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Déconfiner les politiques migratoires: lacunes et biais des débats scientifiques

Rajasthan government has set up a panel, led by Additional Chief Secretary Subodh Agrawal, to ensure ease of travel for stranded labourers. © Awaz Multimedia

par Hélène Thiollet

The dymaxion world view of R. Buckminster Fuller, 1954

Les recherches existantes sur les politiques migratoires portent principalement sur les politiques d’immigration et d’intégration dans les démocraties occidentales. Comme dans les autres domaines des sciences sociales, cet ethnocentrisme est le reflet de la géographie des institutions scientifiques, de l’économie du financement de la recherche et de la politique des publications universitaires.

Ces limites, outre les questions éthiques qu’elles soulèvent, font aussi obstacle à notre compréhension des processus et des dynamiques politiques qui structurent les migrations internationales, en négligeant des réalités empiriques importantes, notamment dans les pays du Sud. Documenter des cas peu étudiés de politiques migratoires dans le monde en développement est une façon évidente de remédier à ce problème. Pour autant, l’avenir de ces recherches ne se résume pas à produire plus de travaux sur les « autres non occidentaux ». Il s’agit aussi d’utiliser des études de cas spécifiques et développer des recherches comparatives entre différents types d’États et contextes politiques. Ces deux approches permettraient de pointer les angles morts de certaines théories et d’ouvrir de nouvelles voies de recherche.
Pour ce faire, on pourrait commencer par examiner des contextes politiques en apparence très différents et comparer, si l’on veut, les pommes démocratiques et les poires autoritaires. On pourrait également accorder plus d’attention à l’histoire. Une telle démarche ne prétendrait pas seulement à prendre davantage en compte les cas de pays du Sud, mais permettrait d’élargir, de modifier ou de reformuler les théories développées jusqu’à présent sur les migrations.

Lacunes et biais des recherches actuelles sur les politiques migratoires

Tout d’abord, pour mieux comprendre les migrations, il apparaît nécessaire de s’intéresser à différentes unités et niveaux d’analyse – l’État, l’individu, la famille, le groupe ethnique, la ville, le marché du travail, l’entreprise, les réseaux etc. – qui sont traditionnellement éclatés entre différentes disciplines universitaires. Il est aussi indispensable de prendre en compte différentes échelles, du micro au macro, du plus intime au plus global. De l’avis d’éminents chercheurs en sciences sociales, cette diversification des angles de recherche est le principal défi que les études sur les migrations ont aujourd’hui à relever.

Migrant workers from Asia in the West Bay area of Doha., 2014. Crédit photo : Alexey Sergeev.

Un deuxième enjeu porte sur les concepts. Même si la remise en cause des biais induits par le « nationalisme méthodologique » a insufflé une prise de conscience de l’importance du « transnational » dans les études migratoires, beaucoup reste à faire. De fait, la dichotomie entre les « nationaux » et les migrants continue d’orienter les débats universitaires sur les régimes politiques, les droits, les appartenances et les identités. En outre, les États restent généralement étudiés comme étant ceux qui agissent sur les migrations et non l’inverse, comme si les migrations ne pouvaient pas avoir d’effet sur l’État. Les recherches sur les politiques migratoires les plus citées s’attachent aux modes de fonctionnement, aux effets des politiques publiques et leurs interactions avec d’autres acteurs ou facteurs : entreprises, tribunaux, organisations de la société civile, cultures etc. .

Enfin, lorsque les chercheurs franchissent courageusement les frontières des sciences sociales occidentales pour étudier les pays du Sud ou qu’ils adoptent des démarches comparatives, ils utilisent souvent des cadres analytiques « occidentalo-centrés » pour décrire les moteurs, la substance et l’impact des politiques migratoires. Contrairement aux anthropologues, aux géographes et aux sociologues, les politologues s’intéressent rarement aux villes, aux quartiers, ou aux groupes (y compris les diasporas), aux ensembles régionaux (Europe, Asie, Afrique, Amériques etc.), aux institutions intergouvernementales ou transnationales comme unités d’analyse des politiques migratoires.

Pour résumer, les recherches existantes sur les politiques migratoires 1) restent généralement concentrées sur l’immigration ou l’asile dans des études de cas occidentales ; 2) lorsqu’elles traitent d’un contexte non occidental, elles s’attachent essentiellement aux politiques d’émigration et aux politiques diasporiques en relation avec les « pays du Nord » ou à l’asile de masse 3) considèrent que les États sont toujours la principale unité d’analyse.

