Le sionisme a été fondamentalement un projet de recentrement géographique mais, qui, longtemps, a ignoré la question des frontières. Cette dernière ne s'est véritablement posée qu'avec la nécessité de défendre le territoire national fixé par la guerre de 1948. Un nouveau conflit, celui de 1967, devait la rouvrir, brutalement. Si certaines frontières ont été stabilisées depuis, il reste à tracer une limite politique avec le futur État palestinien. Son avènement marquerait du même coup l'achèvement étatique d'Israël.

Les savoirs sur la frontière relèvent de diverses disciplines mais, spontanément, la frontière est associée au territoire, à la souveraineté, à l'État, à la sécurité. Cet article vise à rendre compte des approches classiques de la frontière, de ce qui fait leur force et leur unité. Il vise aussi à décoloniser et décloisonner ces savoirs et présente une série d'approches alternatives où la frontière n'est pas l'enveloppe territoriale. La frontière, dans ce cas, ne serait-elle pas la mise en sens rétroactive, dans un monde fluide, des différences de perspectives entre groupes hétérogènes sur la mobilité et son contrôle et la légitimation de ces pratiques ?

La frontière, en tant que principe organisateur des relations internationales, a une histoire. Il faut tenir compte de celle-ci pour comprendre pourquoi, vu d'Europe, la notion de « dépassement des frontières » peut sembler une sorte d'idéal politique à atteindre, alors que vu d'ailleurs ce n'est pas nécessairement le cas. Le contraste des perceptions est, en l'occurrence, particulièrement net entre les anciennes puissances impériales européennes et les nations qui ont subi la domination de ces dernières. La signification de la souveraineté n'est historiquement pas la même chez les unes et les autres. L'homogénéité du discours sur le « village global » ou le « monde sans frontières » tend à faire perdre de vue cette différence fondamentale entre les trajectoires nationales. Elle n'en pèse pas moins dans la façon dont les Etats, européens et non-européens, se positionnent face à la mondialisation contemporaine.

La notion de frontière se confond avec l'histoire de l'humanité et ses acceptions sont multiples. Frontière-ligne, frontière-zone, confins, limite entre la civilisation et son contraire, le sauvage, le désert. La frontière se situe au point d'équilibre de trois données sociologiques : le territoire, l'État et la Nation. Marquant les contours d'un espace homogène, elle participe au fondement de l'État-Nation. Héritage de l'Histoire, son abornement est source de conflits lorsque frontière et fondements ethniques, religieux ou culturels des peuples résidants ne se recoupent pas comme dans le cas de la décolonisation en Afrique ou de la dissolution des anciens pays du bloc de l'Est. Compromis, équilibre instable et sujet à évolutions, il semble évident qu'il ne peut exister aucune frontière idéale.

En dépit de la Convention de Montego Bay régulant les différents espaces maritimes, force est de constater que les différends territoriaux concernent régulièrement les frontières maritimes. De nouvelles revendications territoriales voient actuellement le jour, en raison des enjeux économiques liés à l'appropriation de nouvelles ressources naturelles ou induits par le réchauffement climatique (cf. Arctique). La volonté de certains États d'affirmer leur puissance régionale peut également se traduire par une stratégie de « juridiction rampante » sur des zones maritimes voisines (cf. Mer de Chine). La nécessité de garantir la sûreté en mer se traduit, par ailleurs, par la surveillance du franchissement illicite des frontières maritimes (cf. immigration par mer) et par la lutte contre la criminalité exploitant les défaillances de certains espaces maritimes (cf. narcotrafic, piraterie).

Frédéric Lasserre

Deux grandes questions politico-juridiques structurent les relations des pays riverains de l'océan Arctique. La question du statut des passages arctiques diffère de la question des frontières maritimes dans l'Arctique, dont il sera question ici. Les médias relayent aujourd'hui, de façon récurrente, l'idée d'une course à la conquête des espaces maritimes arctiques. Cela fait plusieurs années que les pays riverains de l'Arctique préparent leurs dossiers destinés à étayer leurs arguments géologiques pour revendiquer des plateaux continentaux étendus. Ce n'est qu'en 2007 qu'une fièvre médiatique s'en est emparée, accréditant l'idée d'une course effrénée, alimentée par les changements climatiques pour la conquête des ressources naturelles de la région : une représentation très exagérée et peu conforme à la réalité tant historique que juridique.

