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Entre médicament et aliment : inventer la médecine du microbiote

Bacteria,Microscope © Shutterstock

par Étienne Nouguez, Centre de sociologie des organisations

Depuis une quinzaine d’années, le microbiote fait l’objet d’un engouement tel qu’il est régulièrement présenté dans la presse comme la révolution médicale du XXIème siècle. Avec les progrès de la bio-informatique et de la génomique, les chercheurs sont parvenus à séquencer et cartographier ces écologies microbiennes présentes dans et sur nos corps (intestins, vagin, aisselles, peau…). Grâce à ces progrès, de nombreuses recherches ont été menées pour établir un lien entre la dysbiose (un déséquilibre du microbiote lié à la surreprésentation de bactéries pathogènes) et de nombreuses maladies infectieuses, métaboliques, immunitaires, voire neurodégénératives. Ces travaux ont suscité un intérêt croissant de la part des médias et du grand public, comme le montre le succès mondial du livre de Giulia Enders, Le charme discret de l’intestin, en 2015. En parallèle, se sont multipliés les produits riches en « probiotiques », définis en 2001 par l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) et l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) comme « un microorganisme vivant qui, lorsqu’il est administré en quantité suffisante, exerce un effet bénéfique pour la santé de l’hôte ». On peut ainsi trouver sur les étagères des supermarchés et des parapharmacies ou sur internet des produits laitiers, des jus de fruits, des compléments alimentaires, mais aussi des shampoings, des matelas ou des produits ménagers mettant en avant leur composition en probiotiques et promettant d’entretenir ou de restaurer la santé par le microbiote. On trouve également dans les pharmacies quelques rares médicaments ou dispositifs médicaux à base de probiotiques commercialisés de longue date pour lutter contre les infections vaginales ou intestinales ou permettre la restauration du microbiote après une cure d’antibiotique. Enfin, on assiste depuis une dizaine d’années à la montée en puissance de la transplantation fécale, une technique qui présenterait des résultats spectaculaires dans le traitement de certaines maladies intestinales résistantes aux antibiotiques et qui serait porteuse de promesses dans le traitement d’autres troubles comme l’autisme.

Pourtant, en dépit de ces promesses, le développement de la médecine du microbiote est source d’incertitudes sur les statuts sanitaire, règlementaire, industriel et marchand de ces produits. Se pose la question de savoir si la frontière érigée entre les médicaments et les autres produits est remise en cause ou renforcée par le développement de cette médecine.  Assiste-t-on à une recomposition des secteurs industriels, commerciaux et médicaux autour de ces « nouveaux » produits de santé ? Comment l’éventuelle contribution de ces produits à la santé est-elle définie, évaluée et valorisée et comment est-elle transcrite en une valeur marchande ?

Au-delà des découvertes scientifiques et des débats, la médecine du microbiote se (dé) construit dans trois arènes : l’arène régulatoire où s’établissent les règles de définition, d’évaluation, de valorisation et de circulation de ces produits ; l’arène industrielle où s’organisent les coopérations et concurrences entre industriels de secteurs divers (médicaments, aliments, ingrédients…) ; l’arène consumériste où ces différents processus se rejouent dans les interactions entre consommateurs et professionnels de santé (médecins, pharmaciens).

Réguler la médecine du microbiote

 Le Règlement européen 1924-2006 du 20 décembre 2006 encadre les « allégations(1)Une allégation est un message, figurant sur certains emballages alimentaires ou accompagnant le produit (publicité, site internet), qui fait état des propriétés sanitaires et/ou nutritionnelles des aliments et compléments alimentaires ou de leurs composants. nutritionnelles et de santé » sur les aliments et les compléments alimentaires. Il confie à l’Autorité européenne de Sécurité alimentaire (EFSA) le soin d’évaluer les dossiers soumis par les États-Membres. À l’issue de la première vague d’évaluation en 2009, l’EFSA a émis 510 avis positifs sur les 2758 allégations évaluées. En 2012, la Commission et le Parlement européens ont promulgué 222 allégations nutritionnelles et de santé autorisées, toute allégation absente de cette liste étant interdite.

Brochure du Centre de Recherche et d’Information Nutritionnelles

Les 39 dossiers portant sur des probiotiques ont tous reçu un avis négatif de l’EFSA en raison d’une « insuffisance de preuve » concernant la caractérisation de la souche ou de l’effet sur la santé ou encore du lien entre les deux(2)Une seule allégation en lien avec les probiotiques a reçu un avis positif : « Les cultures vivantes des yaourts ou des laits fermentés améliorent la digestion du lactose de ces produits chez les individus ayant des difficultés à le digérer ». En s’appuyant sur ces avis négatifs, la Commission européenne a même interdit l’usage du terme « probiotique » (qui signifie bon « pour la vie ») dans la communication des entreprises aux consommateurs sur ces denrées et compléments alimentaires, au motif qu’il s’agirait d’une allégation santé en soi.

