue par le généreux envoi par l’armée de 5 000 balles de fusils et de 100 000 balles de mitrailleuse au bureau de Jeckeln, le même jour.

Le dimanche 28 septembre, la nouvelle police ukrainienne placarda l’ordre imprimé, mais non signé, en russe, en ukrainien et en allemand, imposant à tous les habitants juifs de Kiev et des environs de se présenter à l’intersection des rues Melnikov et Degtiarev le lendemain matin avant 8 heures, avec « papiers d’identité, argent, objets précieux, vêtements chauds, sous-vêtements et autres effets. » De toute évidence, aucun de ceux qui participèrent à la rédaction du texte ne connaissait bien Kiev ; en effet, l’indication selon laquelle l’intersection en question était située « près des cimetières » était erronée. (Les cimetières juifs et orthodoxes étaient situés plus bas sur la rue Melnikov). Le texte ajoutait que les « zhidy » (les « youpins ») qui contreviendraient à cet ordre seraient fusillés. Le Sonderkommando 4a répandit la rumeur d’une réinstallation des Juifs ailleurs.

Tout au long de la journée du lundi 29 septembre, des Juifs, hommes, femmes et enfants, accompagnés de leurs conjoints non juifs et d’autres amis et parents proches, affluèrent vers le carrefour indiqué, où on leur donna instruction de poursuivre en direction de l’ouest, sur la rue Melnikov, bordée de soldats et de membres de l’Ordnungspolizei allemande. La colonne en marche fut arrêtée près de l’intersection avec la rue Pougatchev par la présence d’Allemands, appartenant pour la plupart à la Feldgendarmerie, la police militaire en uniforme. Ceux-ci comptèrent un certain nombre de personnes qu’ils poussèrent de l’avant, alors qu’ils retenaient les autres. Après avoir dépassé les deux cimetières, les Juifs terrifiés furent obligés de se défaire de tous leurs biens et objets précieux et de passer au milieu d’une masse haineuse de mitrailleurs allemands, qui les brutalisaient pour leur faire presser le pas. Ils arrivèrent alors sur un terrain plat, où des hommes qui s’exprimaient en ukrainien les forcèrent à se déshabiller. De là, on les dirigea vers des points élevés d’où d’étroits couloirs descendaient vers Babi Yar. Ils ne voyaient les exécutions et les cadavres qu’au dernier moment, au sortir d’une courbe. Il y avait plusieurs accès et différents groupes de tireurs allemands étaient en position, une centaine en tout, qui ne tiraient pas tous toute la journée. À leur arrivée, les victimes étaient contraintes de s’allonger sur les morts et les mourants. Plus tard dans la journée, on les aligna sur une saillie pour leur tirer dessus depuis l’autre côté du ravin. Les cadavres et les victimes encore vivantes furent recouverts d’une couche de chlorure de chaux, de sable et de terre.

Quand le soir tomba le 29 septembre, les Juifs qui n’avaient pas encore été exécutés furent parqués dans des garages pour la nuit, et furent abattus le lendemain. D’autres Juifs arrivèrent, qui furent eux aussi exécutés, ce jour-là ou peu après. Dès le début du mois d’octobre, des prisonniers de guerre soviétiques venus d’un camp allemand situé rue Kerosynna reçurent l’ordre d’aplanir la fosse collective recouverte de terre. À ce moment-là ou un peu plus tard, le 113e bataillon de pionniers de la Wehrmacht fit sauter une partie des versants à l’explosif.

Le 7 octobre, un rapport d’activité secret des assassins ne mentionnait pas le lieu du massacre, mais se montrait, par ailleurs, on ne peut plus explicite : « en collaboration avec l’état-major de l’ [Einsatz]gruppe et de deux unités de commando du Régiment de Police Sud, le Sonderkommando 4a a exécuté 33 771 Juifs les 29 et 30 septembre. » Effectivement, le premier groupe de tireurs connu était constitué de membres du Sonderkommando 4a et de l’état-major de l’Einsatzgruppe C. Le second était formé de deux bataillons du Régiment de Police Sud, placé sous l’autorité de Jeckeln et commandé par René Rosenbauer (1882- ?). Il s’agissait du 45e bataillon de Police de réserve d’Ústi nad Labem (Aussig) en Bohême, sous le commandement de Martin Besser (1892- ?), et du 303e bataillon de Police de Brême, commandé par Heinrich Hannibal (1889-1971). Les sources suggèrent fortement que les membres de ces deux bataillons ne se contentèrent pas de surveiller et d’orienter les victimes, mais constituèrent également des pelotons d’exécution.

