Sommes-nous saturés d’organisations ?
27 novembre 2022
Effacements et projet moderne : le cas de la Chine
27 novembre 2022

Sur l’État et les religions en France

Après son ouvrage de référence étudiant les rapports entre le religieux et le politique dans la Révolution française(1)Lucien Jaume,  Le religieux et le politique dans la Révolution française. L’idée de régénération (PUF, 2015), Lucien Jaume, directeur de recherche émérite au CEVIPOF, poursuit son enquête sur les tensions et les associations entre politique et religions. Dans son nouvel ouvrage L’Éternel défi. L’État et les religions en France des origines à nos jours (Tallandier, 2022), il nous livre une enquête approfondie sur la variété des acceptions de la laïcité. Se plaçant au-dessus des polémiques, il en explore les racines, les évolutions jusqu’à embrasser les vifs débats qu’elle continue à engendrer aujourd’hui. Exposé.

Dans ce nouvel ouvrage, j’étudie les conditions historiques, intellectuelles et juridico-institutionnelles de la laïcité en France. Il s’agit également d’analyser comment a évolué cette idée après avoir émergé dans le débat public au milieu du XIXème siècle du fait de l’historien et homme d’État, François Guizot et du philosophe et homme politique, Victor Cousin en réponse à la demande de « liberté d’enseignement » exprimée par l’Église catholique.
En France, la laïcité diffère de la sécularisation, en ce sens qu’elle porte une véritable philosophie républicaine, inspirée des Droits de l’homme, du christianisme (notamment le protestantisme) et de la philosophie de Kant (éducation de la raison pour le gouvernement de soi). Pour certains auteurs, et notamment dans ce livre, elle est même la revendication d’un « pouvoir spirituel ». Le domaine de l’école occupe une fonction majeure pour la diffusion d’une morale laïque spécifique (encore affirmée aujourd’hui au Bulletin Officiel), telle que conçue par Ferdinand Buisson — la mission que les ministres successifs assignent à l’école est à la fois d’instruire l’esprit et de former une conscience civique — d’où les controverses sur la « neutralité » de l’école et de la République. Jules Ferry disait en séance parlementaire : « Nous avons promis la neutralité confessionnelle, jamais la neutralité politique ou philosophique ». Par ailleurs, le ministre Ferry et Ferdinand. Buisson s’accordent sur cette formule : « L’enseignement laïque est distinct de l’enseignement religieux, mais il ne le contredit pas » (discours dans les Chambres et article « laïcité » du Dictionnaire de pédagogie dirigé par F. Buisson).
Bien que mon livre conduise à une définition renouvelée de la laïcité — compte tenu des évolutions survenues entre la Troisième République et les années 2020, son objet est plus large. Il s’agit d’une réflexion élaborant une problématique théorique sur les rapports de longue durée entre l’autorité de l’État et la liberté religieuse. Car, selon la recommandation de la figure politique majeure que fut Aristide Briand (exposé des motifs de la loi de 1905), ces rapports gagnent à être considérés depuis la lointaine époque carolingienne —, lorsque le roi des Francs (Pépin le Bref, père de Charlemagne) accepte de libérer militairement les États du pape menacés par les Lombards et de les protéger. En échange, la France reçoit la protection spirituelle du pape et se trouve confirmée dans la légitimité divine de ses rois. La longue histoire des deux « défis » — celui que l’État adresse au monde religieux et celui que les religions lancent périodiquement à l’État — mérite d’être analysée dans la durée, et avec précision. Il faut revenir sur le gallicanisme sous Louis XIV, la Révolution et ses trois tentatives (Constitution civile du clergé, culte de l’Être suprême en 1794, séparation de l’État et des cultes sous le Directoire), puis le Concordat, jusqu’au rôle actuel du Conseil d’État, dans une société où la mondialisation multiplie les « croyances » et dilue les attaches catholiques.
Sur le plan théorique, L’Éternel défi compare la conception française de la laïcité et la notion de tolérance privilégiée dans la réflexion anglo-saxonne, une différence majeure qui suscite des discussions, voire des incompréhensions. De même, une approche de la « laïcité » au sens américain conduit à souligner le rôle fondamental du juge outre-Atlantique. Ce dernier doit veiller à tenir l’égalité entre les très nombreuses « dénominations », et se confronte à une grande diversité de cas, parfois très éloignés de ce que la France ou l’Europe peuvent connaitre. Il doit, par exemple, dire si un pâtissier se déclarant chrétien a le doit de refuser ses produits à la cérémonie de mariage d’un couple homosexuel ou si un élève souhaitant manifester son opposition à la guerre menée au Vietnam peut être autorisé à porter un brassard, en classe, contre cette guerre. Parmi les diverses laïcités dans le monde actuel, celle de la France doit être comprise à travers notre culture politique, notre histoire (notamment marquée par les Guerres de religion et la révocation de l’Édit de Nantes qui a frappé les protestants), et dans le lien important qu’elle entretient avec le rationalisme européen (René Descartes, Emmanuel Kant, Alain entre autres).
