Pesticides. Comment ignorer ce que l’on sait
15 juin 2020
Cogito 11
15 juin 2020

Quand les économistes étudient les systèmes politiques des pays du Sud

Election day in Uganda - 18 February 2016. © The Commonwealth, CC BY-NC 2.0

HE Uhuru Kenyatta, Président de la République du Kenya © Chatham House CC BY-NC-ND 2.0

Mieux connaître l’état des systèmes politiques – en particulier ceux des pays en voie de développement – via des méthodes spécifiques aux économistes n’apparaît pas courant. Pourtant c’est une méthode de plus en plus prisée et qui  donne des résultats complémentaires à ceux obtenus par les politistes. Démonstration de leur utilité par Benjamin Marx, chercheur au département d’économie, à partir de recherches qu’il a conduit au Kenya et en Indonésie. 

Vous étudiez la vie politique dans les pays en voie de développement mais avec une approche d’économiste. Qu’apporte l’économie pour analyser des phénomènes qui habituellement sont abordés par la science politique ?

Benjamin Marx  : Toutes les recherches que j’ai menées avec cette approche interdisciplinaire m’ont convaincu de sa valeur ajoutée dans l’étude des phénomènes politiques. Plusieurs de mes projets de recherche sont des collaborations entre économistes et politistes.

Jour des élections en Ouganda – 18 février 2016 © The Commonwealth, CC BY-NC 2.0

C’est notamment le cas d’une étude que j’ai conduite sur les achats de votes en Ouganda(1)Eat Widely, Vote Wisely? Lessons from a Campaign Against Vote Buying in Uganda Benjamin Marx, Chris Blattman, Horacio Larreguy and Otis Reid, NBER Working Paper, September 2019, ou d’un article sur les institutions de droit islamique et la réforme agraire de 1960 en Indonésie(2)The Institutional Foundations of Religious Politics: Evidence from Indonesia, Benjamin Marx, Samuel Bazzi and Gabriel Koehler-Derrick, Quarterly Journal of Economics, May 2020,, deux études conduites avec des chercheurs basés aux États-Unis.
Dans cette démarche, la science politique apporte son approche conceptuelle, sa connaissance des mécanismes institutionnels (indispensable pour comprendre les phénomènes électoraux) et sa connaissance précise des contextes locaux.  Dans le cadre de mes travaux sur l’Afrique, je m’appuie notamment sur des travaux de politistes tels que Joel Barkan et Jeffrey Herbst, qui ont influencé de nombreux chercheurs dans les deux disciplines.

De leur côté, l’économie et l’économétrie apportent leurs outils méthodologiques ainsi qu’une grande rigueur dans ce qu’on appelle en anglais causal inference – la capacité d’un chercheur à établir une relation de causalité entre deux variables X et Y. Dans une période récente, ce type d’approche a permis à des économistes d’améliorer notre compréhension des phénomènes politiques dans les pays en développement.

Centralisation politique précoloniale et densité lumineuse © Stelios Michalopoulos and Elias Papaioannou

Par exemple, deux économistes grecs, Stelios Michalopoulos et Elias Papaioanno(3)Stelios Michalopoulos and Elias Papaioannou, Pre-colonial Ethnic Institutions and Contemporary African Development, Econometrica, January 2013,  ont établi par leurs travaux l’existence d’une relation structurelle entre les institutions politiques précoloniales et les différents niveaux de développement économique observés en Afrique sub-Saharienne. D’autres recherches menées par des économistes ont amélioré notre compréhension de phénomènes à la frontière entre l’économie et les autres sciences sociales, tels que la corruption.

Parmi les économistes en développement, il existe aujourd’hui un consensus assez large pour souligner l’importance des phénomènes institutionnels dans l’émergence de tendances de long terme en matière de développement économique. Mon directeur de thèse, Daron Acemoglu, est l’un des principaux contributeurs à ces travaux. Étudier l’économie politique des pays en développement, c’est tenter de comprendre quels sont les phénomènes politiques et institutionnels qui font obstacle à l’élimination de la pauvreté, à l’amélioration des conditions de santé et d’éducation, à la bonne gouvernance, etc. Cela permet aussi d’imaginer des solutions potentielles. 