Nous ignorons l’identité et l’origine des forces auxiliaires. Les rescapés ont tendance à affirmer qu’il s’agissait d’Ukrainiens, ne serait-ce que parce que leurs membres parlaient ukrainien. Des activistes de l’Organisation des Nationalistes Ukrainiens (OUN), fondée en 1929 dans l’Ukraine occidentale gouvernée par la Pologne, étaient passés en Ukraine centrale en 1941 et arrivèrent à Kiev avec les Allemands. Les mémoires laissées par ces activistes mentionnent la présence à proximité du ravin le 29 septembre d’un seul de leurs membres, Roma Bida (1905-1942), qui aurait été contraint de garder les vêtements des Juifs. On sait que deux formations créées ou commandées par l’OUN (la faction Melnyk) étaient présentes dans la ville pendant le massacre. La première était une compagnie de la nouvelle Police Ukrainienne commandée par Ivan Kedyulich (1912-1945). L’autre était le bataillon de Bucovine, qui incluait plusieurs centaines d’Ukrainiens de Bucovine sous le commandement de Petro Voinovsky (1913-1996). Aucune preuve concluante ne situe cependant l’un ou l’autre de ces deux groupes d’Ukrainiens à Babi Yar pendant le massacre. Par ailleurs, les assassins comprenaient, ou avaient emmené avec eux, un certain nombre d’Allemands de souche, nés en Ukraine et vêtus en civil, qui parlaient certainement ukrainien ou russe.

Victimes

Quand l’affiche fut placardée, la plupart des Juifs se mirent à craindre pour leur vie. Puisqu’on était prêt à les fusiller s’ils ne se présentaient pas, à quoi au juste pouvaient-ils s’attendre ? Dans la ville, tout le monde savait que les Juifs qui avaient déjà été arrêtés n’étaient jamais revenus et l’on avait entendu parler de massacres survenus antérieurement. Un article publié le 5 avril 1943 dans le périodique soviétique yiddish Eynikyayt racontait que le 19 septembre 1941, les Allemands étaient également arrivés à Darnytsia, un district administratif de Kiev situé à l’est de la ville, sur l’autre rive du Dniepr, où s’étaient regroupés de nombreux réfugiés et soldats. Dès le 20 septembre, tous ceux qui avaient ne fût-ce que l’air juif, avaient été abattus par les Allemands qui avaient enfoui leurs corps dans une fosse commune. Certains Juifs de la ville au moins avaient entendu parler presque immédiatement de ce premier massacre.

Genia Batascheva (1924-2000), une rescapée de Babi Yar, qui avait dix-sept ans au moment des faits, a raconté qu’un détail l’avait légèrement rassurée sur le sort qui les attendait – le spectacle d’Allemands souriants dans un camion qui roulait en sens inverse lui avait donné à penser qu’il ne pouvait certainement rien se passer de grave. Le point de rassemblement indiqué étant proche de la gare de marchandises, les Juifs purent également imaginer qu’on allait les transporter ailleurs. Néanmoins, les récits de témoins oculaires (voir section IV – Témoins) révèlent clairement qu’ils étaient, pour la plupart, très effrayés.

À la différence des enquêteurs judiciaires tenus de donner des chiffres précis, les historiens sont loin de s’entendre sur le nombre exact de victimes des tueries de Babi Yar, qu’il s’agisse du premier massacre survenu entre la fin septembre et le début octobre 1941 ou des exécutions perpétrées durant toute la période de domination nazie. On ne relève pas non plus le moindre consensus quant à la proportion de Juifs et de non Juifs assassinés sur ce site.

Le chiffre très précis de 33 771 Juifs indiqué par l’Einsatzgruppe lui-même pour le principal massacre réapparaît sous une forme presque identique dans une allusion laconique de la 454e Division de Sécurité de la Wehrmacht faisant état d’« environ 34 000 » Juifs, tués au cours de « plusieurs jours ». On aurait tort d’imputer la précision de ce chiffre initial à la seule comptabilité tenue par les Allemands (un Allemand était effectivement chargé de compter les Juifs au fur et à mesure de leur arrivée) ou à la remise forcée de leurs papiers d’identité par les victimes. Les Allemands ne maîtrisaient pas parfaitement la situation et on en a vu qui brûlaient des papiers d’identité sur place. La précision de ce chiffre révèle plus vraisemblablement que les hommes de Blobel souhaitaient convaincre leurs supérieurs qu’ils avaient agi en hommes méticuleux.

Il n’en est pas moins certain que les victimes de Babi Yar comprenaient également des non Juifs. Certains moururent avec leur conjoint juif à la fin du mois de septembre, tandis que d’autres, Roms ou prisonniers de guerre non juifs, furent assassinés après septembre 1941. Eberhard, le commandant de la ville, annonça aussi dans un premier temps des exécutions « de représailles ». Cent habitants de Kiev furent ainsi abattus le 22 octobre 1941, parmi lesquels, semble-t-il, des individus ramassés au hasard un matin après qu’une explosion avait ébranlé l’ancien bâtiment de la Douma sur la place Kalinine. (Parmi les habitants arrêtés au cours de cette rafle, ceux qui avaient pu prouver leur nationalité ukrainienne furent libérés, conformément aux instructions de l’armée allemande concernant les otages.) Au cours des deux dernières nuits d’octobre, des inconnus mirent le feu à plusieurs maisons et objets sur un marché de Kiev ; le 2 novembre, Eberhard proclama que plus tôt dans la journée, à titre de sanction en raison du « nombre croissant de cas d’incendies criminels et de sabotages », il avait ordonné l’exécution de trois cents « habitants de Kiev ». Dans le courant du même mois, on releva des actes de sabotage de câbles téléphoniques et télégraphiques, et le 29 novembre, les autorités allemandes firent savoir que les auteurs de ces crimes n’ayant pas été identifiés, quatre cents hommes avaient été passés par les armes. Leurs dépouilles se retrouvèrent à Babi Yar ou au fond de fosses et de tranchées antichars du voisinage.

