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Que devient l’État en Europe ?

L'Europe vue du ciel par la NASA. Domaine public. Wikimédia

L’État contemporain en Europe connaît tout à la fois des processus de destruction, de marginalisation  et des dynamiques de création et d’expansion.  Reconfiguring European States in Crisis Edited by Desmond King and Patrick Le Galès. Oxfrod University PressQuels sont les moteurs de ces mouvements contradictoires ? Comment les expliquer?  A quel sorte d’État ces mutations conduisent-elles ?

C’est à l’ensemble de ces questions que l’ouvrage collectif « Reconfigurating European states in crisis »* dirigé par Patrick Le Galès, directeur de recherche CNRS au Centre d’études européennes (CEE) et doyen de l’École urbaine de Sciences Po et Desmond King, professorial Fellow, Nuffield College Oxford et associé au CEE, cherche à répondre.

Les éléments fondamentaux

Les auteurs identifient quatre processus majeurs de transformation :

1- Les changements d’échelle

  • Ils font d’abord le constat que les États ont perdu le monopole ou le quasi monopole de l’exercice de l’autorité politique. En travaillant avec et pour des acteurs transnationaux et infranationaux tant publics que privés (entreprises, ONG, organisations internationales, Union européenne, régions ou villes), les États endossent le rôle d’organisations régulatrices, voire de managers, d’acteurs non étatiques. Ainsi – paradoxalement – cette “dénationalisation” de l’autorité politique donne aux États de nouvelles capacités pour agir mais dans un cadre plus contraint.
  • Par ailleurs, alors que les États se sont construits en créant appareils statistiques, normes et standards, ils sont à leur tour mesurés, évalués et classés par des organisations publiques non étatiques, voire privées. On pense en particulier aux agences de notation financière ou aux banques dont l’influence sur leur crédibilité économique est majeure. On pense aussi à des mesures, des critères et des normes définis à l’échelle internationale pour l’éducation, la santé ou l’environnement.
  • Enfin, l’ouvrage insiste sur la déconnexion entre les élites de l’État et la nation. Des pans  de sociétés se réorganisent à différentes échelles, qu’il s’agisse par exemple d’une bourgeoisie européenne, d’une société écossaise, des élites mondiales ou encore de réseaux de migrants.

2- Les transformations du capitalisme

Signs hang from an event at Google's office in Singapore. Jon Russell . CC by 2.0

Signs hang from an event at Google’s office in Singapore. Jon Russell . CC by 2.0

Globalisation économique, financiarisation, montée en puissance d’entreprises mondialisées : autant d’éléments protégeant les droits de propriété ou les investissements de puissances privées que les chercheurs considèrent comme limitant l’autonomie des États. Ces derniers s’investissant d’ailleurs et de façon croissante dans l’introduction de mécanismes de marché. Il est aussi notable que les acteurs de marché participent à la reconfiguration de l’État notamment dans le cadre de la crise fiscale. Pour autant, les États restent actifs sur les questions économiques et font évoluer leur mode d’intervention : régulation, fonds souverains, politique d’innovation.

3 – Les réformes internes

La reconfiguration de l’État s’explique aussi par des logiques  internes répondant à des “impératifs” de rationalisation et réorganisation. En découlent des réformes de son organisation, son administration, ses instruments, ses équipements. Pour les auteurs, le néolibéralisme n’explique que résiduellement les transformations en cours. Développement de nouvelles technologies, de données, d’informations ; échecs passés en sont aussi des moteurs.

Panneau indicateur d'un service public, administration française Par Jean-Louis Venet (Travail personnel) [CC BY-SA 4.0 (http://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0)], via Wikimedia Commons

Panneau indicateur d’un service public, administration française par Jean-Louis Venet. CC BY-SA 4.0

Les agences, l’introduction de mécanismes de marché et les dynamiques de décentralisation se multiplient. L’État apparaît davantage comme un « policy state », un État structuré par les politiques publiques et dont les conséquences ont des effets sur son appareil et ses institutions.

4 – Des fonctions régaliennes redéfinies

Enfin la question de l’État est celle de la force, de la violence et de la protection des risques. Le déclin du pilier «armée et défense» des États (peut-être provisoire) va de pair avec des investissements dans les questions de police, de sécurité et de gestion des risques. Pour autant, le tournant sécuritaire ne semble pas s’imposer de façon claire et prégnante, notamment du fait  des normes et règles européennes protégeant les libertés.
Pour finir,  dans la période récente,  les mouvements sociaux ne semblent pas jouer  –  tout du moins pas encore – un rôle central dans la reconfiguration de l’État.

