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24.03.2022

Faiblesse des rémunérations des femmes non qualifiées occupant des métiers de care : les limites des explications de la théorie néo-classique du marché du travail

D’après la théorie néo-classique du marché du travail, le salaire perçu reflète la productivité marginale de l’emploi occupé. Dans cette perspective, les emplois de “service aux autres” considérés comme faiblement productifs et occupés par des individus non ou peu qualifiés (et souvent majoritairement féminins), devraient se situer au bas de l’échelle des salaires (1). En effet, d’après S. Catherine, A. Landier et D. Thesmar, les emplois peu qualifiés de service aux autres seraient “par nature” des occupations à faible productivité, ce qui justifierait la faiblesse des salaires. Cependant, d’après Bruno Palier, ce postulat de la théorie néo-classique du marché du travail ne se fonde pas nécessairement sur le calcul de la productivité des individus ou sur leur niveau de qualification, mais plutôt sur le constat des (faibles) salaires perçus. Par conséquent, peut-on proposer des explications alternatives qui permettraient de comprendre la faible rémunération de ces emplois de services aux autres non qualifiés et principalement occupés par des femmes ? Cet article propose d’abord un panorama des inégalités existant entre les femmes et les hommes non qualifiés avant de se pencher sur le cas des femmes occupant des emplois non-qualifiés de services aux autres.

Panorama des inégalités entre les femmes et les hommes non diplômés

En 2019, en France (hors Mayotte), les femmes sont plus nombreuses que les hommes à se trouver ni en emploi, ni en études, ni en formation (NEET). Selon l’Insee, 13,7% des femmes de 15 à 29 ans sont en situation de NEET (contre 12,1 % des hommes) en 2019. Cet écart est particulièrement marqué chez les jeunes de 25 à 29 ans : entre 2015 et 2019, 22,4 % des femmes dans cette tranche d’âge étaient en NEET (contre 14,9% pour les hommes sur la même période). Cet écart se retrouve dans tous les pays de l’UE (sauf au Luxembourg) : en 2019, la part de NEET parmi les 15-29 ans dans l’Union européenne s'élevait à 14,4 % pour les femmes (contre 10, 7% pour les hommes).

Les femmes sont également surreprésentées dans certains métiers non qualifiés et précaires. Une étude de France Stratégie consacrée aux “métiers au temps du corona” indique par exemple que le 1er confinement a rendu particulièrement visibles certaines professions féminisées, non qualifiées et précaires. Parmi elles se trouvaient des métiers où la part de femmes est supérieure à 60%, comme les vendeur·euses (pour lesquel.les le salaire mensuel médian s’élève à 1325 euros), les caissièr·es et employé·es de libre service (dont le salaire mensuel médian se situe à 1300 euros par mois) et les agent·es d’entretien (pour lesquel.les le salaire mensuel médian s’élève à 1408 euros). Comment alors expliquer les faibles salaires de certains emplois non qualifiés et très féminisés ?

Faibles rémunérations des emplois de “services de soin aux autres” peu qualifiés : faiblesse de productivité, offre de travail importante ou faible syndicalisation ?

La théorie néo-classique du marché du travail 

Les faibles rémunérations des emplois de service aux autres peuvent être expliquées par le fait qu’ils sont peu productifs. Cette explication repose sur le postulat de la théorie néo-classique du marché du travail selon lequel le salaire reflète la productivité. Un salaire peu élevé pourrait donc s’expliquer par une faible productivité. Des auteur·es comme S. Catherine, A. Landier et D. Thesmar désapprouvent l’augmentation du salaire minimum puisqu’elle ne s’accompagne pas, d’après eux, d’une augmentation de la productivité des travailleur·es non qualifié·es. In fine, cette rémunération au salaire minimum, jugée trop élevée, empêcherait de créer des emplois pour des travailleur·es peu qualifié·es.