Ce fut la dernière annonce d’exécutions, mais on continua à entendre des coups de feu en provenance de Babi Yar. En février 1942, Volodymyr Bahazii (1902-1942), le deuxième maire de Kiev soutenu par les Allemands, fut exécuté, en même temps que plusieurs membres de l’OUN. Plus tard, un certain nombre de membres de la police auxiliaire, accusés d’être des nationalistes déloyaux, furent assassinés, eux aussi. Bien que toutes ces exécutions ne se soient pas produites à Babi Yar, les nazis continuèrent probablement à jeter les cadavres dans ce ravin ou aux environs.

D’anciens membres de l’état-major de la Sicherheitspolizei (Police de sécurité) et du Sicherheitsdienst (Service de sécurité), établis à Kiev sous le commandement d’Erich Ehrlinger (1910-2004) au moment où la ville fut intégrée au Reichskommissariat d’Ukraine et ne fut donc plus sous autorité militaire, ont été interrogés par la justice. Ils ont fait état d’exécutions et de gazages réguliers dans un camion mobile. Le SS-Sturmbannführer Hans Schumacher (1907-1992), commandant à Kiev de la Gestapo et de la Kriminalpolizei, la police secrète d’État et la police criminelle, a ainsi affirmé qu’au cours des huit mois qui avaient suivi le début de novembre 1941, plusieurs centaines de Juifs et de non Juifs avaient été assassinés. L’employé chargé de préparer les listes d’exécutions signées ensuite par Ehrlinger estimait qu’on avait éliminé approximativement cinquante personnes par semaine. Ce chiffre est peut-être sous-estimé, car d’autres anciens combattants ont évoqué deux séries hebdomadaires d’exécutions.

Dès 1942, la direction nazie chercha à effacer autant que possible les traces matérielles des fosses communes situées dans les étendues orientales du Reich. Cette entreprise, qui portait le nom de code d’Opération 1005, fut confiée à Blobel et bénéficia d’une priorité absolue après que l’Union soviétique eut découvert des fosses communes dans la ville russe de Rostov. Kiev était également concerné par l’Opération 1005, et pendant six semaines, à partir de la mi-août 1943, des troupes SS obligèrent quelque 300 prisonniers du camp de concentration de Syrets, voisin de Babi Yar, à exhumer et à incinérer les cadavres contenus dans le ravin et dans les fosses voisines. Un voile de fumée envahit le ciel et une odeur pestilentielle régnait sur la ville. Ces incinérations ne mirent cependant pas fin aux exécutions. Zakhar Trubakov (1912-1998), un détenu juif du camp obligé de sortir des cadavres d’un fourgon allemand pour les incinérer, reconnut à leur costume que les victimes qui venaient d’être gazées étaient des villageois, ainsi que des hommes âgés, des femmes adultes, des adolescents et des enfants de la ville. On ignore s’ils étaient juifs ou non.

Plusieurs travailleurs forcés qui réussirent à prendre la fuite le dernier jour de l’opération ont livré des estimations du nombre de cadavres qu’ils ont brûlé. Les premiers chiffres donnés par sept rescapés ont été recueillis dans les années 1940 et présentaient des variations considérables. Un survivant parlait ainsi de 45 000 morts (Steiuk), alors que d’autres procédaient à des évaluations bien supérieures – jusqu’à 70 000 (Berliant, Brodskii, Davydov), plus de 80 000 (Budnik), entre 95 000 et 100 000 (Kuklia ; rapidement ramenés à 90 000 ou 95 000), et même 100 000 (Doliner). Un autre rescapé a simplement affirmé qu’il y avait eu entre 25 et 30 bûchers, chacun ayant servi à incinérer 2 500 à 3 000 cadavres (Ostrovskii).

Quand le NKVD regagna Kiev, il réalisa ses propres exhumations à Babi Yar et dans l’ancien camp de Syrets. Son estimation se situait dans le haut de la fourchette, puisqu’il concluait que les nazis avaient cherché à brûler 100 000 cadavres à Babi Yar. Ce chiffre comprenait « environ 70 000 Juifs » pour le seul mois de septembre 1941, une estimation (infondée) largement supérieure aux données des assassins eux-mêmes. Les autres estimations régionales du NKVD étaient d’approximativement 20 000 prisonniers de guerre et 10 000 civils (non Juifs). Le rapport sur Kiev établi par la Commission d’État Extraordinaire Soviétique et publié en mars 1944 mentionnait lui aussi « plus de 100 000 hommes, femmes, enfants et vieillards à Babi Yar », en plus des 400 victimes du cimetière de Loukianivka.

