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La reconstruction de l’Ukraine : un tournant pour l’Union européenne ?

Destruction after the war in Ukraine. Crédits : Melnikov Dmitriy, Shutterstock

Matthias Thiemann, Centre d’études européennes et de politique comparée

Le 24 février 2022, l’offensive russe en Ukraine a pris de court une grande partie de la communauté internationale. Après quelques semaines de batailles diplomatiques pour tenter d’enrayer la descente vers un chaos meurtrier, l’Ukraine est entrée dans l’abîme de la guerre avec la Russie. Ce conflit allait entraîner avec lui rien de moins que l’ordre politico-économique construit dans les années 2000. Terminée, l’ère du gaz russe bon marché alimentant l’économie allemande, moteur de la croissance de l’UE. Finie aussi, l’époque des investissements massifs d’entreprises européennes en Russie : la plupart se sont retirées, certaines ont subi des nationalisations forcées.

Ukrainian refugees in Kraków, 20 mars 2022. Crédits : Silar. CC BY-SA 4.0 Deed, via Wikipedia

Face à l’effroi, l’unité et la détermination de l’UE et de ses membres ont été mises à rude épreuve. Déjouant les pronostics de nombreux observateurs (1)Russia’s invasion of Ukraine is remaking Europe, The Washington Post, Kelemen and McNamara 2022, l’Union a su prendre un ensemble assez cohérent de mesures de politique étrangère, débouchant sur une série de sanctions économiques. Bien que non létales, ces sanctions ont affecté l’économie russe, en réduisant notamment les livraisons d’hydrocarbures russes, avec de rares exceptions pour les pays membres les plus dépendants, tels que la Hongrie, la République tchèque et la Bulgarie. En outre, et conjointement avec leurs alliés de l’OTAN, l’UE et ses États membres ont accru leur soutien militaire et financier à l’Ukraine et ont ouvert leurs frontières aux réfugiés ukrainiens. En 2023, ce sont plus de 3,5 millions de réfugiés de guerre ukrainiens qui sont accueillis dans l’UE, et plus de 76 milliards d’euros accordés en aides économiques et militaires ou en assistance aux personnes déplacées(2)Factsheet: EU solidarity with Ukraine..

