Au terme d’une longue enquête, Christophe Jaffrelot, directeur de recherche CNRS au Centre de recherches internationales, livre dans son dernier ouvrage, L’Inde de Modi : national-populisme et démocratie ethnique (Fayard), un portrait saisissant d’une Inde nationaliste. Il y montre comment les dirigeants ont su profiter du jeu électoral pour exclure et mettre en place une véritable démocratie ethnique. En 2020, cet ouvrage a reçu l’un des prix littéraires de l’Académie française. Interview.
Christophe Jaffrelot : Les promesses que Narendra Modi avaient faites en 2014 n’ont pas été tenues. L’une d’entre elles concernait les créations d’emplois qui sont particulièrement peu nombreuses aujourd’hui, au point que le gouvernement en a été réduit à dissimuler les chiffres pendant la campagne électorale. Alors que l’investissement privé était déjà en panne, l’économie a été très affectée par la décision de Modi, en novembre 2016, de retirer de la circulation les billets de 500 et de 1000 roupies – soit 80% de la masse monétaire utilisée par les Indiens au quotidien. Cette opération dite de « démonétisation » qui devait permettre au pays de se débarrasser de la corruption, non seulement n’a pas eu d’effet significatif dans ce domaine, mais a mis à genoux l’économie et notamment le secteur informel – largement majoritaire – où les transactions se faisaient toutes en liquide.
Les campagnes ont beaucoup souffert, alors qu’elles étaient déjà victimes de la politique de Modi consistant à garder des prix agricoles à un bas niveau pour ménager les consommateurs urbains, qui constituent le cœur de son électorat. C’est d’ailleurs à cause du vote paysan que le parti de Modi (le BJP) a enregistré un cinglant revers en décembre 2018, lorsqu’il a perdu – au bénéfice du Parti du Congrès – trois des États de l’Inde du nord qu’il gouvernait depuis quinze ans pour deux d’entre eux.
Dans ce contexte, Narendra Modi a déplacé le thème de sa campagne sur le terrain sécuritaire dans un contexte qui s’y prêtait puisque l’attaque terroriste de février dernier au Jammu et Cachemire, revendiquée par un groupe jihadiste pakistanais, a justifié des frappes indiennes d’une audace inouïe en territoire pakistanais. L’Inde a alors été prise d’une hystérie nationaliste orchestrée par le pouvoir et relayée par les médias (notamment les médias sociaux). Celle-ci a permis à Modi de discréditer son adversaire, Rahul Gandhi dont le répertoire de prédilection n’est pas celui de “l’homme-fort-dont-l’Inde-a-
Supporters of Bharatiya Janata Party cheer at an election rally of Narendra Modi in Amethi Lok Sabha constitunecy in Uttar Pradesh. May 2014. Copyrights : Bharatiya Janata Party [CC BY-SA 2.0]
India Against Corruption – Protestors in Pune,India. April 2011.
Narendra Modi at the World Economic Forum in India. November 2008.
C.J. : : L’Inde, qui n’apprécie plus guère le multilatéralisme, aspire à devenir une puissance reconnue sur la scène internationale. L’ampleur de ses investissements militaires en témoigne, comme l’activisme diplomatique de Modi. Celui-ci s’est surtout attaché à résister à la Chine et au programme One Belt, One Road de Xi Jiping dans lequel Modi voit un risque d’encerclement de l’Inde. De fait, après le Pakistan, des voisins autrefois proches de New Delhi comme le Sri Lanka et le Népal risquent de devenir des protectorats chinois. Conscient qu’il ne pourra pas résister seul à la Chine, Modi s’est mis en quête d’alliés, aux premiers rangs desquels figurent les États-Unis, le Japon et la France. La capacité de l’Inde à devenir une puissance régionale dépendra toutefois de sa capacité à monter en puissance au plan économique et, en particulier, à développer une industrie robuste. Paradoxalement, les Chinois sont ici mieux à même que d’autres de développer les infrastructures dont l’Inde a besoin ! Ils sont déjà omniprésents dans le secteur de la téléphonie…
Propos recueillis par Corinne Deloy, CERI
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