par Jules Villa, médialab
De 2018 à 2020, une épidémie de maladie à virus Ebola a touché les provinces du Nord-Kivu et de l’Ituri à l’Est de la République Démocratique du Congo occasionnant le décès de 2 287 personnes. Sa couverture médiatique s’est concentrée sur les difficultés liées à l’insécurité dans la région rencontrées par les équipes médicales. En plus de l’activisme des groupes armés, elles étaient confrontées à des manifestations violentes de la part de la population locale, convaincues que les organisations venues les assister suivaient un agenda caché visant à leur porter préjudice. Si l’on se fie au récit médiatique, les thèses conspirationnistes et théories du complot auraient représenté les principales barrières à lever pour gagner la confiance de la population.
Dans son cours au Collège de France, Didier Fassin, anthropologue et médecin, a proposé de ne pas chercher à déterminer la part de vérité de ces thèses, mais plutôt de les considérer comme « une fenêtre sur le monde » permettant d’accéder à des réalités méconnues. Ces récits porteraient une vérité plus profonde que strictement factuelle sur les machinations dénoncées : ils participeraient à une meilleure compréhension des relations de pouvoir et d’inégalités, des rapports à la science et à l’autorité et d’une mémoire des évènements du passé.
Luise White, historienne de l’Afrique, n’écrivait pas autre chose à propos des histoires de vampires. Selon elle, « la fausseté est précisément ce qui leur donne du sens dans la mesure où c’est un discours qui encourage un réexamen de l’expérience quotidienne et aborde les mécaniques du pouvoir et de la connaissance »(1)White, L. (2000). Speaking with vampires: Rumor and history in colonial Africa. University of California Press. Son pari est de s’intéresser à ces narrations non pas seulement comme des informations factuelles, mais de remarquer que les manières dont elles circulent portent un régime de vérité. Ainsi, les rumeurs, histoires, croyances et complots liés à l’exercice de pratique médicale en Afrique peuvent être compris comme une façon de parler des défis éthiques de la recherche médicale et du contexte dans lequel elles s’inscrivent(2)Geissler, P. W., & Pool, R. (2006). Popular concerns about medical research projects in sub-Saharan Africa – a critical voice in debates about medical research ethics. Tropical Medicine and International Health.. Prêter attention aux théories conspirationnistes qui ont saturé l’espace de l’attention de cette épidémie est plus qu’un choix : c’est une nécessité. La toile de significations qu’elles dessinent dépasse largement la maladie et fait surgir des rapports de pouvoir, des représentations de soi et de l’autre. Ces thèses ont en commun de mettre en scène un don pervers, qui, au lieu de bénéficier effectivement à celui qui le reçoit, enrichit le donateur aux dépens de celui à qui il est destiné.
J’examine ci-dessous quatre de ces complots supposés ourdis par des puissants, au service d’intérêts politiques, économiques ou organisationnels. Pour ce faire, je m’appuie sur une série d’entretiens que j’ai conduit entre 2019 et 2021 dans la région.