A UNHCR worker prepares repatriation kits which are distributed to returnees of Internally Displaced Persons, East Timor, November 1999. Crédits : United Nations Photo. CC BY-NC-ND 2.0

Par exemple, on considère que dans les régimes démocratiques les facteurs clés d’une politique migratoire relèvent des négociations avec les institutions ou les partis politiques, du lobbying des entreprises ou de la société civile, du rôle de la justice , des médias et des experts. À l’inverse, dans des contextes non démocratiques, sont considérés comme facteurs clés l’informalité, les réseaux criminels, les dynamiques familiales, patrimoniales et les liens de parenté, les déterminants économiques (pauvreté, niveau de développement) et, enfin et surtout, les interventions internationales (qu’elles soient liées au développement, à l’humanitaire, à la sécurité ou à la paix).

De nouvelles directions de recherche

Ainsi, outre la nécessité de développer des recherches comparatives et positionnées à plusieurs niveaux d’échelles, se dégage l’impératif de combler d’autres angles morts liés aux institutions, aux processus, aux interactions et aux jeux de pouvoirs entre acteurs. Les questions suivantes nous semblent faire partie des nouvelles problématiques à étudier :

  • les politiques d’émigration (d’expatriation) des pays occidentaux qui sont souvent dépolitisées et analysées sous un angle purement économique;
  • les politiques d’immigration et d’intégration des pays du Sud;
  • les politiques d’asile et l’intégration des réfugiés dans les pays du Sud.

En cherchant à tester les grilles de lecture occidentales sur les migrations en contexte non-occidental, de nombreux chercheurs les ont enrichies. En travaillant sur des pays du Sud ils ont apporté un éclairage nouveau par exemple sur l’élaboration des politiques migratoires et la création d’« États migratoires » ; ces États dont James Hollifield a montré qu’ils se définissent par la centralité de leurs discours et de la gestion des migrations.

Rajasthan government has set up a panel to ensure ease of travel for stranded labourers. 96,000 migrant labourers have been taken to their home states May 2020 © Awaz Multimedia

Ainsi, Audie Klotz a contribué aux théories portant sur la diffusion des normes dans les relations internationales en examinant les politiques migratoires sud-africaines ; Katharina Natter a évalué le rôle des systèmes politiques marocains et tunisiens sur l’élaboration des politiques migratoires ; Fiona Adamson et Gerasimos Tsourapas ont proposé de nouvelles typologies d’États migratoires construites à partir d’exemples de pays du Sud. D’autres chercheurs se sont intéressés à la privatisation de la gestion des migrations en Europe, à travers le rôle des acteurs et institutions légales et illégales. De son côté, l’anthropologue Biao Xiang a élaboré une approche novatrice des relations entre public et privé dans les politiques migratoires asiatiques. En se fondant également sur des cas asiatiques, Brenda Yeoh et Gracia Liu-Farrer ont cherché à faire émerger des théories originales sur les politiques des espaces, de mobilité et d’immobilité selon les genres, les ethnies et les classes sociales. Il faut enfin mentionner les travaux, très cités, de Myron Weiner sur les politiques migratoires et la sécurité, fruit d’une connaissance approfondie de la démographie politique de l’Inde.

En s’appuyant sur ces études, la comparaison des politiques migratoires dans des pays d’immigration comme les États-Unis, Singapour, la Russie, le Canada, l’Arabie saoudite, la Côte d’Ivoire, le Qatar ou encore l’Allemagne pourrait faire voler en éclats nos hypothèses sur les moteurs et l’efficacité des politiques migratoires et sur la force ou la faiblesse des États, quels que soient les régimes et les époques.

Politique migratoire et formation de l’État

Les migrations sont généralement considérées comme un défi pour la souveraineté, une menace à l’identité nationale, à la sécurité de l’État, voire un danger sur le plan biologique comme l’illustre les restrictions à la mobilité qui caractérisent les périodes de pandémie. Elles sont également conceptualisées comme un péril pour la stabilité des régimes politiques et des États-nations, un domaine où ces derniers cherchent à étendre leur autorité, souvent aux dépens d’acteurs non étatiques? C’est ce que nous raconte l’histoire de l’invention des passeports et du contrôle de la mobilité humaine par l’État et c’est ce que montrent les études sur la politique diasporique. Mais, à quelques exceptions près, on trouve rarement, dans les travaux de recherche, la position critique selon laquelle ce serait « la mobilité qui fait les États » et non l’immobilité comme l’ont avancé Darshan Vigneswaran et Joel Quirk à partir d’un ensemble de cas africains. L’étude des politiques migratoires peut permettre de comprendre la formation et la consolidation d’un État à l’échelle nationale et internationale: ces politiques délimitent les contours de la nation et les règles d’appartenance que corps politique, déterminent la relation entre les États et les différents groupes sociaux (étrangers, réfugiés, citoyens, citoyens immigrés etc.) qui composent « leur » population sur le territoire national et la relation avec les émigrés et les diaspora à l’étranger, et déterminent même les relations diplomatiques entre États d’origine et de destination des migrants.