Dans les années 1960 et 1980, trois survivants juifs de l’Opération 1005 ont révisé à la hausse leurs estimations personnelles, passées respectivement à plus de 100 000 (Steiuk), 125 000 (Davydov) et au moins 120 000 (Budnik). Elles correspondaient ainsi au dénombrement soviétique officiel ou l’excédaient. Deux autres rescapés chargés de brûler les corps présentèrent alors leurs propres estimations : 120 000 (Kaper) et 125 000 ou au moins 120 000 (Trubakov).

L’étude du nombre total d’habitants de Kiev place ces chiffres dans une nouvelle perspective. En octobre 1941, juste après le premier massacre, une estimation allemande établissait la population de la ville à environ 400 000 habitants. En janvier et en avril 1942, on recensa respectivement 330 000 et 352 000 habitants. Ce chiffre était inférieur à 300 000 au milieu de l’année 1943. Cette baisse démographique depuis septembre 1941 n’était cependant pas seulement la conséquence des exécutions par balles et des gazages, mais également des déportations vers l’Allemagne, des fuites et des morts dues à la famine.

Globalement, les témoignages disponibles suggèrent que plus de 34 000 Juifs furent abattus à la fin du mois de septembre et au début de celui d’octobre 1941, dont la quasi totalité au cours des deux seules journées des 29 et 30 septembre. Plusieurs milliers de victimes supplémentaires, originaires de Kiev mais aussi de la campagne environnante, furent ensuite abattues à Babi Yar ou gazées dans les camions qui les y conduisaient. La proportion de non Juifs assassinés ne cessa d’augmenter, mais les Juifs continuèrent à former la grande majorité des victimes dont les cadavres furent enfouis à Babi Yar.

Les témoins

Des Ukrainiens et des Russes non juifs ont raconté que peu d’habitants de Kiev avaient envisagé l’éventualité de massacres, et que les non Juifs étaient nombreux à penser que les Juifs étaient déportés. Rares furent probablement ceux qui n’assistèrent pas à la procession du 29 septembre, ou qui ne l’aperçurent pas. Dans son journal, L. Nartova, enseignante russe d’une cinquantaine d’années, a décrit le spectacle qu’elle découvrit depuis son balcon ce jour-là : « Les gens avancent, formant une interminable colonne qui envahit toute la rue et les trottoirs. Des femmes et des hommes marchent, des jeunes filles, des enfants, des vieux, et des familles entières. Beaucoup transportent leurs affaires dans des brouettes, mais la plupart portent des paquets sur leur dos. Ils marchent en silence, calmement. C’est atroce. Ce défilé s’est poursuivi ainsi pendant très longtemps, toute la journée, et la foule n’a commencé à s’amenuiser que dans la soirée. » (Elle ajoutait que cela avait encore duré plusieurs jours.)

L’ingénieur ukrainien Fedir Pihido (1888-1962) se trouvait rue de Lviv vers 11 heures ce lundi matin. Il vit « plusieurs milliers de personnes, surtout des vieux – mais les gens d’âge moyen n’étaient pas absents non plus – [qui] s’avançaient vers Babi Yar. Et les enfants – mon Dieu, il y avait tant d’enfants ! Tout cela marchait, chargé de bagages et d’enfants. Ici et là, des vieux, des malades qui n’avaient pas la force de se déplacer seuls, étaient transportés sur des chariots sans assistance, sans doute par des fils ou des filles. Certains pleuraient, d’autres cherchaient à consoler. La plupart marchaient, plongés en eux-mêmes, silencieux, l’air condamné. C’était un spectacle effroyable. » Le docteur Fedir Bohatyrchouk (1892-1984) rapporta avoir vu des enfants juifs qui ne se doutaient visiblement de rien, alors que les adultes juifs avaient « des visages figés, paralysés d’effroi. Ils sentaient instinctivement le sort qui les attendait. »

Tous les spectateurs de ce cortège n’étaient pas affligés, et de loin. En plusieurs endroits, la population locale hua les Juifs qui quittaient leur foyer. Bohatyrchouk se rappelait qu’« un certain nombre de [s]es coreligionnaires [avaient] observé cet exode le visage joyeux. » Il semblerait que la dénonciation et le pillage des Juifs aient également été courants, aussi bien en septembre 1941 que par la suite. Le 30 septembre, deuxième jour du massacre, des dizaines d’habitants du quartier de Podil se livrèrent à un pogrome au cours duquel sept Juifs trouvèrent la mort. Ils furent hâtivement enterrés dans des fosses creusées à proximité.

On ignore combien de non Juifs exactement sauvèrent des Juifs ou s’efforcèrent d’en sauver. Un cas attesté est celui d’Aleksei Glagolev (1901-1972), ordonné prêtre orthodoxe en octobre 1941, et de sa femme Tatiana (1905-1981). Le couple cacha des Juifs et leur procura de faux papiers. Quelques autres non Juifs adressèrent des requêtes aux autorités pour leur demander d’exempter certains Juifs des mesures prises. Ces tentatives n’eurent cependant jamais le résultat souhaité, et les ceux qui s’interposaient ainsi, dont le premier nouveau maire, Oleksander Ohloblyn (1899-1992), se virent brutalement rappeler à l’ordre et priés de ne pas se mêler des affaires des Allemands.

