La musique et les campagnes électorales

Écrit par Adriana Urrutia   

Pérou, février 2006. Deux mois avant les dernières élections présidentielles péruviennes, une nouvelle chanson apparut sur les ondes radiales dont le titre était : « El reggaeton de la estrella », le «reggaeton» de l’étoile.

Le « reggaeton » (également connu dans ce pays comme « perreo », de « perro », chien, par la façon de danser qui imite l’accouplement entre ces animaux), est né en Amérique centrale vers la fin des années 80, descendant du reggae et du raggamuffin et déchire depuis déjà plus de 5 ans les haut-parleurs de tout le pays. Son rythme saccadé transmet des messages du type « Dame mas gasolina » (donne moi plus d’essence) ou « Gata fiera. ..Envuelve a los hombres y los deja...» (chatte féroce, attrape les hommes puis les abandonne).

« Le reggaeton de l’étoile » apparu alors et pendant des semaines, il a été l’objet des commentaires le plus divers : « Que chevere ! » (cool) , « De lo mas tonto (idiot) ».

http://www.youtube.com/watch?feature=player_embedded&v=f01yVgKK7ec

L’APRA (Alianza Popular Revolucionaria Americana), créée au Mexique, dans les années 30, est le seul parti péruvien qui a plus de 50 ans. Son leader actuel, Alan Garcia, détient un pouvoir unique : son charisme. Lors des dernières élections, dans une situation où les péruviens affirmaient « qu’on ne pouvait choisir qu’entre la peste et le choléra », il dut affronter en premier lieu, l’image négative qu’il avait laissée dans les mémoires , et deuxièmement, un outsider Ollanta Humala, véritable phénomène et son opposant politique.

Un troisième facteur doit être pris en compte pour comprendre le panorama péruvien, qui est celui de l’impact négatif de la guerre civile entre l’Etat et la guérilla du Sentier Lumineux qui réduisit toute mobilisation politique naissante. Après une campagne électorale serrée, où les médias ne furent jamais objectifs, Alan Garcia remporta les élections avec 54,69 % des voix. Cependant aujourd’hui son taux de popularité est en baisse à un point tel que l’idée d’un référendum révocatoire a été lancée. Les analyses de Latinobarometro, illustrent ce fait et renforcent l’idée selon laquelle le Pérou a un des taux d’acceptation du système démocratique parmi les plus faibles de toute la région.

Comment faire, était la question, d’un point de vue stratégique, pour capter alors, en ce mois d´été 2006, l’attention des masses déçues et, par ailleurs, obligées de voter ? Entre humour, rajeunissement, innovation, la musique à la mode est donc apparue comme un moyen capable de combler le vide de la communication politique . Son rythme répétitif parvint à toutes les oreilles, partisans ou opposants. Le rythme permit de comprendre quel était le symbole puis le parti pour lequel il fallait voter. Dans un système où les médias permettent d’atteindre tous les secteurs de la population, le spot publicitaire conçu par Hernan Garrido Lecca, écrivain et coordinateur de la campagne apriste (aujourd’hui ministre de la santé), eut un impact considérable sur la scène nationale.

Sur un plan institutionnel, la réaction des opposants à l’APRA, le parti d’Alan Garcia, actuel président du Pérou, provoqua l’apparition d’un autre reggaeton, celui du FIM (Frente Independiente Moralizador) dont le leader Fernando Olivera- également connu sous le pseudonyme de Popy- fut ambassadeur et ministre sous le gouvernement d’Alejandro Toledo.

http://fr.youtube.com/watch?v=4R3exqcoUEk&feature=related

Ce spot met en scène le logo de ce parti, un balai, nettoyant des étoiles de mer rouges, qui font référence au logo de l’APRA. En analysant les symboles, on comprend, qu’il s’agit de la lutte contre la corruption et le renouvellement moral, les maux les plus répandus dans la classe politique. L’apparition de cette publicité, ne fit que renforcer le sentiment que cette campagne politique était « sale », « lâche » et surtout « agressive ».

Cependant cette idée publicitaire eut aussi, sur le plan social, un impact positif sur les jeunes, caractérisés comme une masse apolitique captivée par les messages simples, sans vision analytique.