Depuis le début des années 1990, la région du Kivu est en proie à une grande instabilité : violence et insécurité marquant le quotidien depuis près de 30 ans. Depuis 2013, la région de Beni (Nord-Kivu) est en proie à des massacres réguliers de civils dont les motifs sont difficiles à saisir et leurs auteurs à identifier, le tout sur fond d’exploitation des ressources et d’instabilité politique. Selon les chiffres de l’épiscopat congolais, plus de 6 000 personnes ont été assassinées depuis 2013 sans qu’aucune réponse politique décisive n’ait été apportée. Des enquêtes indépendantes ont prouvé l’implication d’éléments de l’armée régulière dans l’organisation et la conduite de cette insécurité. Dans ce contexte, l’arrivée du virus Ebola, en 2018, a été interprétée comme un moyen supplémentaire fomenté par le pouvoir central, pour porter préjudice à une région devenue un bastion de l’opposition. Le motif de ce complot aurait été d’empêcher une population réfractaire de participer à l’élection présidentielle de décembre 2018, déjà repoussée deux fois, depuis 2016. Tandis que les écoles, marchés et églises restent ouverts et malgré l’engagement des autorités sanitaires à ne pas perturber le scrutin, celui-ci est finalement annulé en invoquant un risque de transmission accru du virus alors. Plus d’un million de personnes sont ainsi exclues du corps électoral d’une élection aussi cruciale qu’attendue. Lors de l’élection présidentielle de 2006, on avait déjà accusé les puissants d’avoir provoqué de nombreux décès, selon des pactes occultes visant à assurer leur victoire. Deux policiers avaient été lynchés dans la région du Kivu, accusés d’extraire le sang d’habitants du village à travers les murs de leur habitation une fois la nuit tombée. Un récit qui révèle de ce que l’entrée en politique, considérée synonyme d’enrichissement rapide, est associée au sacrifice des plus vulnérables, comme le démontre encore plus clairement l’exemple suivant(3)Geschiere, P. (1997). The Modernity of Witchcraft: politics and the occult in postcolonial Africa. University of Virginia Press.. En effet, après cette séquence électorale, une deuxième rhétorique complotiste se répand, mettant en cause des individus malfaisants ayant pour ambition de faire main-basse sur les richesses locales et d’installer des populations non autochtones sur les terres fertiles de la région de Beni. Rappeler qu’un premier « déguerpissement »(4)Au sens juridique, obligation pour des motifs d’utilité publique à des occupants d’une terre de l’évacuer de la population avait eu lieu dans cette même région lors de la période coloniale sous un prétexte sanitaire (la lutte contre la maladie du sommeil) n’est peut-être pas inutile ici pour avoir en tête l’imaginaire auquel cette rumeur renvoie.
Un autre récit consistait à accuser les personnels chargés de la lutte contre le virus de faire en sorte que l’épidémie perdure afin de continuer à toucher la manne des importantes ressources financières consacrées à leur mission. Effectivement, les véhicules de luxe loués 100 $ la journée, le transport de matériel, la présence massive d’hélicoptères, ainsi que les salaires des personnels expatriés avaient de quoi impressionner dans une région où plus de la moitié des personnes vit avec moins d’un dollar par jour. Pour une seule personne malade, c’est tout un cortège de véhicules sécurisé par des éléments armés qui se rend au chevet de celle-ci pour l’assister (et éventuellement l’amener de force dans une structure de soin). Comment comprendre ce retournement dans l’économie de l’attention dans une région ayant souffert pendant si longtemps dans l’indifférence et dans laquelle des maux comme la rougeole et le paludisme tuent beaucoup plus massivement qu’Ebola ? Quelle est cette maladie pour laquelle on cherche des patients alors que les autres pathogènes tuent dans l’indifférence ? Pourquoi la police et l’armée investissent-elles tout à coup de nouveaux espaces ? Cette rumeur autour de l’enrichissement pose avec acuité la question des intérêts servis par une présence internationale massive.
Les théories selon lesquelles les interventions sanitaires serviraient un trafic d’organes international ou permettraient d’extraire une force vitale reproductive (pour les femmes) ou sexuelle (pour les hommes) ne sont pas spécifiques au cas congolais. Mais pour ce dernier, elles y rencontrent des résonances particulières ramenant à la colonisation. Circulaient alors des récits faisant mention de Blancs cannibales (« avakota ») emportant les hommes pour les « faire avaler » par les mines de Teturi ou de Kilo-moto et ne jamais revenir. C’est aussi à une période plus récente d’exploitation des minerais et d’autres richesses naturelles de la région que ces récits peuvent se raccrocher.
Est décrit un échange inégal dans lequel les Congolais de cette région ont toujours plus à perdre qu’à gagner de la présence étrangère.
Cette histoire est aussi médicale : alors qu’un essai clinique randomisé était mis en place pour déterminer le traitement le plus efficace et que plusieurs vaccins étaient déployés sans avoir été validés par les autorités de santé, il n’était que trop clair pour les habitants du Grand Nord-Kivu que leur corps faisait l’objet d’une expérimentation profitable dont ils seraient exclus des retombées. La mémoire d’un essai clinique pour un vaccin contre la typhoïde dans la région pour lequel les participants ayant contracté de sérieux effets secondaires n’avaient jamais été indemnisés était convoquée comme un élément à charge contre une industrie pharmaceutique injuste et inattentive aux plus vulnérables.