L’Agence européenne du médicament (l’EMA) n’a pas davantage ouvert la porte aux médicaments ou dispositifs médicaux à base de probiotiques. De rares médicaments ou dispositifs médicaux probiotiques avaient été commercialisés bien avant que ne se mette en place une procédure européenne de mise sur le marché. Le Règlement européen 2017/745 sur les dispositifs médicaux a exclu les mécanismes biologiques du champ d’action de ces dispositifs, et a fixé au 1er janvier 2021 la date limite pour que les entreprises changent le statut règlementaire de leurs produits.  À ce jour, aucun nouveau médicament du microbiote n’a été autorisé à être considéré comme un médicament ou un dispositif médical en Europe ou aux États-Unis (la transplantation fécale fait l’objet d’une autorisation, mais dans le cadre de protocoles singuliers). L’EMA a même donné une fin de non-recevoir aux industriels qui lui demandaient des guidelines pour le développement et l’évaluation des médicaments à base de probiotiques, en argüant du fait qu’elle n’avait pas assez de dossiers de demande d’autorisation de mise sur le marché pour engager ce travail.

La régulation de la médecine du microbiote s’apparente ainsi à un travail de démarcation (ou « boundary work(3)Carof, S. et Nouguez, E. (2021), “Séparer l’aliment du médicament. La régulation européenne des allégations nutritionnelles et de santé portant sur les aliments”, Socio-Anthropologie »). qui établit des frontières entre médicaments et des denrées alimentaires, entre soin et entretien et promotion de la santé, entre les bénéfices des risques et médecine des preuves et marketing des promesses. L’analyse révèle aussi des enjeux communs entre régulateurs relatifs à l’évaluation et la valorisation tant ces « nouvelles » substances, qu’elles relèvent de la régulation des médicaments ou de celle des denrées alimentaires, soulèvent de multiples incertitudes sur leur caractérisation, leurs modes d’action et leur balance bénéfices/risques pour la santé.

Industrialiser la médecine du microbiote

L’étude de deux associations européennes d’industriels permet de cerner le travail institutionnel des entreprises pour répondre à ces incertitudes et construire les conditions permettant le développement des produits probiotiques. L’analyse de l’histoire et des activités de deux associations européennes d’industriels — l’International Probiotics Alliance Europe qui promeut les aliments et compléments alimentaires probiotiques et le Pharmabiotics Research Institute qui se consacre à la promotion aux médicaments probiotiques — met en lumière trois types de « travail institutionnel » :

© Shutterstock

Un premier travail a porté sur la catégorisation scientifique et règlementaire de cette médecine du microbiote. Le Pharmabiotics Research Institute a ainsi révisé à plusieurs reprises la désignation des médicaments-probiotiques, les qualifiant d’abord de pharmabiotiques, puis de produits vivants biothérapeutiques et enfin de produits médicinaux microbiotiques. Ce travail lui a permis de distinguer « ses » produits des probiotiques alimentaires, mais également d’intégrer d’autres types de produits « microbiotiques » (comme les transplants fécaux, les phages, les résidus de bactéries…) dans son spectre et d’associer d’autres entreprises à son organisation. De même, en quittant l’association des yaourts et laits fermentés (dissoute en 2015) et en fondant avec d’autres groupes de lobbying tels que l’International Probiotics Alliance Europe, les fabricants de probiotiques ont cherché à distinguer leurs produits porteurs de promesses santé des « simples » yaourts auprès des régulateurs et des consommateurs.

Un deuxième travail a consisté en des actions de lobbying mettant en avant les enjeux économiques et politiques du secteur pour les institutions européennes et tentant d’influer sur les critères de décision des Agences européennes du médicament et des aliments.

À un troisième niveau, les deux associations ont tenté d’organiser le secteur du microbiote, en favorisant les partenariats entre entreprises appartenant à des secteurs très divers (fermenteurs, startups de biotechnologie, entreprises de compléments alimentaires, entreprises pharmaceutiques, financeurs…). L’enjeu pour ces associations est aussi de les former et d’informer leurs membres, via leurs congrès et leurs groupes de travail, sur les avancées scientifiques et cliniques, sur les acteurs susceptibles d’intervenir dans le développement de ces produits et sur la règlementation et les critères d’évaluation de leurs produits par les Agences.

Intestinal Bacteria © Shutterstock

Jusqu’à présent le modèle dominant a consisté à commercialiser des compléments alimentaires en s’appuyant sur des essais cliniques de courte durée et d’un coût limité avec un retour sur investissement rapide, quoique limité. Mais, dernièrement, un autre modèle, inspiré de l’industrie pharmaceutique s’est largement diffusé : essais cliniques longs et coûteux visant des autorisations de mise sur le marché, valorisations financières élevées. Or, les différentes industries composant cette médecine du microbiote « naissante » ne disposent pas des mêmes atouts pour mettre en œuvre l’un ou l’autre de ces modèles : alors que les fermenteurs et les entreprises de compléments alimentaires ont été en mesure de profiter du modèle des compléments alimentaires pour s’enrichir rapidement, elles semblent moins armées et moins décidées que les startups de biotechnologie et les Big Pharma à s’engager dans des essais cliniques et valoriser leurs produits auprès de l’Agence européenne du Médicament.