Le fait que la nouvelle administration municipale de Kiev, bien qu’entièrement subordonnée aux Allemands, ait été dominée par des activistes de l’OUN jusqu’au début de l’année 1942, fut loin d’arranger les choses. Le 2 octobre, le journal de Kiev Ukraïnski Slovo, ou « Parole ukrainienne », l’organe de l’OUN, présentait « le Juif » comme « le pire ennemi du peuple » et rappelait que durant les vingt-trois années où ils avaient été censés gouverner l’Ukraine, « les Juifs n’ont eu aucune pitié. Qu’ils n’en attendent pas non plus à présent. »

Hors de la zone d’influence allemande, le premier reportage sur le massacre fut publié six semaines après les faits. Le 16 novembre 1941, l’Agence Télégraphique Juive (JTA) établie à New York transmit un communiqué en provenance de « quelque part en Europe » révélant que « cinquante-deux mille Juifs, hommes, femmes et enfants, ont été systématiquement et méthodiquement mis à mort à Kiev à la suite de l’occupation nazie de la capitale ukrainienne, selon les informations reçues aujourd’hui [14 novembre] de source absolument sûre par l’Agence Télégraphique Juive. » Nous ignorons quelle était cette source.

Le New York Times ignora le rapport de la JTA, contrairement aux médias soviétiques, qui reprirent les informations de l’Overseas News Agency, une émanation de la JTA. Le 19 novembre, la Pravda et les Izvestia écrivaient : « Comme le rapporte le correspondant de l’Overseas New Agency depuis quelque part en Europe, on a appris de source sûre que les Allemands ont tué 52 000 Juifs – hommes, femmes et enfants à Kiev. »

Au début de décembre 1941, Joseph Staline reçut un rapport du NKVD ukrainien en exil faisant état de l’assassinat de « jusqu’à 30 000 Juifs » à Kiev. En janvier 1942, le commissaire aux Affaires étrangères, Viatcheslav Molotov, adressa une note aux gouvernements alliés, reprenant l’estimation du nombre de victimes avancée par la JTA : « Un massacre et des pogromes atroces ont été commis par les envahisseurs allemands dans la capitale ukrainienne, Kiev. En l’espace de quelques jours seulement, les bandits allemands ont tué et torturé 52 000 hommes, femmes, vieillards et enfants, écrasant sans merci tous les Ukrainiens, Russes et Juifs qui manifestaient sous une forme ou une autre leur attachement au régime soviétique. » Se faisant l’écho des indications d’un prisonnier de guerre soviétique évadé, Molotov précisait qu’au cours d’une seule vaste opération, « un grand nombre de Juifs, dont des femmes et des enfants de tous âges, ont été rassemblés au cimetière juif de Kiev ; avant d’être abattus, ils ont tous été dévêtus et brutalisés ; le premier groupe sélectionné pour être tué a été obligé de s’allonger au fond d’une fosse, visage contre terre, et a été abattu à la mitrailleuse ; les Allemands ont ensuite répandu une mince couche de terre sur les premiers abattus, avant de les recouvrir de la couche suivante de victimes à exécuter, lesquelles ont été elles aussi abattues à la mitrailleuse. »

Mémoires

Dans l’ensemble, l’administration allemande réussit à garder secrets les rapports sur le massacre commis par les Einsatzgruppen, mais le ministère des Affaires étrangères et d’autres responsables politiques en furent évidemment informés. (Il s’agissait, semble-t-il, de les mettre au courant du type d’activités qui pourraient être exigées d’eux s’ils étaient cantonnés à l’est.) La Wehrmacht chercha à imposer un silence absolu sur cette affaire, mais elle n’y parvint pas entièrement. Indépendamment des documents officiels de l’armée, des rapports allemands officieux, oraux comme écrits, concernant ce massacre se répandirent largement à travers l’Europe à la suite de transferts de personnel et de permissions.

Après la guerre, Babi Yar fut mentionné en Allemagne de l’Ouest dans le contexte de procédures judiciaires et d’ouvrages, dont un volume commémoratif publié par le sociologue Erhard Roy Wiehn (1991). Les Allemands continuent couramment d’affirmer que ce massacre a été oublié, comme suffisent à le révéler les titres d’un film (Babij Jar. Das vergessene Verbrechen [Babi Yar. Le Crime oublié, 2003, réal. Jeff Kanew, prod. Arthur Brauner]) et d’un documentaire télévisé (Babij Jar. Das vergessene Massaker [Babi Yar. Le massacre oublié, 2012 ; Christine Rütten et Lutz Rentner, pour la chaîne publique ARD.] On s’accorde semble-t-il à estimer que ce massacre n’a pas fait l’objet de commémorations ni de débats adéquats.

La reconnaissance des massacres commis à Babi Yar a pourtant fait d’immenses progrès. La participation de policiers de la ville de Brême à ce massacre a été incluse, par exemple, dans le programme municipal de formation des nouveaux membres de la police. Le maire de Ratisbonne a publiquement évoqué le lien entre Babi Yar et sa ville, où avait vécu l’ancien commandant du Régiment de Police Sud, René Rosenbauer. Depuis sa publication en 2014, le livre de la romancière juive née à Kiev, Katja Petrowskaja, Peut-être Esther (trad. fr. 2015), évoquant les souvenirs du massacre de Babi Yar de familles juives, a rencontré un écho très favorable.

