n° 105 | La politique au quotidien | Paula Diehl

Paula Diehl s’intéresse aux symboles politiques et à leur utilisation dans le cérémoniel politique et au quotidien. En partant d’une enquête empirique réalisée aux États-Unis en 2014, elle constate que l’utilisation des symboles politiques remplit plusieurs fonctions. Les individus interrogés disposent de plusieurs objets quotidiens qui portent des symboles patriotiques. En revanche, la majorité d’entre eux semblent les utiliser de différentes manières : en tant que décoration, objets pratiques ou medium pour prouver leur engagement politique. Or, si elle parait inattendue dans la perspective française ou allemande, l’utilisation quotidienne des symboles politiques est bien connue, de la Révolution Française aux débuts du Nazisme.

Laurence Bertrand Dorléac

Imaginaire politique et symbolisme politique de la vie quotidienne

Paula Diehl

Lors d’une enquête empirique menée aux États-Unis en 2014, j’ai constaté que l’utilisation des symboles politiques accomplit plusieurs fonctions. Les individus interrogés disposent de plusieurs objets quotidiens qui portent des symboles patriotiques. Comment comprendre cette liberté d’utilisation des symboles politiques dans la démocratie ? Quels sont les risques et les avantages pour l’ordre démocratique de la prolifération des symboles politiques parmi les objets quotidiens ?

Comprendre la représentation politique, les symboles et l’imaginaire

Les symboles politiques sont importants en tant qu’éléments performatifs des représentations politiques et de la constitution de l’imaginaire politique. Il est surprenant de noter qu’ils font rarement l’objet de recherches en sciences politiques.

Fig. 1 : statue de la liberté en céramique et drapeau dans une jardinière, photographie de l’auteur, 2014

La question de la représentation politique dans les démocraties modernes a toujours revêtu un caractère bi-dimensionnel. À première vue, la représentation politique semble advenir lorsque les électeurs choisissent leurs représentants, lorsque les institutions politiques organisent la vie publique, et lorsque les représentants agissent pour les autres. Telle est la description commune de la représentation politique en théorie politique. Mais la représentation politique revêt une seconde dimension qui implique des symboles et des pratiques performatives. Elle comprend l’usage de symboles, de drapeaux, d’images, de rituels, de « mises en scènes », mais aussi une rhétorique propre. C’est pourquoi les historiens ont étudié le symbolisme politique, les portraits de rois, les cérémonies, les investitures comme les funérailles. La représentation politique implique d’une part d’« agir pour les autres » ; et d’autre part, elle implique de symboliser autrui et d’autres choses : les électeurs, le peuple, les principes politiques communs, les institutions.

Pendant longtemps, la théorie politique a nié la légitimité du symbolisme, qui restait associé aux expériences totalitaires et fascistes. Entre-temps, la science politique a découvert la dimension symbolique de la représentation politique et a commencé à s’intéresser au symbolisme en tant que caractéristique constitutive du politique. Dans un travail antérieur, j’ai montré que la représentation politique joue un rôle crucial en politique dans la mesure où elle contribue à perpétuer et à transformer l’imaginaire politique qui maintient ensemble les communautés politiques et légitime l’ordre politique ainsi que les représentants politiques (Diehl 2015).

Comment la représentation politique est-elle possible ? De quels éléments a-t-elle besoin pour devenir une réalité sociale (Berger/Luckmann) et pour acquérir sa légitimité ? La sciences politique ne saurait à elle seule apporter de réponse à ces questions, puisqu’elles se trouvent à la croisée de nombreuses disciplines.

Claude Lefort a été l’un des premiers à définir la représentation politique comme une représentation symbolique[ref]A propos de la distinction entre le politique et la politique, voir Claude Lefort (1983)[/ref]. Il a proposé une compréhension plus large du politique, fondée sur la dynamique symbolique inhérente à la société. De son point de vue, le politique dépend d’une « mise en scène », qui se définit à la fois comme une « mise en forme » et comme une « mise en sens » du politique. En ce sens la représentation est considérée comme le mécanisme qui donne forme au politique. D’une part, l’étude du politique selon la définition de Claude Lefort (1983) requiert une nouvelle perspective. D’autre part, prendre en compte le politique fait ressurgir la dimension symbolique des actes politiques, des pratiques symboliques et l’usage de symboles chez les représentants élus ou non-élus. Considérés ensemble, tous ces sujets participent d’un nouveau champ de recherche en science politique.