D’après Bruno Palier, la théorie de Baumol (Baumol cost-disease), qui pose le principe selon lequel les gains de productivité ne sont pas possibles dans les services aux personnes, a également contribué à dévaloriser ces types d’emploi. 

Mais d’autres mécanismes (socio-politiques et relatifs au marché du travail) peuvent également expliquer cette dévalorisation des emplois de services aux autres.

L’explication socio-politique : le processus de dévalorisation historique des « services des soins aux autres » majoritairement féminins

Avant l’entrée massive des femmes sur le marché du travail, les services de soin aux autres ont longtemps été réalisés par les femmes de façon non rémunérée. Pensées comme des tâches domestiques, ces activités n’étaient pas considérées comme du travail. Bruno Palier explique que les femmes étaient chargées des « fonctions de reproduction », permettant aux hommes de se consacrer à la « production » (qui était, elle, rémunérée).

Lorsqu’elles sont massivement entrées sur le marché du travail dans les années 1960, les femmes ont occupé des emplois (notamment en lien avec le care) qui ont « continué d’être dévalorisés », comme l’indique Bruno Palier. En effet, les compétences associées à ces emplois (comme la préoccupation pour le bien-être d’autrui ou l’attention portée aux autres) ont été pensées comme « inférieures » et « féminines ».

D’après F. Devetter et E. Puissant, depuis les années 1990, ces professions peu qualifiées de service aux autres sont en plein essor, dans un contexte de polarisation du marché du travail, qui, au cours des 30 dernières années, s’est accompagné d’un double mouvement : une croissance des emplois très qualifiés d’une part et un « renouveau » des emplois peu qualifiés d’autre part. Ces emplois en croissance depuis une trentaine d’années (parmi lesquels se trouvent des services aux autres) se situent environ à 1,5 fois le salaire minimum.

Les explications liées au marché du travail : l’importante offre de travail et la faible syndicalisation du secteur

Premièrement, l’offre de travail peut être supérieure à la demande, ce qui tire les rémunérations vers le bas. D’après Bruno Palier, en raison de la polarisation du marché du travail, les travailleur·es moyennement qualifié·es trouvent moins d’emplois dans l’industrie et les services administratifs. Ces travailleur·es cherchent alors du travail dans les emplois de service (moins rémunérés) et l’offre de travail devient plus importante dans ce secteur. Il faut toutefois noter que le secteur des services à domicile connaît une pénurie d'offre. 

Deuxièmement, d’après F. Devetter et E. Puissant, le secteur du service aux autres est faiblement syndiqué, ce qui empêche les travailleur·es de s’organiser pour négocier de meilleurs salaires. Le secteur des services à la personne (et en particulier les aides à domicile) pâtit de mécanismes qui divisent les travailleuses du secteur et les empêchent de s’organiser collectivement. D’une part, la diversité des types d’employeur·es, des conventions collectives nationales et des formes d’emplois (« extras », externalisation) qui coexistent dans ce secteur peuvent représenter un véritable « frein à la représentation syndicale ». D’autre part, l’organisation du travail propre à ce secteur (comme le travail au domicile des bénéficiaires) participe à l’isolement et l’éclatement des travailleuses, ce qui entrave le développement de collectifs de travail.

Ainsi, comment expliquer la faible rémunération des emplois de services aux autres, majoritairement occupés par des femmes ? La théorie néo-classique (selon laquelle le salaire perçu reflète la productivité de l’emploi occupé) suggère que les emplois de service aux autres se situent au bas de l’échelle des salaires en raison de leur faible productivité et du peu de qualifications des individus qui occupent ces emplois. Mais des explications alternatives peuvent également être considérées. Les premières sont relatives au marché du travail (faible syndicalisation du secteur par exemple) et les secondes sont d’ordre sociopolitique (processus de dévalorisation historique des métiers liés au care).

 (1) Il convient toutefois de préciser que certaines professions du care (comme les infirmières) sont qualifiées.

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