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12 février 2022
Cogito 17
12 février 2022

Protéger les chaînes de valeur

Pénurie de semi-conducteurs © Shutterstock

Du bon fonctionnement du commerce mondial

La pandémie a montré toute l’importance des chaînes de valeur, ce mode de production qui se base sur l’intégration de composants venant du monde entier. Qu’un élément fasse défaut et c’est toute une chaîne qui est affectée. Comprendre d’où vient la fragilité de ces chaînes, comment s’y propagent les ondes des chocs est devenu essentiel, puisqu’in fine, nous en payons le prix.
C’est ce à quoi Isabelle Mejean, professeur au Département d’économie, consacre son projet de recherche — Firm-to-Firm Trade Networks. Un projet, distingué pour son excellence et son caractère innovant par le Conseil européen de la Recherche qui lui accorde un ERC Starting Grant. Entretien.

Pourquoi ce projet ?

Isabelle Mejean : J’ai écrit mon projet ERC juste après avoir obtenu une levée du secret statistique sur de nouvelles données permettant d’avoir une compréhension fine de la structure du commerce international. Traditionnellement, l’analyse du commerce international s’est faite à partir de données sur les échanges bilatéraux entre des pays. En mesurant la valeur des exportations d’un pays vers un autre et le type de produits échangés, on pouvait réfléchir à la géographie du commerce mondial et à la manière dont les économies se spécialisent sur certaines productions.

© Shutterstock

Dans les années 2000, la recherche en commerce international s’est mise à utiliser de manière plus systématique des données sur les entreprises engagées sur les marchés internationaux. Les déclarations d’échange fournies par les entreprises au moment du passage en douanes ont constitué une matière première très riche qui a révolutionné le champ. Ces données ont permis de mettre au centre de l’analyse l’entreprise et ses décisions de production, sur le territoire national ou à l’étranger, ainsi que ses stratégies de développement commercial. En utilisant ce type de données, mes travaux de recherche ont visé à comprendre le rôle des très grandes entreprises, qui dominent le commerce mondial mais sont également des acteurs centraux dans le tissu économique national. Quand j’ai soumis mon projet en 2016, je venais d’obtenir l’accès à des données encore plus fines, qui me permettent de représenter le commerce international comme un réseau d’entreprises qui interagissent via des relations de production, les unes fournissant des intrants nécessaires à la production des autres. Ces entreprises sont les briques de ce qu’on appelle couramment les « Chaînes de Valeur Internationales ». Les échanges au sein de ces chaînes de valeur représentent aujourd’hui plus de 50 % du volume du commerce mondial. Mon projet vise à mieux comprendre la manière dont les entreprises s’insèrent dans ces chaines, mais aussi les conséquences de ces structures productives à l’échelle plus macroéconomique.

Votre objectif est d’étudier les chocs subis par commerce international et sa volatilité à partir de données microéconomiques. Quels sont ces chocs que vous envisagez d’analyser ? Avec quel objectif ?

I. M. : Une des conséquences directes de cette organisation de la production est une forte interdépendance entre les entreprises impliquées dans la chaîne. Une voiture qui sort aujourd’hui d’une ligne de production française est faite à partir de plus de 30 000 composants qui ont eux-mêmes été produits en amont par plus de 30 000 entreprises, dont un certain nombre localisé en dehors des frontières de l’Europe. On estime par exemple que 10 % de la valeur d’une voiture produite en France rémunère des facteurs de production chinois.

Chaine de production automobile © Shutterstock

Pour sortir la voiture, il faut que chacune des entreprises impliquées dans la production livre à temps le composant en question. Ces modes de production sont extrêmement efficaces mais nécessitent une forte coordination et des systèmes logistiques bien huilés. Dans ce type de structure, tout choc affectant une entreprise en particulier va se propager le long de la chaîne productive, avec des conséquences à chaque maillon de la chaîne. Ces chocs peuvent être assez anodins, comme une baisse de productivité liée à une panne matérielle, ou plus dramatique, par exemple un évènement climatique affectant les entreprises d’une région du monde.
Une partie de mon projet vise à quantifier la propagation internationale des chocs au sein des chaînes de valeur. Dans cette optique, je vais d’abord chercher à mesurer la propagation. Par exemple, dans un article récent(1)Raphael Lafrogne-Joussier, Julien Martin, Isabelle Mejean – “Supply shocks in supply chains: Evidence from the early lockdown in China”, CEPR Discussion Paper,  2021 , j’utilise le premier confinement en Chine à la fin janvier 2020 pour identifier les entreprises françaises qui ont été les premières confrontées au Covid, avant même que l’épidémie se propage à l’Europe. Nous montrons comment des difficultés d’approvisionnement en intrants chinois dès le mois de février ont perturbé la production en France et en Europe.
Je cherche aussi à comprendre quels sont les facteurs qui peuvent rendre ces structures productives plus ou moins robustes. Face à un même choc, comme les difficultés d’approvisionnement sur les intrants chinois mentionnées à l’instant, quelles sont les entreprises qui s’en sortent mieux et qu’ont-elles de particulier en termes de gestion des stocks ou de politiques d’approvisionnement ?
Enfin, j’essaye d’évaluer dans quelle mesure ces phénomènes très microéconomiques peuvent expliquer des phénomènes beaucoup plus macroéconomiques, comme la synchronisation des cycles économiques entre pays. À partir du moment où les interdépendances impliquent de très grandes entreprises, elles ont des conséquences au-delà de ces entreprises elles-mêmes, sur l’économie dans son ensemble.