Les trois circonscriptions de l’État

Handelsraum im Raiffeisenverband Salzburg. By Raiffeisenverband Salzburg reg. Gen. m. b. H., Schwarzstr. 13-15, 5024 Salzburg [CC BY 2.0 at (http://creativecommons.org/licenses/by/2.0/at/deed.en)], via Wikimedia Commons

Handelsraum im Raiffeisenverband Salzburg. By Raiffeisenverband Salzburg CC BY 2.0

La reconfiguration des États s’explique aussi par l’interaction entre élites des États et trois catégories de parties prenantes : les citoyens ;  les marchés ; les autres États et les organisations trans- et supranationales.
Si l’on pense le plus souvent que les élites de l’État cherchent à répondre aux besoins et préférences des citoyens, cet ouvrage explore l’hypothèse que ces derniers ne sont qu’une première “circonscription”.
En effet, ces élites sont également dépendantes des marchés financiers, ne serait-ce parce qu’il leur faut régulièrement refinancer leur dette. Elles dépendent aussi d’entreprises transnationales, d’investissements extérieurs et d’évaluations réalisées par des consultants.
Enfin, elles sont en interaction constante avec les élites d’autres États, celles de l’Union européenne et d’autres organisations transnationales telles que l’OCDE. Vécue comme une sorte d’ingérence, cette sorte de liens vient renforcer la déconnexion de l’État d’avec sa nation. Un des auteurs, Chris Bickerton, suggère que les États européens ont accepté des contraintes de l’Union Européenne pour justifier, voire imposer des réformes qui eussent été inacceptables dans le cadre démocratique national.
Ainsi, on constate que les États ont cédé une part de leur autonomie à des entités supranationales, soit par accords commerciaux soit par intégration juridique et politique contraignante. Ils partagent parfois leurs prérogatives avec des organisations non étatiques dépourvues de souveraineté territoriale, mais qui prennent en charge des actions de politiques publiques. On pense notamment aux services sociaux mais cela peut s’étendre jusqu’à des forces armées.
Ainsi, les politiques mises en œuvre par les élites de l’État résultent des demandes, pressions, influences de ces trois “circonscriptions”, ce qui à la fois les contraint et leur donne de nouvelles marges de manœuvre.

Le déclin de l’énergie unificatrice de l’État

Jusqu’il y a peu, l’énergie unificatrice de l’État se manifestait par des politiques de réduction des inégalités, des disparités territoriales, et de rationalisation à travers, par exemple, les statistiques, le cadastre, le recensement. Il portait aussi un projet plus ou moins affirmé de normalisation culturelle, passant notamment par les politiques de la langue et les programmes d’intégration. Autant de politiques visant à rendre la société plus lisible et unifiée.

French Tech, métropoles. Crédits : Service d'Information du Gouvernement (SIG) - Gouvernement.fr

French Tech, métropoles. Crédits : Service d’Information du Gouvernement

Or les changements structurels et les mécanismes de création/destruction de l’État le distancient de manière croissante de la société conduisant au déclin de son énergie unificatrice : des territoires, des groupes sociaux et d’autres secteurs de la société sont laissés en déshérence. L’État lui même se fragmente et ses actions deviennent de plus en plus sélectives. A l’aménagement du territoire (qui ne fonctionnait plus) a succédé une politique de soutien aux métropoles comme moteurs d’innovation et de développement économique. Les élites ont moins besoin des groupes populaires ou des pauvres pour faire les guerres ou travailler en usine.

Nouveaux défis et nouvelles mutations ?

Pour autant et en dépit de toutes ces transformations,  l’État reste central dans  les sociétés européennes. Les crises en cours peuvent faire évoluer les États du côté de l’autoritarisme, de l’état d’urgence et de l’austérité permanente ou bien vers un renouveau démocratique et de nouvelles formes d’action collective et de capacité de régulation. Les différentes crises, et notamment la question du changement climatique, la crise des réfugiés  ou le poids de l’extrême-droite sont de puissants déclencheurs de processus de reconfiguration de l’État. Une  transition est en cours qui conduit vers un nouveau cycle de l’État.


L’ouvrage « Reconfigurating European states in crisis » est dirigé par Desmond King (Andrew W Mellon Professor of American Government, professorial Fellow, Nuffield College Oxford, chercheur associé au Centre d’études européennes) et Patrick Le Galès (Directeur de recherche au CNRS et professeur au Centre d’études européennes et de politique comparée de Sciences Po, doyen de l’École Urbaine) qui ont mobilisé un groupe de chercheurs européens qui a travaillé pendant cinq ans.

Ce groupe comprend d’un côté un noyau de chercheurs de Sciences Po (Jenny Anderson, Philippe Bezes, Olivier Borraz, Colin Hay, Bruno Palier, Tommaso Vitale, Benjamin Lemoine (ex post doc) et de l’autre une partie des chercheurs européens comparatifs les plus importants (Colin Crouch, Laszlo Bruzt, Donatella della Porta, Philip Genshel, Michael Keating, Niahm Hardiman, Wolfgang Streeck, Sabino Cassese, Mark Thatcher, Hendrik Spruyt….). Le projet a été largement soutenu par OXPO, l’accord de coopération entre Oxford et Sciences Po.