Une réaction rapide et ambitieuse

La réaction de l’UE et de ses États membres à la guerre dans un pays voisin a donc été étonnamment rapide et les engagements financiers d’une ampleur sans précédent. Dans ce processus, la Commission européenne elle-même a joué un rôle pivot, mobilisant de nouveaux instruments financiers tels que la Facilité européenne pour la paix (3)“Facilité” est le mot technique pour décrire des programmes de financement dans l’UE. qui ont notamment permis de fournir une aide militaire. Dans une de ses initiatives les plus audacieuses, la Commission a fait pression sur les États membres pour initier une procédure accélérée d’adhésion de l’Ukraine à l’UE. Tous ces efforts ont montré l’engagement de l’UE pour inclure l’Ukraine dans sa sphère géopolitique, avec la perspective d’une intégration complète au cours de la prochaine décennie. Mais cette position soulève la question de si et comment l’UE peut faciliter la reconstruction du pays une fois que les hostilités auront définitivement pris fin(4)Tout événement de ce type doit avoir pour préalable une fin durable des hostilités, faute de quoi les investissements privés et publics apparaîtront largement inutiles. Cela passera par un accord de paix, dont les contours ne peuvent être qu’esquissés à l’heure actuelle.. Cet engagement à la reconstruction s’impose non seulement comme un acte de solidarité, mais aussi — et au moins autant—  comme une nécessité pour stabiliser l’Ukraine, qui sans ce soutien ferait face à une profonde crise économique et de légitimité, avec tous les effets secondaires potentiels. À ce titre, l’aide à la reconstruction va tant dans l’intérêt des pays donateurs, qu’à celui de l’Ukraine, à l’image de ce que fut le plan Marshall pour les États-Unis et l’Europe. Les efforts de reconstruction, estimés à 400 milliards d’euros par la Banque mondiale au printemps 2023, doivent se concentrer autant sur le rétablissement d’une infrastructure énergétique détruite par la guerre que sur la modernisation soutenable d’un secteur industriel fortement carboné. L’Ukraine étant un pays riche en ressources minérales et produits agricoles, doté d’une base industrielle solide, et au niveau d’éducation élevé, sa reconstruction est prometteuse en termes de retour sur investissement. Mais elle est aussi risquée du fait d’une corruption endémique et d’une reprise éventuelle du conflit. Pour investir tout en contrant ces difficultés, l’UE s’appuie sur un partenariat public-privé qui implique l’utilisation de fonds publics pour (re) construire une administration fonctionnelle et pour protéger les investissements privés via des garanties publiques. Cette méthode, largement utilisée cette dernière décennie pour engager des fonds publics au sein même de l’UE, implique essentiellement le soutien des banques de développement de l’UE, avec la Banque européenne d’investissement (BEI) en première ligne(5)La Conférence pour la reconstruction de l’Ukraine (“Ukraine Recovery Conference”) qui s’est tenue à Londres en juin 2023 est le meilleur exemple de cette tendance. Elle a rassemblé de grandes banques de développement, comme la Banque mondiale et le Fonds monétaire international, et des officiels du gouvernement ukrainien afin de définir les modalités d’organisation de tels programmes de co-investissement du secteur privé soutenu par des fonds publics, processus qui devait s’accompagner d’un vaste processus de réformes de libéralisation en Ukraine. Cette conférence est intervenue après l’annonce que BlackRock et JPMorgan Chase allaient aider l’Ukraine à de doter d’une banque de développement qui serait financée par des donateurs étrangers, dont la Commission européenne et sa banque de développement (la BEI), afin d’attirer des fonds privés pour la reconstruction, voir BlackRock and JPMorgan help set up Ukraine reconstruction bank, Financial Times, 19 juin 2022(6)Certains États membres ont aussi commencé à mettre en place des programmes de reconstruction et d’aide, de même que certaines villes, par le biais de partenariats (par exemple, le récent partenariat entre Berlin et Kiev, formé en septembre 2023). Pour des raisons de format, cet article concentre son analyse sur les efforts déployés au niveau de l’UE. (7)Mertens, D., M. Thiemann and P. Volberding (eds). 2021. The Reinvention of Development Banking in the European Union – Industrial Policy in the Single Market and the Emergence of a Field. Oxford: Oxford University Press ; Mertens, D., M. Thiemann (2019). Building a hidden investment state? The European Investment Bank, national development banks and European economic governance, Journal of European Public Policy, 26:1, 23–43..

Ukraine Recovery Conference URC in Lugano, Switzerland, 3 July 2022. Crédits : [EPA-EFE/PASCAL LAUENER]

Dès 2022, la BEI s’est appuyée sur ses liens commerciaux avec l’Ukraine et, grâce à une garantie de l’UE, a déboursé 1,7 milliard d’euros de prêts pour financer des réparations d’urgence des infrastructures ukrainiennes détruites par les bombardements. Dans le même temps, elle s’est mobilisée afin de débloquer des financements supplémentaires pour une reconstruction à plus long terme, proposant de réactiver un mécanisme de de-risking (atténuation des risques) développé pendant la crise du Covid. Sur la base des dispositions légales de ce dernier, la BEI a proposé une facilité de 100 milliards d’euros, sous le nom de EU-Ukraine Gateway Trust Fund (E-U GTF), qui aurait nécessité de rassembler 20 milliards d’euros de la part des pays membres et du budget de l’UE, sous la forme de subventions, prêts et garanties (EIB to raise €100 billion to help rebuild Ukraine, EurActiv, juillet 2022 ). Pour finir, en mars 2023, la BEI a pu mettre en place cette facilité, renommée EU4Ukraine, mais dans un format réduit, préfigurant le danger de mettre en œuvre a minima des idées initialement ambitieuses.