Après l’expulsion des Allemands de la ville le 6 novembre 1943, le NKVD, les services de renseignement et la Commission d’État Extraordinaire soviétique ont présenté des rapports et des procès-verbaux d’interrogatoires, et ont mené des fouilles. Le rapport de cette commission sur les crimes nazis commis à Kiev daté de janvier 1944 évitait pourtant toute mention des Juifs. Ce silence délibéré ne pouvait qu’intimider la dizaine de rescapés encore présents dans la ville, qui préférèrent généralement faire profil bas. Parmi les rares à s’être fait connaître, on peut citer Genia Batasheva et Dina Pronicheva (1911-1977).

De fait, jusqu’en 1991, la direction soviétique refusa obstinément de reconnaître que le massacre de septembre 1941 constituait un crime de guerre sans parallèle, à savoir la tentative pour liquider en une fois la totalité des Juifs de la ville, sans exception ; elle interdit également toute commémoration digne de ce nom. Ce refus d’admettre que les victimes étaient principalement juives et d’honorer leur mémoire correspondait à un modèle soviétique général nourri en partie par l’idéologie communiste, qui estimait que les Juifs n’étaient pas à leur place et feraient mieux de s’assimiler. Mais la cause première reflétait un antisémitisme persuadé que les Juifs avaient été et restaient étrangers et hostiles, une conviction aggravée à partir de la fin des années 1940 par l’animosité soviétique officielle à l’égard de l’État d’Israël.

À la fin des années 1940, le ravin, encore rempli de cendres, d’ossements et de cheveux humains, était une décharge sauvage écumée par les maraudeurs. Le parti communiste d’Ukraine, sous la direction de Nikita Khrouchtchev (1894-1971), tenait à restreindre au maximum les activités commémoratives autour de Babi Yar, à les limiter à une fraction seulement des zones de massacre et d’inhumation et à éviter de reconnaître le moindre lien avec les Juifs. Officieusement, certains fonctionnaires communistes allaient jusqu’à critiquer les Juifs qui avaient obéi à l’ordre de rassemblement donné par les Allemands.

En mai 1945, on décida d’ériger un monument à Babi Yar et de transformer la fosse commune en un parc parcouru d’allées. Dans le courant des années 1950, les autorités, dont faisait notamment partie Oleksii Davydov (1907-1963), président du comité exécutif du soviet de la ville, prirent la décision secrète d’effacer toute trace de Babi Yar. Elles y voyaient deux avantages : permettre l’expansion de la ville et faire disparaître ce site que certains prétendaient exclusivement juif. En fait, le ravin se transforma peu à peu en lac, des briqueteries voisines y déversant de l’eau boueuse. Mais voilà que le 13 mars 1961, une des digues s’effondra, entraînant un glissement de terrain massif en direction de la ville, qui fit plus de 145 morts. L’idée de combler ce ravin connut un regain d’intérêt au lendemain de ce qu’on appelle souvent la catastrophe de la Kourenivka.

L’écrivain juif Lev Ozerov (1914-1996) a enquêté à Babi Yar dans le cadre d’un Livre noir soviétique sur l’extermination des Juifs par les nazis, édité en 1945 par Ilia Ehrenburg et Vassili Grossman, un ouvrage qui n’a cependant jamais été publié en Union soviétique. Des cinémas soviétiques ont projeté le film de Mark Donskoï, Tarass l’indompté (1945), qui décrivait ce massacre. La levée partielle de la censure à la fin des années 1950 et dans la première partie des années 1960 a permis à l’écrivain russe Viktor Nekrassov (1911-1987), établi à Kiev, de demander publiquement dans un périodique d’octobre 1959 pourquoi aucun monument n’avait été construit à Babi Yar. Septembre 1961 a vu la publication du poème « Babi Yar » d’Evguéni Evtouchenko (né en 1932), reprenant la question de Nekrassov et ajoutant : « Les antisémites, d’une haine obtuse, comme si j’étais un Juif, me poursuivent. » [trad. J. Burko ;] http://kefisrael.com/2018/09/30/un-poeme-et-une-symphonie-pour-babi-yar/. Khrouchtchev a publiquement condamné ce poème. Un « roman documentaire » intitulé Babi Yar que l’on doit à l’écrivain de Kiev Anatoli Kouznetsov (1929-1979) a été publié pour la première fois en 1966 dans Iounost, un mensuel moscovite diffusé à deux millions d’exemplaires. La version en livre a cependant été retirée des bibliothèques soviétiques, après que Kouznetsov a demandé l’asile politique au Royaume-Uni.

Ni la coulée de boue ni l’attention accordée à ces publications n’a réussi à empêcher l’occultation de Babi Yar. On a construit des immeubles d’habitation sur ce site, le long d’une nouvelle grande artère achevée en 1969. Quand les touristes étrangers demandaient à être conduits à Babi Yar, les guides des agences de tourisme soviétiques leur répondaient que c’était loin, et peu intéressant. Pourtant, l’absence de monument commémoratif a provoqué un agacement croissant tant en Union soviétique qu’à l’étranger. Après une vaste commémoration officieuse organisée en septembre 1966, lors de laquelle l’écrivain ukrainien Ivan Dziouba (né en 1931) a prononcé une dénonciation de l’antisémitisme, suivie de tentatives pour reproduire cette manifestation les années suivantes, le gouvernement d’Ukraine soviétique a ordonné que les quelques dernières ravines soient comblées.