H.N. – Vous avez récemment étudié la participation électorale au Kenya. Comment avez-vous procédé et à quelles conclusions êtes-vous parvenu ?

Affiches électorales au Kenya © Heinrich Böll Stiftung CC BY-SA 2.0

B.M. : Il s’agissait d’un projet conduit en collaboration avec la Commission Électorale du Kenya en 2013, dont l’objectif était de promouvoir la participation des citoyens dans un contexte institutionnel difficile. La précédente élection présidentielle en 2007 avait donné lieu à une poussée de violences interethniques dans le pays, conduisant le Kenya à réformer son processus électoral et à se doter d’une nouvelle Constitution.
L’étude portait sur l’évaluation de messages simples transmis aux citoyens par SMS, donnant des informations basiques – mais essentielles – sur le fonctionnement du processus électoral dans ce nouveau cadre. Par exemple, certains messages contenaient de simples rappels sur les modalités pratiques du scrutin, tandis que d’autres avaient vocation à expliquer succinctement le rôle d’un parlementaire.
A l’aide d’une évaluation randomisée, nous avons pu montrer que ces messages avaient permis d’augmenter la participation électorale, ce qui constitue un enjeu majeur dans un pays ou plus de 20% de la population adulte n’est pas alphabétisée. En revanche, ces messages ont eu un autre effet, plus inattendu : dans une enquête conduite plusieurs mois après l’élection, nous observons que les citoyens ayant reçu ces messages ont un niveau de confiance moins élevé envers leurs institutions électorales.

Jour des élections en Ouganda – 18 février 2016 © The Commonwealth, CC BY-NC 2.0

Nous expliquons ce résultat par le fait que les messages ont augmenté l’importance (salience en anglais) de l’élection aux yeux des électeurs, tout en envoyant des signaux potentiellement ambigus sur la transparence et la compétence administrative de la Commission. Une fois confrontés à la réalité du scrutin et aux difficultés observées sur le terrain, les électeurs ont pu interpréter le contenu de ces messages de manière différente. Notre étude souligne donc les bénéfices d’une campagne d’information de ce type, tout en montrant l’importance du contenu des messages : toute information portant sur un processus électoral « sensible » peut donner lieu à des interprétations potentiellement contradictoires, qui affecteront la confiance des citoyens envers leurs institutions démocratiques sur le long terme. 

Vous avez aussi étudié la relation des institutions musulmanes avec la société et la vie politique en Indonésie et avez mis en exergue l’importance de la réforme foncière dans ces relations. Comment l’expliquez-vous ?

B.M. : Ce travail s’inscrivait dans le cadre d’un projet de recherche plus global qui porte sur les relations entre l’État Indonésien et les organisations islamiques depuis 1945. L’Indonésie compte environ 225 millions de citoyens de confession musulmane, ce qui en fait le plus grand pays musulman au monde.

Charte de dotation (Waqfiyya) du sultan Haseki Hürrem, XVIe siècle © Musée des Arts turcs et islamiques. Domaine public

En l’occurrence, cette première étude visait à étudier les conséquences d’une réforme agraire entamée par le gouvernement indonésien en 1960, et qui fut un échec retentissant. Ce travail a fait apparaître le rôle déterminant des institutions islamiques dans l’échec de cette réforme.  Nous montrons qu’une institution de droit islamique appelée waqf (connue en français sous le nom de biens de mainmorte ou bien habous en Afrique du Nord) a permis aux grands propriétaires terriens d’échapper à la redistribution de leurs terres agricoles vers les paysans les plus pauvres. Le waqf est un statut juridique original, fondé sur une donation faite à perpétuité et ayant pour objet le financement d’une œuvre d’utilité publique ou religieuse. Par exemple, un propriétaire foncier peut transférer ses biens fonciers en waqf en stipulant que ces terres serviront à financer une école islamique . CEPR Discussion Paper, May 2020. Un bien bénéficiant du statut de waqf ne peut être soumis à expropriation et son objet ne peut être modifié après l’acte de fondation. Historiquement, cette institution a joué un rôle important – et probablement négatif – pour le développement économique de certaines régions, notamment dans l’Empire Ottoman. 

