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Écrire l’histoire du futur

Lewis Fry Richardson Forecast Factory, dessin de François Schuiten reproduit avec son aimable autorisation

Sibylle DuhautoisÉcrire l’histoire du futur tel qu’il fut qu’imaginé au sein des organisations internationales dans le courant de la guerre froide, tel était le défi que s’est fixé Sibylle Duhautois, en choisissant ce sujet pour sa thèse de doctorat. Ce travail,  lui vaut de recevoir, cette année, le prix de thèse de prospective délivré par la Fondation 2100. Entretien.

Votre thèse traite des études portant sur le futur de l’humanité qui ont été conduites à compter des années 50-60. Pourquoi avoir choisi ce sujet ?

Sibylle Duhautois : Avant de choisir ce sujet, je m’intéressais à la manière dont différentes sociétés, à différentes époques, appréhendent leur avenir. À la fin de mon master de recherche en histoire, j’ai rencontré Jenny Andersson, directrice de recherche CNRS au Centre d’études européennes et de politiques comparées, qui était en train de concevoir un projet de recherche orienté vers une histoire politique du futur (1)Une histoire politique du futur. Production de savoir, gouvernance du futur, Futurepol, ERC. C’est en discutant avec elle que j’ai découvert tout un champ d’expertise dédié au futur qui s’était progressivement construit dans l’après-Seconde Guerre mondiale… L’histoire de ces savoirs et pratiques restait alors largement à écrire.
Les premiers travaux déjà menés sur cette thématique insistaient sur le contexte de guerre froide et le recours à la prospective comme une arme idéologique pour promouvoir une vision du futur capitaliste ou communiste ou pour anticiper les actions du bloc adverse. Il m’est apparu intéressant de regarder ce qui se faisait au sein des organisations internationales, comme l’UNESCO, dont l’objectif était plutôt de faire dialoguer toutes les nations indifféremment de leur appartenance à l’un des deux blocs ou au tiers monde. J’ai ainsi découvert un champ d’études sur le futur inspirées par des motivations pacifistes.  À l’UNESCO, mais aussi ailleurs, dès les années 1950-1960, des « futurologues » — comme ils se qualifiaient eux-mêmes — s’efforçaient de produire des scénarios de futurs désirables pour l’humanité. Pour eux, la discussion autour de l’avenir devait être internationale et favoriser la coopération. Interpelée par cette approche de la prospective bien différente de celle que j’avais pu croiser jusque-là, j’ai cherché à retracer l’histoire de cette prospective « globale » et non-alignée.

Courrier de l’UNESCO La Futurologie a-t-elle un avenir?, Avril 1971.

Quels sont les organismes au sein desquels ont-elles été conduites ?

S.D : Les premiers organismes à produire des études sur le futur de l’humanité ou à promouvoir de telles recherches furent des organisations non gouvernementales internationales dédiées à la paix telle que la Women’s International League for Peace and Freedom (WILPF) et l’International Confederation for Disarmament and Peace (ICDP). Au début des années 1960, des membres de ces associations s’intéressent à la prospective comme moyen de créer des images positives d’un futur pacifique et plus spécifiquement d’un futur sans arme atomique. Il s’agit de prendre le contrepied des discours alarmistes décrivant les conséquences d’une guerre nucléaire : puisque la peur ne semble pas motiver suffisamment les décideurs, on cherche à leur montrer — ainsi qu’à l’opinion publique — tous les avantages que procurerait un désarmement général. Ces pacifistes qui s’intéressent d’abord à la prospective dans le cadre de leur combat militant élargissent ensuite leur champ d’intérêt à d’autres thématiques qui leur paraissent importantes dans leur réflexion telles que le développement. Ils créent alors des structures dédiées à l’étude du futur de l’humanité en général, telles que Mankind 2000, un projet né en 1964.
Par la suite, le système onusien, autour duquel gravitaient la plupart de ces associations, développe ses propres programmes de prospective. À l’UNESCO, il s’agit d’abord d’un outil visant à mieux concevoir le programme de l’organisation. Mais le professeur Madhi Elmandjra, à qui est confiée la direction du bureau de prospective, élargit rapidement ses prérogatives. Une autre institution très importante dans le développement d’études prospectives globales est l’Institut des Nations unies pour la formation et la recherche (UNITAR). Cette organisation, dédiée à l’origine à la formation des diplomates des pays du tiers monde et à la recherche, se concevait comme le « think tank » de l’ONU. Elle a hébergé d’importants programmes de prospective dans les années 1970.