Le monument commémoratif soviétique tant attendu a finalement été inauguré en juillet 1976. Au milieu d’un petit terrain artificiellement aménagé intégré dans le « parc de culture et de récréation » prévu de longue date, une grande sculpture de bronze rendait hommage aux « citoyens de la ville de Kiev et [aux] prisonniers de guerre » tués à Babi Yar entre 1941 et 1943. Le 29 septembre est devenu un jour de commémoration municipale voué à la mémoire des « victimes de l’occupation temporaire par les fascistes allemands. » Des documents secrets avouaient clairement que les commémorations officielles organisées sur le site étaient destinées à empêcher d’éventuels rassemblements de « citoyens juifs nationalistes. » Le nom de Babi Yar a continué à servir essentiellement d’arme rhétorique contre les pays étrangers, et plus particulièrement Israël, les États-Unis et l’Allemagne de l’Ouest, accusés d’exonérer le « fascisme » et de fermer les yeux sur ses exactions.

En septembre 1991, un mois après la déclaration d’indépendance de l’Ukraine, a eu lieu la toute première commémoration nationale ukrainienne officielle du massacre. Le président intérimaire, Leonid Kravtchouk (né en 1934), a affirmé qu’il convenait de demander pardon au peuple juif. Des textes en russe et en yiddish ont été ajoutés au monument soviétique, et des Juifs locaux ont placé une menorah en un autre lieu.

Mais les activités de construction se sont poursuivies sans répit dans l’ancienne zone des tueries durant toute la période postsoviétique. En 2000, une station de métro a même été ouverte à proximité de l’ancien ravin. En 2002, Kiev a été le théâtre d’un débat lourd d’émotion, essentiellement entre les membres de deux comités juifs rivaux pour la commémoration de Babi Yar, concernant le projet de l’Americain Jewish Joint Distribution Committee de construire un centre communautaire. Les adversaires de ce projet estimaient que cet édifice risquait de déranger des restes humains, et ils ont obtenu gain de cause.

En 2007, Babi Yar est devenu une Réserve nationale d’histoire et de mémoire sous la tutelle du ministère de la Culture et du Tourisme. Pourtant, en 2015, les visiteurs risquaient encore d’être déroutés par la présence de nombreux objets mémoriels consacrés aux Juifs et aux non Juifs placés à Babi Yar après 1991. On y commémore, par exemple, les membres de l’Organisation des Nationalistes Ukrainiens (1991), les prêtres orthodoxes russes (2000), les enfants assassinés à Babi Yar (2001), et les Ukrainiens déportés dans le Reich dans le cadre du travail obligatoire. Les restes humains, quant à eux, semblent avoir disparu en même temps que le ravin d’origine. La population locale se rend souvent sur place pendant ses loisirs, et l’ancien lieu du massacre n’a rien d’un espace de commémoration respectant les morts de Babi Yar et ceux qui désirent pleurer leurs disparus.

Hors d’Ukraine, on a érigé des monuments à Babi Yar au cimetière Nahalat Yitzchak de Givatayim, un faubourg de Tel Aviv, et à Denver, dans le Colorado. En général, la prise de conscience de ce qui s’est passé à Babi Yar s’est souvent faite par le biais de traductions du poème d’Evtouchenko et du livre de Kouznetsov, par de brèves reconstitutions dans les séries télévisées américaines Holocauste (1978) et Les Orages de la guerre (1988) et par les visites du président américain George Bush (1991) et du pape Jean Paul II (2001).

Interprétations générales et judiciaires

Le caractère prémédité du principal massacre de Babi Yar n’a jamais fait l’ombre d’un doute. En Allemagne, à la suite d’un débat animé sur le rôle de la Wehrmacht dans l’Holocauste et d’autres crimes collectifs nazis, plusieurs nouvelles études ont vu le jour dans les années 1990. S’appuyant sur les documents d’archives militaires et judiciaires allemandes, ces recherches ont fait la lumière sur l’organisation du massacre et sur la mentalité des Allemands de Kiev à l’époque (Voir par ex. Rüß 1998). Il est devenu plus évident que jamais que les responsables SS et les autorités policières, ainsi que les officiers de l’armée, ont pris collectivement la décision d’éliminer les Juifs de Kiev. Il n’existe plus aujourd’hui beaucoup d’historiens allemands pour défendre l’idée que la Wehrmacht ait pu ne jouer qu’un rôle subalterne. D’autres chercheurs allemands ont contribué à mieux faire comprendre les processus mentaux des assassins allemands et les méthodes précises utilisées pour opérer ces massacres.