Une peur panique était associée aux nouveaux Centres de Traitement Ebola (CTE), considérés comme un lieu duquel la seule issue possible est la mort. Au lieu de nier tout fondement à cette représentation, on peut prêter attention à ce qu’en disent les personnels de santé qui y travaillent. Comme le relève le médecin-anthropologue Paul Farmer, « There was too little T in the ETU [Ebola Treatment Uni, CTE en français] », ils sont les premiers choqués par des protocoles de soins particulièrement déshumanisants, traitant les patients comme des menaces biologiques plutôt que des individus ayant besoin d’être secourus(5)Farmer, P. (2020). Fevers, feuds, and diamonds: Ebola and the ravages of history. Farrar, Straus and Giroux. Ils témoignent du désarroi dans lequel les plongent des protocoles de biosécurité selon lesquels il est interdit de proposer un traitement qui peut soulager la douleur et augmenter grandement les chances de survie sans présenter de risque excessif pour les soignants.
L’impuissance domine parmi eux et des témoignages d’abandon de patients, notamment de femmes en attente de césarienne, permettent de prendre la mesure d’une situation dans laquelle le patient est plus craint qu’assisté. De fait, et en particulier au début de l’épidémie, les CTE ne se sont pas illustrés par un taux de guérison exceptionnel. Malgré une communication officielle mettant en avant la disponibilité de nouveaux traitements, la logique de terrain demeure celle de l’endiguement de l’infection plutôt que du traitement des malades et le raffinement technologique ne parvient pas à lui seul à combler des décennies d’absence d’infrastructures médicales.
Le parcours de ces thèses conspirationnistes permet d’accéder à un discours sur le monde. Il s’agit d’écouter ce qu’elles ont à nous dire, les étudier comme des objets sociaux. Les rapports des dominés au pouvoir, à l’industrie pharmaceutique, à une inscription dans la mondialisation néolibérale, aux logiques d’intervention de la santé globale se trouvent ainsi informés à partir de l’étude de ces histoires qui sont autant de mises en récit de l’expérience passée et présente. Paul Veyne, dans son ouvrage Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ? montre précisément que cette question n’a pas de sens. Il pose la question du statut de la vérité, un mot qui ne peut être utilisé qu’au pluriel, l’expérience « la plus historique de toutes » puisque les modalités de la création de vérités sont en interaction avec la société qui les forgent. Il ne s’agit pas pour autant d’avoir une lecture romantique de ces théories selon laquelle elles seraient par essence des discours critiques qui diraient le vrai et le juste, permettraient aux dominés — empêchés de s’exprimer autrement — de faire entendre leur voix et de rendre visible des histoires oubliées. Ces théories peuvent aussi être encouragées et propagées pour satisfaire des intérêts d’élites, réseaux commerciaux et politico-militaires notamment. D’où l’absolue nécessité de garder un regard critique sur ces objets, dont les essences — possiblement multiples — ne peuvent être déterminées à priori.
Diplômé de Sciences Po et Paris 1, Jules Villa est doctorant en science politique sous la direction de Guillaume Lachenal, historien des sciences au médialab. Dans la continuité de ses travaux sur la dixième épidémie d’Ebola en République Démocratique du Congo dans le Nord Kivu et l’Ituri entre 2018 et 2020, sa thèse propose de penser ensemble les questions liées à la santé et l’environnement dans cette région à partir d’enquêtes de terrain.
Notes[+]
↑1 | White, L. (2000). Speaking with vampires: Rumor and history in colonial Africa. University of California Press |
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↑2 | Geissler, P. W., & Pool, R. (2006). Popular concerns about medical research projects in sub-Saharan Africa – a critical voice in debates about medical research ethics. Tropical Medicine and International Health. |
↑3 | Geschiere, P. (1997). The Modernity of Witchcraft: politics and the occult in postcolonial Africa. University of Virginia Press. |
↑4 | Au sens juridique, obligation pour des motifs d’utilité publique à des occupants d’une terre de l’évacuer |
↑5 | Farmer, P. (2020). Fevers, feuds, and diamonds: Ebola and the ravages of history. Farrar, Straus and Giroux |