Cet héritage historique est d’autant plus important à prendre en compte que l’islam — récemment arrivé en France via l’immigration économique — ne s’inscrit pas dans la configuration antérieure.
Le catholicisme, le protestantisme et le judaïsme ont conclu des relations définies après le Concordat par la loi de 1905 de séparation entre les Églises et l’État et par ses aménagements ultérieurs ; ces derniers ravivent parfois la polémique sur le financement de l’enseignement privé sous contrat par des fonds publics, décision pourtant validée par le Conseil constitutionnel. En revanche, devant une religion qui n’est pas instituée en Église — l’islam sunnite — l’État est mal à l’aise, voire maladroit. La question de la représentation des fidèles revient sans cesse, malgré les pactes, chartes et engagements que les ministres de l’Intérieur successifs ont tenté de faire adopter par une « communauté » en réalité divisée en multiples associations et servie par des imams de multiples origines.
L’Éternel défi, en s’appuyant sur une pléiade d’historiens, d’islamologues et de philosophes, retrace les conflits et les diverses visions du califat, de Mahomet au XIème siècle, souligne la dépossession de l’autorité spirituelle qui frappe les califes, au profit du monde non structuré des oulémas, lesquels s’approprient la législation de la vie quotidienne et l’interprétation des Textes (Coran, hadiths du prophète et tradition de la sunna). L’interrogation menée dans cette enquête sur l’histoire du califat est de savoir à quelles conditions (politiques, mais aussi théologiques) l’acceptation de l’autorité de l’État républicain en France peut être construite, et selon quel consensus.
La récente Charte des principes pour l’islam de France (janvier 2021), signée finalement par la plupart des organisations musulmanes et publiée sur le site de la Grande mosquée de Paris, semble marquer une avancée majeure : l’islamisme djihadiste notamment, est condamné en termes précis, la Constitution française et les droits mentionnés par la Charte européenne sont déclarés obligatoires sans réserve sur le territoire français pour les consciences musulmanes. L’égalité entre femmes et hommes ne peut être discutée ou minorée.
L’ouvrage fait droit également aux remarques de certains juristes sur la question du voile (loi interdisant le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse de 2004) suite aux prolongements que le législateur a cru nécessaire d’élaborer, jusqu’à la récente loi sur les mesures confortant les principes de la République (été 2021). Cette dernière suscite des craintes dans les diverses Églises, et renforce la notion d’ordre public, qui est passé de dispositions de type matériel (circulation, urbanisme, marchés publics) à une sorte de morale publique. Selon le juriste Patrice Rolland, la laïcité tend à prendre sous sa tutelle un « ordre public » qui devient sociétal et abusivement extensif pour réformer les mœurs. Or, comme certains auteurs aiment à le rappeler avec Jean Baubérot, c’est l’État qui doit être dit laïc, non la société.
Le thème de la laïcité, lorsque celle-ci est vue à travers le prisme français, est particulièrement complexe. On peut y voir deux raisons principales.
D’une part, le passé qui pèse « d’un poids écrasant sur le cerveau des vivants » comme écrivait Marx dans un autre contexte. D’autre part, seule une recherche approfondie, interdisciplinaire, patiente, peut permettre de recenser et renouer les différents fils de cet écheveau : le droit public, l’histoire, la philosophie, la théologie des trois monothéismes, la théorie politique — autant de savoirs appelés à donner leur expertise, ainsi que le demandait le grand historien et philosophe Mohammed Arkoun. Mon ouvrage met en contraste les discours tenus par les acteurs, tantôt sur les situations politiques, tantôt sur les institutions, voire sur le dogme religieux, pour en faire apparaitre les enjeux, souvent implicites, qui conditionnent les discussions et les malentendus. Il s’agit de répondre à deux questions majeures : que peut et que veut l’État face aux religions ? Que montre l’Histoire des rapports entre l’autorité souveraine et la liberté de croire ou de ne pas croire ?

Cette étude prépare un troisième volet dans lequel je développerai une approche critique des supposées « religions politiques », appellation qui a désigné le fascisme, parfois le national-socialisme chez les historiens — voire le communisme. Cette étude interrogera le bien fondé de cette appellation, discutera les thèses des historiens et examinera d’éventuels prolongements actuels.

En savoir plus

Voir la conférence donnée par Lucien Jaume à propose de son ouvrage à la Faculté de droit de l’Université de Nantes, 12 octobre 2022

Directeur de recherche émérite CNRS au CEVIPOF, Lucien Jaume enseigne la philosophie politique à Sciences Po.  Auteur d’une biographie intellectuelle de Tocqueville, primée par l’Académie française, iI est aussi l’auteur de « Le religieux et le politique dans la Révolution française — L’idée de régénération » (PUF, 2015), « Robespierre et l’Être suprême, ou de l’usage du religieux en révolution » (Revue des Deux Mondes, 2015) et « Observations sur l’esprit terroriste : 1793 et 2015 » (Revue des Deux Mondes, 2016), qui font de lui l’un des meilleurs connaisseurs de l’articulation moderne entre politique et religion.