Pratiquer la médecine du microbiote

Si l’on se place au niveau des représentations et des pratiques associées à la prescription, la vente et la consommation de produits du microbiote, la frontière entre les aliments et les médicaments probiotiques tend à s’estomper.  C’est tout particulièrement le cas des compléments alimentaires qui constituent des produits « hybrides » à bien des égards. Vendus en pharmacie et parapharmacie, ces produits jouent de leur proximité spatiale avec les médicaments pour bénéficier d’une « aura » de produit de santé. Les entreprises commercialisant des compléments alimentaires à base de probiotiques ont poussé cette confusion plus loin en mobilisant les mêmes ressorts marketing que l’industrie pharmaceutique, et en particulier la promotion auprès des médecins et des pharmaciens pour qu’ils « prescrivent » ces produits à leurs patients.

Anthonie van Leeuwenhoek (1632-1723)
*oil on canvas
*56 × 47,5 cm
*1650 – 1723

Ils ont aussi exploité deux failles de la règlementation pour continuer à alléguer des bénéfices santé sur leurs probiotiques. Ils ont d’abord incorporé à leurs compléments alimentaires des vitamines ou d’autres ingrédients bénéficiant d’allégations autorisées et proches de celles qu’ils prêtaient jusqu’alors à leurs probiotiques. Ensuite, ils ont profité du fait que le Règlement de 2006 ne portait que sur la communication auprès des consommateurs et du grand public, en développant des sites web et des documents de promotion « réservés » aux professionnels de santé. Enfin, ils ont bénéficié de l’intérêt croissant des médias spécialisés ou grand public pour le microbiote et les probiotiques qui ont grandement contribué à acculturer les consommateurs à ces produits. De fait, les ventes d’aliments et de compléments alimentaires contenant des probiotiques, après avoir diminué dans les deux années qui ont suivi la première liste d’allégations reconnues au niveau européen, sont reparties à la hausse depuis le milieu des années 2010 et encore davantage depuis la pandémie de Covid-19.

Soulignons pour finir combien le microbiote met en évidence deux conceptions très différentes de la médecine. Selon la première, la médecine vise à guérir des maladies à l’aide de traitements ou de techniques éprouvés dans de longs et coûteux essais cliniques, autorisés sur la base de l’évaluation de leur balance bénéfices-risques, dont le coût est pris en charge par les assurances publiques ou privées, et qui sont prescrits par des médecins. La deuxième, qui remonte aux travaux des pasteuriens(4)Sandra Legout, « La famille pasteurienne en observation : histoire et mémoire », Histoire, économie & société. considère la médecine comme l’art d’entretenir et de promouvoir la santé en s’appuyant, notamment, sur les modes de vie (notamment les régimes alimentaires) des populations, et sur la mobilisation de « prescripteurs ». Analyser la médecine du microbiote, c’est ainsi rappeler que la médecine est une activité sociale résultant de la formation conjointe d’univers de produits, d’acteurs et de valeurs.

Etienne Nouguez est chargé de recherche CNRS au Centre de sociologie des organisations. Il poursuit des recherches sur les « marchés de la santé » (médicaments, aliments, drogues) et les politiques locales de santé publique.

 

Bibliographie complémentaire

Carof, S. & Nouguez, E. (2019), « Aux frontières du médicament et de l’aliment. Genèse et transformations du marché des alicaments (1990-2016) », In Valat, B., Les marchés de la santé en France et en Europe au XXsiècle, Presses Universitaires du Midi.

Carof, S. & Nouguez, E. (2021), « Séparer l’aliment du médicament. La régulation européenne des allégations nutritionnelles et de santé portant sur les aliments », Socio-anthropologie.

Nouguez, E. (2020), ‘How much is your health worth?’Economic sociology_the european electronic newsletter.

 

Notes

Notes
1 Une allégation est un message, figurant sur certains emballages alimentaires ou accompagnant le produit (publicité, site internet), qui fait état des propriétés sanitaires et/ou nutritionnelles des aliments et compléments alimentaires ou de leurs composants.
2 Une seule allégation en lien avec les probiotiques a reçu un avis positif : « Les cultures vivantes des yaourts ou des laits fermentés améliorent la digestion du lactose de ces produits chez les individus ayant des difficultés à le digérer »
3 Carof, S. et Nouguez, E. (2021), “Séparer l’aliment du médicament. La régulation européenne des allégations nutritionnelles et de santé portant sur les aliments”, Socio-Anthropologie »).
4 Sandra Legout, « La famille pasteurienne en observation : histoire et mémoire », Histoire, économie & société.