Quels étaient les profils, les compétences des « experts du futur » qui les menaient ?

S.D : Les profils des « experts du futur » sont variés : il s’agit d’abord de militants qui se forment pour devenir « futurologues » mais ils ne partent pas de rien. Bien souvent, ils ont un bagage en sciences sociales, en particulier en science politique et en économie. Leurs compétences dépendent aussi du type d’études sur le futur qu’ils entreprennent. Certains, aux profils parfois artistiques, valorisent surtout la créativité pour proposer des scénarios inattendus ouvrant la voie à de meilleurs futurs. D’autres s’appuient sur leurs compétences en économie et cybernétique (science des systèmes) pour construire des modèles de l’avenir. Pour tous, la connaissance des dynamiques internationales est cruciale.

Quelles étaient leurs méthodes d’élaboration ? En quoi se transformaient ces études : recommandations aux gouvernements, résolutions internationales, programmes d’action ?

S.D : Les méthodes d’élaboration d’études sur le futur sont nombreuses. Parmi les plus fréquentes, on trouve des méthodes collaboratives, proches de la « méthode Delphi » qui repose sur la mise en commun de prévisions par des experts de la thématique concernée, de manière anonyme et avec plusieurs « rounds » au fil desquels les experts peuvent modifier leur prévision et arriver à une réponse consensuelle. Ainsi, à l’UNESCO, le programme de prospective mené au début des années 1970 recourt beaucoup à des questionnaires envoyés aux spécialistes des sujets abordés. D’autres méthodes reposent plutôt sur des outils mathématiques et informatiques : on extrapole des tendances statistiques ou bien on identifie les dynamiques qui sous-tendent un système dont on calcule l’évolution probable en fonction de différents facteurs. C’est ainsi qu’est né le rapport Halte à la Croissance ? paru en 1972 (2)réédité en 2012, sous le titre Les limites à la croissance dans un monde fini. Éditions rue de l’Échiquier. . Ce document, qui a eu un impact politique et scientifique très fort, alertait sur la nécessité de prendre en compte les limites des ressources terrestres.
Dans le cadre de l’ONU, ces études servaient à définir des priorités d’action et des objectifs. Si elles n’ont jamais été à l’origine de décisions contraignantes pour la communauté internationale, elles ont néanmoins fourni un cadre de réflexion dont les vertus diplomatiques ont beaucoup été soulignées à l’époque : il est plus facile de s’entendre sur les problèmes du futur — et sur le fait qu’ils sont communs à toute l’humanité — que de négocier des mesures à prendre en réponse à un défi pressant. Les études sur le futur ont surtout alimenté des rapports à objectif militant. Leur impact relève plus de la prise de conscience — notamment sur l’environnement à partir des années 1970 — que d’actions concrètes.

Si l’intention de départ, teintée d’humanisme, était de construire un monde pacifié, vous montrez que les approches ont évolué au fil du temps. Dans la dernière décennie que vous avez étudiée — les années 80 — il semble que l’ambition d’origine ait été abandonnée…