En envisageant ainsi le lien entre formation de l’État et migration, on répond à l’invitation d’Abdelmalek Sayad à repenser, dénaturaliser et réhistoriciser l’État.

Réunion d’information pour les migrants du centre d’hébergement du Secours Catholique « Cité Bethleem », Déc. 2016. Crédits : Alain Bachellier

Tout d’abord, l’immigration crée des États par le biais des politiques et des processus d’insertion ou d’exclusion formels et informels des étrangers. Une telle perspective s’éloigne évidemment de l’idée d’incorporation dans des « contenants » sociaux préexistants et immuables selon des normes politiques prédéfinies en matière de diversité (ethnique, multiculturelle, républicaine, etc.) et invite à voir l’intégration comme un processus de co-production de la nation plutôt qu’une assimilation. Elle exige de combiner les politiques gouvernementales et quotidiennes afin de comprendre que la production de l’altérité (intégration, exclusion) est aussi co-productrice de la nation. Parallèlement aux politiques formelles d’intégration et à la dynamique du marché du travail, les pratiques quotidiennes de ségrégation spatiale et d’ouverture, offrent un point de vue ascendant (bottom-up) sur la politique migratoire révélant sa participation à la fondation d’une nation en l’ancrant dans l’espace et le réel. Des ethnographes ont montré, par exemple, comment la politique relative aux réfugiés est déterminée par la combinaison de politique publiques et des lois sur l’asile, des interventions humanitaires et des relations sociales quotidiennes, ces deux derniers éléments ayant une incidence sur l’accès aux ressources matérielles et immatérielles dans les camps de migrants, les jungles et les campements urbains informels.
Mais la construction de la nation et de l’État se fait aussi « de loin » par le biais des politiques diasporiques. En Érythrée, aux Philippines, en Turquie, au Sénégal, en Inde, en Chine, en Algérie, mais aussi en France ou en Italie, les politiques d’émigration peuvent imposer un contrôle politique sur leurs ressortissants de l’étranger, extorquer des fonds et organiser ou empêcher la participation politique par le vote à distance.

©TonelloPhotography, Shutterstock

Par ailleurs, l’émigration et les dynamiques transnationales transforment aussi les États, un constat qui vient contrarier nos croyances sur la dimension territoriale de la création d’un État. Au-delà du cas emblématique d’Israël, divers processus de création d’un État (Palestine, Érythrée, Sri Lanka, Kurdistan) doivent être abordés au prisme des diasporas qui peuvent faire des États ; mais aussi faire ou changer des régimes politiques. Ces considérations alimentent d’ailleurs les débats académiques sur les liens entre démocratisation et politiques transnationales: les émigrés en provenance d’États aux régimes non démocratiques installés dans des démocraties peuvent-ils faire changer le régime de leur État d’origine ? Plus généralement, étudier la relation entre émigration, immigration et révolution, discutée à partir des Printemps arabes ou lors de débats sur l’activisme transnational et le vote externe, pourrait enrichir les théories existantes autour des révolutions.
Enfin, le concept de « migration en tant qu’élément fondateur d’un État » est évidemment pertinent pour conceptualiser et étudier la construction d’un État dans des États colons et des contextes coloniaux ou postcoloniaux comme les États-Unis, l’Australie et le Canada. ll est également utile pour comprendre les transformations de l’État au fil de l’histoire au Royaume-Uni, en France, en Allemagne, en Amérique latine, dans les monarchies du Golfe, etc. Les spécialistes des politiques migratoires gagneraient à s’appuyer davantage sur le travail des chercheurs en histoire globale qui ont intégré la migration et la citoyenneté dans leurs analyses comparatives des processus de construction de l’État que ce soit dans d’anciennes colonies ou dans les métropoles impériales.
Considérer la politique migratoire comme une caractéristique structurante des processus de construction d’un État revient à étudier l’impact de la migration sur la nature de l’État, ses pratiques et ses politiques, sur les régimes politiques et les relations entre l’État et la société, et donc à inverser la perspective habituelle sur le « contrôle de la migration ». C’est par exemple ce que j’ai montré dans mes travaux où il apparaît que l’immigration de masse vers les monarchies pétrolières du Golfe est bien plus qu’une conséquence des demandes du marché du travail et que la politique d’immigration n’est pas mécaniquement « déterminée » par la rente pétrolière.

La migration et les politiques migratoires sont constitutives d’un ordre social régional et de processus modernes de construction étatique affectant à la fois les États d’immigration et d’émigration.

Références
Hélène Thiollet, chargée de recherche CNRS au Centre de recherches internationales étudie les politiques migratoires dans les pays du Sud. Elle s'intéresse particulièrement au Moyen-Orient et à l'Afrique sub-saharienne. Voir ses publications