Quelles sont les données qui sont à votre disposition pour mener à bien ces analyses ?

I. M. : Ces travaux utilisent principalement des données administratives françaises. La direction générale des douanes fournit l’information sur les activités d’exportation et d’importation des entreprises françaises. Cette source est complétée par des données collectées par la direction générale des finances publiques ou encore par l’INSEE, qui nous permettent de cartographier le profil des entreprises qui participent aux marchés internationaux, secteur d’activité, niveau d’activité en France, structure des coûts, etc. Ce projet est donc très empirique. Il tire parti d’un atout majeur de la France, la richesse de ses statistiques d’entreprises. En utilisant des données qui couvrent l’intégralité du système productif français, je dispose d’une quantité importante d’informations pour comprendre la variété des stratégies d’internationalisation des entreprises et réfléchir à leurs implications à plus grande échelle.

Un premier volet de votre projet touche à la structure des relations commerciales entre entreprises. Quels sont les éléments déterminants ?

Le caoutchouc a été l’une des matières premières les plus manquantes aux industries consommatrices durant la pandémie. © Shutterstock

I. M. : Dans cette partie de mon projet, je m’interroge sur la structure de ces réseaux d’entreprises et ses déterminants. Qu’est-ce qui fait qu’une entreprise choisit tel ou tel fournisseur pour tel ou tel intrant ? Comment la régulation, par exemple les normes environnementales, affecte-t-elle ces décisions ? Pourquoi est-ce que la plupart des entreprises ont des réseaux de fournisseurs très concentrés, avec très souvent un seul fournisseur pour chaque composant ? Ces questions sont essentielles pour comprendre la structure des réseaux d’entreprises qui vont servir de vecteur à la propagation internationale des chocs.

Le second volet vise à comprendre comment les structures des réseaux commerciaux entre entreprises se répercutent sur le commerce international en général et plus largement sur la prospérité. Quels sont les facteurs qui peuvent entraîner de telles conséquences ?

I. M. : Pour répondre à cette question, il est utile de repartir de la vision standard du commerce international qui met en avant le rôle des échanges internationaux comme vecteur de diversification des risques. Dans un pays où les consommateurs n’ont accès qu’à des produits domestiques, toutes les variations de la productivité agrégée se répercutent sur le consommateur via les prix à la consommation. Les consommateurs sont entièrement exposés aux risques associés à des chocs affectant les producteurs locaux. L’ouverture internationale permet une forme de diversification de ces risques : une baisse de la productivité en France va être compensée en moyenne par une amélioration de la productivité ailleurs. Lorsque les échanges internationaux prennent la forme de ces chaînes de valeur imbriquées, la diversification des risques est moins opérante à cause des phénomènes de propagation discutés plus haut.
Étudier la structure des échanges nous permet de mieux comprendre les forces qui favorisent une diversification des risques et celles qui au contraire les exacerbent. Cela permet également de s’interroger sur les zones de fragilité du commerce international.