Des moyens financiers en deçà des promesses

Fin juillet 2023, à peine 400 millions ont été promis par les États membres, soit moins de 2 % des 20 milliards d’euros initialement envisagés. Si à cette somme, il faut ajouter les contributions de « petits » pays de l’UE (Croatie, Grèce, Chypre, Danemark, Estonie) non encore chiffrées, il reste clair qu’atteindre ne serait-ce qu’un milliard d’euros en capital semble difficile. À ces moyens financiers, il faut aussi additionner une garantie de l’UE permettant à la BEI de prêter 100 millions d’euros supplémentaires à l’Ukraine en juin 2023(8)New EU contribution for EIB’s Ukraine support package to enable new lending of €100 million, EIB, June 2023.. Mais la Commission, au lieu d’accorder de nouveaux fonds, a imputé cette garantie sur les 26 milliards d’euros de fonds de garantie qu’elle avait alloués en 2022 à la BEI pour l’action extérieure de cette dernière, dans le cadre du Fonds européen pour le développement durable Plus (FEDD+)(9)Ce fonds se concentrera sur les infrastructures municipales (écoles, hôpitaux, réseaux de transports, eau, traitement des eaux usées), sur les capacités numériques et de cybersécurité, ainsi que sur un accès facilité à la finance pour les entrepreneurs ukrainiens. En fin de compte, ces efforts pour mobiliser des fonds ont permis à la BEI d’annoncer, lors de la conférence pour la reconstruction de l’Ukraine (Ukraine Recovery Conference), à Londres en juin 2023, la signature d’un protocole d’entente entre la BEI et l’Ukraine, « pour préparer et faciliter de nouveaux investissements à hauteur de 840 millions d’euros dans des projets d’infrastructures critiques afin de garantir le redressement de l’Ukraine malgré les conditions difficiles ». Les moyens financiers réellement débloqués par l’UE et la BEI pour la reconstruction de l’Ukraine restent donc bien en deçà des ambitions initiales.

UE4Ukraine. July 2023, Source EIB.

Afin de pallier ce recul, la Commission a proposé le 20 juin 2023 une nouvelle facilité pouvant atteindre 50 milliards d’euros pour la reconstruction de l’Ukraine. Si le calendrier ambitieux est respecté, cette facilité pourrait être gravée dans le marbre via un règlement dès 2024(10)Proposal For a Regulation of The European Parliament and of The Council On Establishing the Ukraine Facility, European Commission, Brussels, 20.6.202.. L’intention, qui doit être précisée avec le gouvernement et la société civile d’Ukraine, est de programmer les investissements de 2024 à 2027. Cette facilité sera divisée en trois piliers. Le premier, qui constitue 78 % de l’effort financier, est composé de subventions et de prêts. Le deuxième pilier est composé de mécanismes de de-risking accessibles aux investisseurs à travers les institutions financières internationales comme la BEI, afin de faire levier sur les investissements et attirer de nouveaux investisseurs en soutien au secteur privé ukrainien. À ce jour, le projet de facilité envisage 8,9 milliards d’euros pour ces garanties, soit environ la moitié de ce que le plan InvestEU envisage pour l’investissement dans les pays de l’UE dans son ensemble. Le troisième pilier prévoit le financement d’assistance technique en termes de gouvernance (sur l’acquis de l’UE, c’est-à-dire son corpus juridique, sur les réformes structurelles) consacrée à la montée en compétences des autorités nationales, régionales et locales. Des États membres, des pays tiers, des institutions financières internationales et d’autres donateurs pourront abonder les sommes prévues.

Un enjeu de crédibilité et de stabilité

Ce qui est remarquable dans ce plan, c’est le pourcentage élevé de fonds non remboursables, dont le total représente jusqu’à 39 milliards d’euros, plafonné à 9 milliards pour les instruments de de-risking. En outre, l’attribution de plusieurs milliards d’euros de fonds au renforcement des capacités de gouvernance représente un investissement de l’EU dans l’hypothèse de l’intégration de l’Ukraine à l’UE.

Destruction after the war in Ukraine. Crédits : Melnikov Dmitriy, Shutterstock

Cette nouvelle facilité, comme toutes les dépenses de l’UE, dépend de l’approbation des États membres. Or, si ces derniers ont manifesté leur volonté de contribuer financièrement au soutien de l’Ukraine par l’Union, ils ont aussi désapprouvé d’autres projets de financement imprévus entraînant des coupes budgétaires ou des financements additionnels (EU’s €86bn budget battle casts shadow over Ukraine funding, Financial Times, 29 août 2023). Le spectre d’un financement insuffisant plane donc toujours sur la reconstruction de l’Ukraine. Si l’UE veut financer la reconstruction de l’Ukraine sans substantiellement réduire ses dépenses dans d’autres domaines, elle devra trouver des sources de revenus supplémentaires. Des réflexions en ce sens sont en cours. Récemment réunis au Portugal, les ministres en charge des Affaires européennes d’Allemagne, de France et du Portugal ont exprimé leur soutien à la création de nouveaux revenus pour l’UE afin de tenir les engagements envers l’Ukraine (France, Germany, Portugal pitch EU levies and Ukraine ‘Marshall plan’, Politico Playbook Report, 31 août 2023). Si ces actions portent leurs fruits, l’implication de l’UE dans la reconstruction de l’Ukraine pourrait bien s’accompagner d’un renforcement du pouvoir communautaire, poussant l’UE un cran plus loin sur le chemin de formation d’un État(11)Kelemen, R. D., & McNamara, K. R. (2022). State-building and the European Union: Markets, War, and Europe’s Uneven Political Development. Comparative Political Studies, 55(6), 963–991.. Si elles échouent, et que les efforts de reconstruction capotent faute de moyens financiers, l’Union héritera d’une réputation durable de promesses non tenues, sans parler de la déception et du potentiel retour de bâton en Ukraine.