S.D : En réalité, l’ambition d’origine n’a pas été abandonnée : elle s’est plutôt complexifiée. Dès les années 1960, les travaux de prospective insistent beaucoup sur le lien entre paix et développement, la paix pouvant dégager des ressources pour le développement et le développement apparaissant nécessaire pour construire une paix durable. Dans les années 1970-1980, la question de l’environnement vient s’ajouter à ces deux grandes préoccupations.
Surtout, les travaux menés à l’UNITAR dans les années 1970 viennent briser l’idée qu’il suffirait de montrer la voie vers un meilleur futur pour que celui-ci soit mis en marche : en déconstruisant de nombreux modèles, les économistes Graciela Chichilnisky et Sam Cole montrent que les résultats de ceux-ci prédisent avant tout… les valeurs de leurs concepteurs. Or ces valeurs ne sont pas universelles.
De plus en plus, on se rend donc compte que, si la prospective permet de clarifier les attentes des uns et des autres vis-à-vis du futur, elle ne suffit pas à les réconcilier. Dans les années 1980, l’UNESCO coordonne des programmes de prospective régionaux emblématiques de cette évolution : il s’agit désormais de mettre en avant les contraintes, les opportunités mais aussi les souhaits des différentes régions du monde pour leur avenir plutôt que de proposer un futur universellement désirable.

De votre côté, comment avez-vous travaillé pour vous emparer de ce sujet ?

S.D : J’ai travaillé essentiellement à partir d’archives : celles des institutions étudiées, l’UNESCO et l’UNITAR en particulier, mais aussi celles de personnages clés comme Elise Boulding, sociologue et militante pacifiste américaine, devenue futurologue qui a correspondu avec de très nombreux experts du futur et participé à beaucoup de conférences en lien avec la prospective. Ses archives, conservées à Boulder, dans le Colorado, sont une vraie mine d’or pour comprendre l’évolution du discours « humaniste » sur le futur et la construction de réseaux internationaux de prospectivistes s’intéressant à l’étude des « problèmes mondiaux de long terme ».
J’ai également rencontré quelques experts qui ont contribué à développer ces travaux de prospective. Ils ont témoigné du sentiment d’avoir mis en avant des problèmes jusqu’alors ignorés et d’avoir permis de penser l’avenir de façon globale.

Ce genre de travaux existent-ils toujours ? Y a-t-il des tendances qui se dégagent qui puissent permettre d’imaginer leur propre futur ?

Global Trends 2040S.D : Oui, les travaux de prospective portant sur des thématiques globales existent toujours, ils sont même de plus en plus nombreux. En revanche, le contexte dans lequel ils sont réalisés a beaucoup changé. Les grandes organisations internationales du système onusien ne produisent plus d’études prospectives aussi généralistes que par le passé. Les études menées au sein d’institutions internationales sont en général tournées vers une problématique spécifique, comme le climat pour celles produites par le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC). En parallèle de cette évolution vers une spécialisation des études prospectives, on peut noter une forte augmentation des programmes privés : de plus en plus d’entreprises ont un département de prospective chargé de les éclairer sur l’avenir du contexte dans lequel leur activité va se déployer.
L’évolution est très paradoxale : la prospective s’est, en quelque sorte, banalisée mais elle a en même temps échoué à s’institutionnaliser comme une discipline à part entière, ce que souhaitaient les futurologues des années 1960-1970. Aujourd’hui, on est spécialiste d’une thématique spécifique plutôt que du futur en général et il n’existe pas vraiment de cursus universitaire de prospective.
Néanmoins, cette ambition de créer un champ d’expertise cohérent dédié à l’étude du futur semble aujourd’hui refaire surface. En témoigne par exemple l’ouverture à Sciences Po d’une filière dédiée à la prospective au sein du master « Innovation & transformation numérique » ou encore les efforts menés par la Fondation 2100 pour promouvoir la formation et la recherche en prospective. Par ailleurs, il faut aussi signaler que des travaux d’anticipation restent produits au niveau des États. C’est notamment le cas des rapports produits tous les quatre ans par l’organe prospectif de la CIA — le National Intelligence Council — qui prennent en compte les principales évolutions des sociétés au niveau mondial. Ainsi le dernier rapport (édité ce printemps) intègre notamment les questions environnementales, la montée en puissance de l’intelligence artificielle mais aussi d’autres facteurs tels que les conséquences de la pandémie et les tendances démographiques. Un travail auquel ont été associés de nombreux partenaires, tant publics (structures nationales et régionales, universités…) que privés (cabinets de conseils).

Sibylle Duhautois, également agrégée d’histoire, est aujourd’hui chercheuse associée au Centre d’histoire de Sciences Po et mène des activités de conseil historique.