En Ukraine même, les recherches portant sur les criminels restent rares. Alexander Kruglov estime que les principaux organisateurs ont été Rasch, Blobel, August Meir (du Sonderkommando 5), Jeckeln, Rosenbauer et Besser, sans oublier Eberhard – le seul officier de l’armée. Kruglov parle de responsabilité « indirecte » à propos de von Reichenau, von Puttkammer, von Obstfelder et Zickwolff.

Deux comités rivaux à la mémoire de Babi Yar à Kiev ont publié de remarquables recueils de documents, des mémoires de survivants et des études. Cependant les interviews audiovisuelles de rescapés et de témoins n’ont pas été analysées dans le détail.

Les premiers à faire l’objet d’une enquête et à être condamnés pour avoir tué des Juifs à Kiev n’ont pas été des Allemands, mais un Ukrainien et deux Russes qui avaient participé au pogrome du district de Podil en septembre 1941. Ces trois hommes ont été pendus dans une rue de Kiev en janvier 1944. À Kiev en 1946, il a également été question de Babi Yar pendant le procès d’un Autrichien et de quatorze Allemands, dont le lieutenant général Albert Scheer (1889-1946), ancien commandant de l’Ordnungspolizei et de la gendarmerie de la région de Kiev. La survivante Pronicheva est venue témoigner. La plupart de ces hommes ont été pendus sur ce qui est aujourd’hui la place de l’Indépendance de Kiev. Presque au même moment, Jeckeln était pendu à Riga, la capitale lettone, à l’issue d’un procès qui s’était concentré sur ses crimes dans les États baltes et en Biélorussie.

Les exécutions et les exhumations de Babi Yar ont figuré dans les procédures du premier Tribunal militaire international de Nuremberg (novembre 1945-octobre 1946). En 1951, à l’issue d’un procès consacré spécifiquement aux Einsatzgruppen, Bobel a été pendu pour crimes contre l’humanité et crimes de guerre, massacre de Babi Yar compris, en Allemagne de l’Ouest.

En 1968, un tribunal de la ville allemande de Darmstadt a condamné huit anciens membres du Sonderkommando 4a comprenant Kuno Callsen (1911- ?) et August Häfner (1912-1999) à des peines de prison pour avoir aidé et encouragé des assassinats et notamment l’exécution de 33 771 personnes à Babi Yar. Trois anciens du 45e Bataillon de police ont été déférés devant un tribunal de Ratisbonne en 1971, mais un seul, Engelbert Kreuzer (1914- ?), a été estimé en état de passer en jugement. Kreuzer, ancien commandant de la Deuxième Compagnie du bataillon, a été condamné à sept ans de détention pour avoir constitué un peloton d’exécution, l’avoir commandé à Babi Yar et y avoir abattu des Juifs.

Entre 1965 et 1979, onze Staatsanwaltschaften (bureaux du procureur) et Landgerichter (tribunaux régionaux) ont mené une enquête sur le 303e Bataillon de police. En définitive, quelques-uns seulement des nombreux anciens combattants ont été accusés et aucun n’a été condamné, pas même l’ancien commandant, Heinrich Hannibal. Le commandant du Régiment de Police Sud, René Rosenbauer, a lui aussi fait l’objet d’une enquête, mais en 1971, le Landgericht de Ratisbonne l’a déclaré définitivement inapte à passer en jugement.

En 1961, le Landgericht de Karlsruhe a condamné l’ancien commandant de la Sicherheitspolizei et du Sicherheitsdienst Erich Ehrlinger à douze ans de prison pour les crimes commis à Kiev et ailleurs, mais ce jugement a été annulé en appel huit ans plus tard. Ehrlinger est resté en liberté et a vécu jusqu’à un âge avancé. En 1969, quatre responsables de l’Opération 1005 ont été condamnés à Stuttgart à l’issue d’un procès où trois survivants juifs ont témoigné.

Aucun général, officier ou soldat de la Wehrmacht n’a jamais été jugé pour participation au massacre de Babi Yar. Les deux personnages principaux n’étaient plus de ce monde – von Reichenau est mort en 1942 et Eberhard s’est suicidé alors qu’il était en captivité américaine en 1947. Mais surtout, le gouvernement ouest-allemand craignait que de tels procès ne freinent le développement de la Bundeswehr. Le manque de documents d’archives a également joué un rôle. Le journal de guerre d’Eberhard avait été perdu, et les rapports de renseignement de la Sixième Armée et du 29e Corps d’Armée présentaient des lacunes, précisément concernant la fin septembre et le début octobre 1941. Si ces documents n’ont pas été détruits pendant la guerre, il n’est pas exclu que les prisonniers de guerre allemands employés par la Division historique de l’armée américaine les aient fait disparaître.

Il faut en conclure que bien que les enquêtes judiciaires aient produit une masse d’archives susceptibles d’étayer la recherche historique, les assassins n’ont, en grande majorité, jamais été jugés et sont restés impunis.

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Citer cet article

Berkhoff Karel C., Babi Yar (texte en langue française), Mass Violence & Résistance, [en ligne], publié le : 22 Juillet, 2015, accéder le 17/05/2021, http://bo-k2s.sciences-po.fr/mass-violence-war-massacre-resistance/fr/document/babi-yar-texte-en-langue-frana-aise, ISSN 1961-9898
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