Matthias Thiemann est professeur de politique publique européenne au Centre d’études européennes et de politique comparée. Il est titulaire d’un doctorat de l’université Columbia (États-Unis) obtenu en 2012. Ses travaux portent sur la régulation financière avant et après les crises, ainsi que sur l’utilisation des banques de développement en tant qu’outil de politique publique. Il y montre l’installation d’un « État investisseur » de plus en plus important et ouvertement assumé en Europe, qui se base sur ces acteurs et l’utilisation du budget européen.

Article traduit par Véronique Etienne, CEE

Notes

Notes
1 Russia’s invasion of Ukraine is remaking Europe, The Washington Post, Kelemen and McNamara 2022
2 Factsheet: EU solidarity with Ukraine.
3 “Facilité” est le mot technique pour décrire des programmes de financement dans l’UE.
4 Tout événement de ce type doit avoir pour préalable une fin durable des hostilités, faute de quoi les investissements privés et publics apparaîtront largement inutiles. Cela passera par un accord de paix, dont les contours ne peuvent être qu’esquissés à l’heure actuelle.
5 La Conférence pour la reconstruction de l’Ukraine (“Ukraine Recovery Conference”) qui s’est tenue à Londres en juin 2023 est le meilleur exemple de cette tendance. Elle a rassemblé de grandes banques de développement, comme la Banque mondiale et le Fonds monétaire international, et des officiels du gouvernement ukrainien afin de définir les modalités d’organisation de tels programmes de co-investissement du secteur privé soutenu par des fonds publics, processus qui devait s’accompagner d’un vaste processus de réformes de libéralisation en Ukraine. Cette conférence est intervenue après l’annonce que BlackRock et JPMorgan Chase allaient aider l’Ukraine à de doter d’une banque de développement qui serait financée par des donateurs étrangers, dont la Commission européenne et sa banque de développement (la BEI), afin d’attirer des fonds privés pour la reconstruction, voir BlackRock and JPMorgan help set up Ukraine reconstruction bank, Financial Times, 19 juin 2022
6 Certains États membres ont aussi commencé à mettre en place des programmes de reconstruction et d’aide, de même que certaines villes, par le biais de partenariats (par exemple, le récent partenariat entre Berlin et Kiev, formé en septembre 2023). Pour des raisons de format, cet article concentre son analyse sur les efforts déployés au niveau de l’UE.
7 Mertens, D., M. Thiemann and P. Volberding (eds). 2021. The Reinvention of Development Banking in the European Union – Industrial Policy in the Single Market and the Emergence of a Field. Oxford: Oxford University Press ; Mertens, D., M. Thiemann (2019). Building a hidden investment state? The European Investment Bank, national development banks and European economic governance, Journal of European Public Policy, 26:1, 23–43.
8 New EU contribution for EIB’s Ukraine support package to enable new lending of €100 million, EIB, June 2023.
9 Ce fonds se concentrera sur les infrastructures municipales (écoles, hôpitaux, réseaux de transports, eau, traitement des eaux usées), sur les capacités numériques et de cybersécurité, ainsi que sur un accès facilité à la finance pour les entrepreneurs ukrainiens.
10 Proposal For a Regulation of The European Parliament and of The Council On Establishing the Ukraine Facility, European Commission, Brussels, 20.6.202.
11 Kelemen, R. D., & McNamara, K. R. (2022). State-building and the European Union: Markets, War, and Europe’s Uneven Political Development. Comparative Political Studies, 55(6), 963–991.