Sous la pression des organisations islamiques, le gouvernement indonésien de l’époque avait accepté le fait que les terres bénéficiant du statut de waqf ne pouvaient être soumises à la loi de redistribution. Cet élément juridique a grandement contribué à l’échec de la réforme agraire. En effet, les propriétaires fonciers ont massivement transféré leurs terres vers des waqf pour échapper à la redistribution. Nous avons pu montrer que ces transferts ont conduit à un renforcement des institutions islamiques locales, notamment dans la sphère éducative. Un grand nombre d’internats islamiques (connus en Indonésie sous le nom de pesantren) sont financés par des waqfs, et beaucoup de ces institutions jouent un rôle important dans la vie politique locale. Nous défendons l’hypothèse que les transferts de terres vers le statut de waqf dans les années 1960 ont eu un effet durable sur le soutien à l’Islam politique. Aujourd’hui, les partis islamistes (qui demeurent minoritaires à l’échelle du pays) réalisent leurs meilleurs scores électoraux dans les régions qui auraient dû être les plus concernées par la redistribution foncière. Ces régions adoptent aussi un plus grand nombre de lois locales fondées sur la loi islamique (sharia). La réforme agraire a donc affecté durablement la trajectoire de l’Islam politique en Indonésie, en raison du rôle médiateur joué par les waqf.

© Shutterstock

Aujourd’hui nous travaillons sur une deuxième étude qui porte plus spécifiquement sur le rôle des écoles islamiques. Cet article montre comment les écoles islamiques se sont adaptées à l’augmentation de l’offre éducative publique à partir des années 1970. Nous étudions également les conséquences idéologiques de la concurrence entre écoles publiques et écoles islamiques(4)Islam and the State: Religious Education in the Age of Mass Schooling, Benjamin Marx, Samuel Bazzi and Masyhur Hilmy, NBER Working Paper, May 2020..

Vous avez aussi étudié les phénomènes de corruption liés à l’obtention de logement dans les bidonvilles et à la question des bidonvilles en général. Qu’en avez-vous appris ?

B.M. : Nous avons beaucoup appris avec mes collègues au cours de ce projet—je citerai deux exemples.

D’abord, le fait que les bidonvilles des pays en développement ne sont pas des zones d’anarchie comme on les décrit souvent. Il existe dans les bidonvilles un système de régulations informelles complexes ainsi qu’un véritable marché du logement. A Kibera, le plus grand bidonville de Nairobi et l’un des plus grands d’Afrique, 92% des résidents paient un loyer mensuel. Ce marché est dominé par des acteurs politiques extrêmement puissants au niveau local, qui ont le pouvoir d’intercéder en faveur des propriétaires ou des locataires dans les conflits portant sur l’occupation du sol. 

Kibera Electronics © neajjean, CC BY-SA 2.0

Ensuite, nos travaux ont montré que la question fondamentale posée par les bidonvilles est la question de la mobilité sociale. La vie dans les bidonvilles constitue-t-elle un tremplin vers une vie meilleure, intégrée dans la métropole, avec un accès aux services publics ou à de meilleurs emplois ? Ou à l’inverse les bidonvilles constituent-ils des « trappes à pauvreté », les habitants demeurant prisonniers de leurs conditions de vie précaires d’une génération à l’autre ? 