La question des frontières reste d'une brûlante actualité dans toute l'Asie du Sud, notamment entre l'Inde et le Pakistan, deux pays nés en même temps qu'une partition sanglante en 1947. Le principal litige frontalier qui les oppose se situe au Cachemire, théâtre d'une guerre qui a donné lieu en 1948 à une ligne de cessez-le-feu qui a été rebaptisée « line of control » en 1972 mais dont le statut n'est toujours pas celui d'une frontière internationale. L'enjeu du Cachemire est quasiment existentiel pour les deux pays. Pour l'Inde, garder dans son giron sa seule province à majorité musulmane est essentiel à sa qualité multiculturelle. Pour le Pakistan, tenir cette région dans ses frontières validerait sa prétention à servir de « homeland » aux Musulmans de l'Asie du Sud.

Avec l'avènement de la république populaire de Chine le 1er octobre 1949 et le repli concomitant des institutions de la république de Chine à Taiwan, la frontière sino-taiwanaise est, depuis lors, l'objet d'un contentieux multiforme, tant en ce qui concerne son tracé que son statut. Bien que Pékin ne soit pas parvenu à exercer son contrôle sur l'île de Taiwan, la frontière sino-taiwanaise n'est pas reconnue comme une frontière interétatique, ni par le régime chinois, ni par la communauté internationale. Pour autant, si le maintien du statu quo reste l'objectif prioritaire des dirigeants taiwanais, quel que soit le parti au pouvoir, les clivages partisans s'ordonnent autour de l'alternative réunification/indépendance. En outre, le vaste mouvement de délocalisation de l'industrie taiwanaise sur le continent a engendré un processus complexe d'ouverture de la frontière mais qui va de pair avec sa militarisation croissante.

Tristan Bruslé

La frontière indo-népalaise est des plus perméables. Chaque jour, elle est librement franchie par des milliers de Népalais et d'Indiens pour qui elle n'existe finalement que sur le papier. Les flux d'hommes et de marchandises, différentiellement régulés par des traités depuis 1950, sont ininterrompus de sorte que les deux pays sont intrinsèquement liés l'un à l'autre. Mais ces échanges se font principalement au bénéfice de l'Inde, qui par ce biais assoit sa domination sur le Népal. Dans la continuité de la politique himalayenne de l'Empire britannique, l'Inde considère en effet son voisin comme garant de sa propre sécurité. Dans ce contexte, l'ouverture des frontières va de pair avec une dépendance économique et politique du Népal vis-à-vis de son « grand frère » sud-asiatique.

Contrairement à l'opinion commune, les conflits de frontière ont été relativement rares sur le continent africain depuis les indépendances. Le conflit entre Érythrée et Éthiopie est de ce point de vue paradoxal. La question frontalière n'était qu'une des causes du conflit mais la médiation internationale en a fait la raison centrale. Ce conflit vise également pour certains à séparer, dans des structures étatiques, différentes un même groupe ethnique. Le conflit de frontière apparaît surtout comme un moment endogène de la construction étatique, même s'il met en lumière des dynamiques régionales.

Après avoir illustré comment la science économique envisage l'enjeu spatial, on analyse l'innovation majeure apportée par la globalisation : là où le commerce international se heurtait à un « effet-frontière » relativement identifiable et linéaire (un tarif douanier), il est avant tout confronté aujourd'hui à des obstacles territoriaux. Ainsi, accroître les échanges internationaux demande de négocier sur les règles du jeu internes à chaque économie : droit de la concurrence, du travail, de la consommation, de l'environnement, etc. De fait, ceci met en question la construction progressive de ces économies et de leur armature institutionnelle, sur les décennies et parfois les siècles passés. C'est la rencontre de l'histoire et de la géographie. Et parce que redessiner les frontières demande donc de renégocier la constitution civile des marchés, au plan interne, l'économie politique de la libéralisation devient elle-même beaucoup plus complexe. Après avoir analysé la réponse européenne à ce dilemme régulation interne / ouverture externe, on identifie trois principes génériques de coordination par lesquels envisager la renégociation des frontières : le traité international, la reconnaissance mutuelle des normes, et l'hégémonie.

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