L’imaginaire social tel que le conçoit Cornelius Castoriadis nous fournit un autre outil important pour comprendre la représentation politique. Selon lui, l’imaginaire en tant que dimension de la vie sociale et individuelle est la condition même de la construction de la réalité. De surcroît, l’imaginaire renferme les capacités imaginatives et créatives des êtres humains ; il se définit comme la capacité individuelle et collective à créer des formes, des présentations et des présentations de soi de l’être et de la société (Castoriadis). Sur cette toile de fond, la relation entre représentation politique et pratiques symboliques apparaît plus nettement. D’une part, l’imaginaire politique se manifeste par le biais de symboles et de pratiques symboliques ; et d’autre part, de telles expressions symboliques peuvent toutefois affecter l’imaginaire politique, dans la mesure où elles constituent des éléments performatifs qui stimulent l’imagination individuelle et collective. La représentation politique dans sa dimension symbolique se compose de ces deux éléments : elle est aussi bien un produit qu’un élément productif de l’imaginaire politique.

Les symboles politiques américains dans la vie quotidienne

Fig. 2 : spatule de cuisine, photographie de l’auteur. Cet objet se trouve dans ma maison, où il sert pour la cuisine et la pâtisserie.

En arrivant aux États-Unis dans le but d’étudier le symbolisme de la politique américaine, le premier phénomène qui m’interpella fut l’omniprésence du drapeau américain et d’autres symboles politiques dans la vie quotidienne.

Du point de vue allemand, ce déploiement de symboles politiques à grande échelle fut un choc. En Allemagne, il fallut attendre deux générations après la seconde guerre mondiale pour qu’une relation positive au drapeau national soit rétablie. Mais plus troublante encore fut la difficulté à distinguer si les gens exprimaient ainsi leur patriotisme ou s’ils se contentaient d’utiliser des objets de fantaisie dans la vie quotidienne (fig. 1 et 2).

La présence de drapeaux comme ornement dans les jardinières est assez banale, mais je n’en avais encore jamais vu décorée d’une Statue de la Liberté.

Je décidai alors de mener une enquête sur les usagers de ces symboles afin de mieux comprendre leur relation à ces objets patriotiques. J’ai interviewé 120 personnes présentes lors de la commémoration de la déclaration d’indépendance des États-Unis d’Amérique, l’un des jours fériés les plus patriotiques, et sur l’un des lieux les plus importants de l’histoire américaine : la commémoration du 4 juillet à l’Independence Hall de Philadelphie.

L’analyse des résultats de mon enquête a fait ressortir un clivage net : l’attitude à l’égard des symboles politiques apparaît étroitement liée à l’âge. Les individus âgés de plus de 35 ans reconnaissent avoir une éthique patriotique aussi bien qu’une relation morale aux symboles politiques. Ceux de moins de 35 ans tendent en revanche à déclarer qu’ils ne prêtent pas attention à ces symboles. Jusqu’ici, un tel résultat n’a rien de surprenant. Cependant, mon enquête révéla une chose étonnante : les deux groupes possédaient des objets de la vie quotidienne ornés de symboles nationaux et patriotiques. Interrogés sur leur usage de ces objets, les deux groupes déclarèrent les utiliser en guise de décoration ou par habitude. Pour le groupe le plus âgé, les objets chargés de symboles nationaux étaient particulièrement importants à l’occasion de réunions privées, par exemple lors de fêtes de famille ; les jeunes en revanche affirmèrent qu’ils utilisaient ces objets à caractère de symboles politiques sans y prêter attention. Dans les deux cas, les symboles politiques imprègnent la vie de tous les jours, brouillant les frontières entre l’énoncé politique, la décoration, la mode et les objets quotidiens. Quel sens donner à ces deux attitudes différentes et, en même temps à cet usage très similaire des symboles politiques ?