Paradoxalement, la plupart des économistes ont une opinion très optimiste sur les bidonvilles : les niveaux de vie étant généralement très supérieurs en zone urbaine, nombreux sont ceux qui pensent que les bidonvilles constituent un tremplin pour les migrants de l’exode rural, qui se rapprochent ainsi des opportunités offertes par la ville. En réalité, notre niveau de connaissance sur ces mécanismes est relativement limité. Peu d’études longitudinales ont été effectuées pour comprendre s’il existe véritablement une mobilité des bidonvilles vers les classes moyennes et le secteur formel. Dans notre étude de Kibera, nous montrons que la moitié des résidents habite dans le bidonville plus de huit ans, et un grand nombre de familles sont présentes depuis plusieurs générations. Ceci peut conduire à une approche moins optimiste du phénomène. Pour répondre à ces questions, il nous faudra continuer de suivre les familles qui ont répondu à notre enquête en 2012-13, afin de mieux comprendre si la mobilité sociale des habitants des bidonvilles tels que Kibera est un mythe ou une réalité. 

Les résultats de vos recherches peuvent-ils donner lieu à des échanges avec les politiques et/ ou avec les citoyens des terrains étudiés, en particulier pour envisager des solutions ?

Uganda : elections 2016 avec l’aimable autorisation de Pascale C. France © Tous droits réservés

B.M. – Bien sûr ! Toutes ces recherches ont pour vocation à aider les gouvernements, la société civile, et les citoyens à mieux comprendre comment améliorer la gouvernance et la transparence de leurs institutions, comment promouvoir la participation politique, etc. Plusieurs des travaux évoqués ci-dessus ont été menés en concertation avec des acteurs locaux. Par exemple, l’étude conduite en Ouganda visait à évaluer l’impact d’une campagne d’information sur les achats de votes menée par 13 organisations de société civile en Ouganda. Cette coalition d’ONG nous avait contactés en 2015 afin de mettre en place une évaluation randomisée de leurs opérations. L’étude menée au Kenya était également une collaboration avec le gouvernement, comme je l’ai indiqué auparavant. 

Enfin, je travaille depuis plusieurs mois à la mise en œuvre d’un projet sur la décentralisation avec le gouvernement de l’Indonésie et la Banque Mondiale. L’objet de cette étude est de permettre aux 75000 villages indonésiens de mieux dépenser les fonds reçus de la part du gouvernement central (en forte augmentation depuis 2014) en améliorant la gouvernance au niveau des villages. Il s’agit aussi de former les municipalités aux questions d’administration publique et de démocratie locale. Ce projet permettra de mettre en application ce que d’autres études récentes sur la décentralisation ont pu nous apprendre, en Indonésie et dans d’autres pays émergents. Ces pays sont souvent en avance sur nous en matière de politiques d’évaluation : il existe en Indonésie, mais aussi en Inde, en Afrique du Sud, au Brésil (jusqu’à une période récente) un véritable intérêt pour les collaborations entre gouvernements et chercheurs afin d’évaluer et de mieux comprendre les effets d’un programme ou d’une politique publique.  

Propos recueillis par Hélène Naudet, direction scientifique de Sciences Po

Benjamin Marx est Assistant Professor au Département d'économie de Sciences Po. Ses recherches portent sur l'économie politique dans les pays en développement. Il étudie en particulier les questions liées aux institutions, à la gouvernance et au comportement électoral.

Notes

Notes
1 Eat Widely, Vote Wisely? Lessons from a Campaign Against Vote Buying in Uganda Benjamin Marx, Chris Blattman, Horacio Larreguy and Otis Reid, NBER Working Paper, September 2019,
2 The Institutional Foundations of Religious Politics: Evidence from Indonesia, Benjamin Marx, Samuel Bazzi and Gabriel Koehler-Derrick, Quarterly Journal of Economics, May 2020,
3 Stelios Michalopoulos and Elias Papaioannou, Pre-colonial Ethnic Institutions and Contemporary African Development, Econometrica, January 2013,
4 Islam and the State: Religious Education in the Age of Mass Schooling, Benjamin Marx, Samuel Bazzi and Masyhur Hilmy, NBER Working Paper, May 2020.