© Shutterstock

Ici, la représentation des relations internationales sous forme d’un réseau est particulièrement utile. Prenez un réseau informatique par exemple. L’architecture réseau va viser à fluidifier le trafic tout en ayant des performances satisfaisantes en termes de transmission de l’information. L’objectif est ici d’éviter tout engorgement à un point du réseau mais aussi de favoriser des chemins informationnels courts, pour accélérer la transmission. Les infrastructures vont être renforcées aux points névralgiques du réseau, là où beaucoup d’information est susceptible de circuler. L’architecte réseau va aussi réfléchir à des chemins secondaires, qui ne seront utilisés qu’en cas d’engorgement à un point névralgique du réseau. Le commerce international fonctionne un peu comme un réseau informatique. Les points névralgiques sont ceux qui concentrent un grand nombre de transactions. On peut penser aux infrastructures logistiques comme le port de Rotterdam ou le canal de Suez. Mais les chaînes de valeur ont aussi fait émerger des secteurs ou entreprises qui fournissent des intrants à un grand nombre d’acteurs du commerce international. Pensez par exemple à l’entreprise TSMC, la plus grosse fonderie de semi-conducteurs au monde qui fournit 50 % de la demande mondiale sur ces produits. Identifier ces points névralgiques permet de mieux comprendre et d’anticiper les fluctuations du commerce international. Ce travail n’est possible qu’avec une connaissance très granulaire de la structure des échanges.

Nous connaissons aujourd’hui des ruptures d’approvisionnement au sein de filières de production — telles que celles des secteurs automobile et pharmaceutique — entraînées par la pandémie. Quel est votre regard sur cette question ? Était-ce le type de chocs que vous souhaitez analyser lorsque vous avez proposé votre projet à l’origine ?

Bouteille et emballage de produits médicaux stériles © Shutterstock

I. M. : Oui c’est exactement ça et c’est d’ailleurs étonnant de voir à quel point ces questions sont devenues pertinentes dans le contexte de la crise du Covid. Dans la première vague du Covid en mars 2020, la quasi-totalité des gros acteurs du commerce international a subi un choc de productivité massif : pour faire face à la crise sanitaire, les gouvernements ont imposé des mesures de distanciation sociale qui ont ralenti la production un peu partout. Dans cette première vague, la question des chaînes de valeur n’était pas particulièrement intéressante puisque la production s’est écroulée à l’échelle mondiale. En revanche, dans les 18 mois qui ont suivi, le fonctionnement des chaînes de valeur est devenu un axe de compréhension essentiel des statistiques agrégées de la production et du commerce. À partir de mai 2020, l’activité a redémarré, à des rythmes très inégaux selon les pays et avec des successions d’accélérations et de ralentissements en fonction de l’évolution de la situation sanitaire de chaque économie. La Chine est repartie très vite quand l’Europe et les États-Unis étaient encore fortement ralentis. Par la suite, la situation sanitaire s’est améliorée mais un certain nombre de grandes économies émergentes, l’Inde, le Brésil, ont connu des pics de contamination très forts, avec des confinements à la clé. Enfin, la crise a complètement désorganisé le secteur du fret avec des congestions très importantes dans certains ports, notamment chinois.

Les premières manifestations de ces dérèglements ont été des tensions sur certains marchés de matières premières ou d’intrants majeurs, comme les semi-conducteurs dès la fin 2020. Quand 50 % de la demande mondiale de semi-conducteurs est produite par une seule entreprise taïwanaise, de nombreux utilisateurs de ces intrants se retrouvent exposés aux difficultés de production de cette entreprise. La concentration de l’offre dans les chaînes de production mondialisées a rendu nos modes de production plus efficaces mais aussi moins résilients aux chocs. La succession exceptionnelle de chocs induite par la pandémie a mis en lumière cette faible résilience. À tel point que ces questions deviennent des sujets de préoccupation pour les pouvoirs publics. Mieux comprendre ces fragilités est nécessaire pour imaginer des politiques publiques efficaces face à ces enjeux. Mes travaux participent à cette production de connaissances.

Propos recueillis par Hélène Naudet, direction scientifique

Isabelle Mejean est professeur au Département d’économie. Spécialiste du commerce international, elle s’intéresse à la manière dont les pays et les entreprises se sont progressivement spécialisés pour s’intégrer dans le circuit commercial mondial, aux chaînes de valeur et aux conséquences économiques de ces configurations.
L’une des missions fondamentales du Conseil européen de la recherche (ERC) est de financer la recherche innovante en Europe. Les subventions ERC sont attribuées par concours à des projets dirigés par des chercheurs débutants et confirmés, travaillant en Europe. Le seul critère de sélection est l’excellence scientifique. Les ERC Starting Grants sont attribuées à des chercheurs en début de carrière au parcours scientifique prometteur, comme Isabelle Mejean. Depuis sa création en 2009, les enseignants-chercheurs permanents du Département d’économie de Sciences Po se sont distingués en remportant pas moins de dix-sept bourses ERC.

 

Notes

Notes
1 Raphael Lafrogne-Joussier, Julien Martin, Isabelle Mejean – “Supply shocks in supply chains: Evidence from the early lockdown in China”, CEPR Discussion Paper,  2021