Rendre les symboles politiques disponibles

Jasper Johns, Flag, 1954-55, encaustique, huile et collage sur tissus monté sur trois panneaux de bois, 107,3 x 153,8 cm, New York, Museum of Modern Art

Jasper Johns réalisa l’une de ses peintures les plus célèbres, The Flag, en 1954-1955, à l’époque de la guerre froide et du maccarthysme. Alors que certains observateurs suspectaient Johns de propager des sentiments anti-américains, Johns affirmait :

« Utiliser ce motif [le drapeau] a réglé beaucoup de choses pour moi parce que je n’ai pas eu à le créer. J’ai donc continué avec des objets similaires, comme les cibles, des choses que l’esprit connaît déjà. Cela m’a libéré l’esprit et donc permis de travailler à d’autres niveaux[ref] Jasper Johns, 1959. La traduction française est extraite de Jasper Johns, cat. exp. Londres, Royal Academy of Arts, en collaboration avec The Broad, éd. par Roberta Bernstein, Fonds Mercator, Bruxelles, 2017, p. 65.[/ref]. »

Les propos de Johns nous permettent de distinguer deux niveaux de perception : le premier correspond à la perception du drapeau en tant que symbole politique ; le second à sa perception en tant qu’objet disponible pour tout le monde dans la vie quotidienne. Brouiller la frontière entre ces deux niveaux signifie brouiller la frontière entre la signification politique et la consommation, entre les symboles collectifs et les usages individuels, mais aussi entre les ambitions politiques officielles et l’expression de soi.

Pourtant cette pratique symbolique semble profondément ambivalente sur le plan politique. Elle constitue un excellent moyen d’intégrer les principes politiques, les émotions patriotiques et l’engagement politique dans la vie quotidienne. Mais si les symboles. Mais si les symboles sont présents à l’excès dans certains de nos usages, ils peuvent finir par revêtir n’importe quelle signification. Une fois disponibles, les symboles échappent à tout contrôle et peuvent perdre leur aura – selon le terme forgé par Walter Benjamin. C’est précisément pour cette raison que Joseph Goebbels avait interdit l’usage des symboles nazis dans les objets de la vie quotidienne. De manière tout aussi importante, les symboles politiques peuvent revêtir une dimension subversive et leur signification politique d’origine changer lorsqu’ils sont soumis à de nouveaux usages et à de nouvelles interprétations.

Cependant, dans le cas de la démocratie, la disponibilité générale des symboles politiques implique ces deux aspects : une banalisation, en même temps qu’une ouverture vers un rôle plus actif des individus et de la société civile. Toutefois, si les symboles deviennent banals, ils permettent conjointement de maintenir le lien de la société avec l’imaginaire démocratique. C’est pourquoi ils perpétuent des significations politiques, en dépit de l’intention même de leurs usagers.

L’analyse des usages des symboles politiques dans la vie quotidienne peut nous aider à comprendre comment les citoyens imaginent l’ordre politique, comment ils se rattachent à la collectivité politique et, en même temps, comment ce rapport évolue pour faire émerger différentes visions de l’ordre politique. Une telle analyse ouvre de nouvelles pistes d’investigation interdisciplinaires ainsi qu’un nouveau champ de recherche : les études pratiques de la sphère politique.


Bibliographie

Walter BENJAMIN, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique (1936), traduit de l’allemand par Lionel Duvoy, Paris, Allia, 2003.

Cornelius CASTORIADIS, L’Institution imaginaire de la société (1975), Paris, Seuil, 1999.

Paula DIEHL, Das Symbolische, das Imaginäre und die Demokratie. Eine Theorie politischer Repräsentation. Baden-Baden, Nomos Verlag, 2015.

Claude LEFORT, « La question de la démocratie », dans Le Retrait du politique, éd. par Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy, Cahiers du Centre de recherches philosophiques sur le politique, 1983, p. 71-88.

Pierre ROSANVALLON, « Bref retour sur mon travail», dans La démocratie à l’œuvre. Autour de Pierre Rosanvallon, éd. par Sarah al-Matar et Florent Guénard, Paris, Seuil, 2015, p. 229-250.


Paula Diehl travaille dans le champ interdisciplinaire des études sur la culture, les représentations, le fascisme et le populisme. Elle enseigne la “Theory, History and Culture of the Political” à l’Université de Bielefeld en Allemagne. En France, elle a été invitée à la Maison des Sciences de l’Homme, à l’EHESS et à Sciences Po. Dans son dernier livre, The Symbolic, the Imaginary, and the Democracy (Das Symbolische, das Imaginäre und die Demokratie, 2015), elle développe une nouvelle théorie des représentations en s’intéressant particulièrement à la dimension symbolique de la politique.


 

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