Le troisième reggaeton (non diffusé dans les médias) fait avec les moyens du bord par les jeunesses du parti de centre, Acción Popular dont l’ancien président de la République, Valentin Paniagua était le leader confirme cette analyse. Le reggaeton de l’étoile avait montré un nouveau moyen d’expression qui leur permit de créer un espace de manifestation politique, preuve d’une conscience politique.

Ainsi, la musique est un terrain fertile pour l’exploitation de tout imaginaire collectif. Au cours des dernières décennies les vidéo-clips ont joué un rôle important pour rendre visuellement explicites les symboles des partis, les valeurs des candidats, etc. En d’autres termes, il s’agit du moment d’explicitation de ce que Georges Ballandier nomme « la théatrocratie ».

Le principal défi de l’année 2006 en Amérique Latine, année électorale, était celui de faire passer le message politique par d’autres canaux que les canaux traditionnels. En réalité, il s’agissait de montrer les acteurs considérés comme traditionnels sous un jour nouveau. De dépolitiser la politique dans la mesure ou « politique » était synonyme de continuité, d’escroquerie, d’incapacité. Et d’effacer la frontière dessinée comme infranchissable entre représentants et représentés. Pour cela, la musique, synonyme de fête et de joie, était un instrument assez propice pour la désacralisation de la politique et du politicien. 

Le manque de confiance dans les représentants, le faible renouvellement de la clase politique, entre autres, accentuent le fossé, surtout idéologique entre représentants et représentés. Cette frontière est renforcée par le caractère messianique dont est dotée la fonction politique. On peut prendre comme exemple la cérémonie d’investiture des présidents de la République et leur serment devant une croix, un drapeau, une constitution avec, comme musique de fond l’hymne national, exaltation de la patrie. Il faut donc changer le support communicationnel. La musique permet ce changement de langage : la transposition du langage politique au langage musical. On ne promet pas on réalise à travers la célébration. La promesse d’un lendemain meilleur, commence à se réaliser aujourd’hui dans la liturgie. Ceci a comme principal résultat la perte d’appréhension des citoyens envers la communication politique ou tout type de dialogue représentants-représentés, toujours perçue comme venant « d’en haut », dans une logique top-down. C’est le premier temps de la désacralisation, le rapprochement au politique par la compréhension du langage politique devenu collectif. Fêter la politique permet la rupture de la barrière entre la sphère de l’espace politique et celle du citoyen païen.

Lors de la campagne électorale en 2005 au Chili, le candidat du rassemblement de gauche (Humanistes, Communistes, Verts) « Juntos Podemos », Tomas Hirsch, ou plutôt ses partisans, firent une campagne électorale se basant sur l’image du « micro ». Le « micro » est le nom du transport en commun et il a été souvent reproché aux représentants de ne jamais les utiliser.

http://fr.youtube.com/watch?v=UC5MBnZPL4g

Dans ce spot il est intéressant de voir comment le candidat et les gens du peuple partagent dans leur quotidien, un espace physique commun. Le partage de cet espace physique permet d’extrapoler et d’imaginer, comme une métaphore, que dans le futur ce partage se fera dans l’espace public où les citoyens espèrent avoir leur place et participer aux décisions prises par leurs représentants.

Mais la rupture de cette frontière, possède aussi une autre conséquence, celle-ci étant négative, portant atteinte à la qualité démocratique qui est celle de la vulgarisation des hommes politiques. 

La célébration physique commune entre élus ou futurs élus et électeurs est un premier facteur de coupure. Cependant la vulgarisation par la danse et la moquerie du rôle présidentiel possèdent un symbolisme tellement fort lié à la réussite des campagnes électorales, qu’ils apparaissent comme étant symptomatiques des régimes à caractère démagogique, jouant parfois comme un facteur de légitimation. Ce symbolisme est lié à la mobilisation de tout un langage du « peuple », des « plus démunis », des masses. Les dérives démocratiques les plus frappantes ont été Alberto Fujimori, péruvien, élu trois fois président : en 1990, 1995 et 2000 (destitué cette année là), et Abdallah Bucaram président de l’Equateur pendant 6 mois entre 1996 et 1997.

En désacralisant ceux qui sont perçus comme les acteurs de la politique, ces campagnes publicitaires permettent de renouer le lien entre ceux qui, contrairement à ce que prétendent certains discours participatifs, seulement à une date spécifique donnée sont dotés de pouvoir : les électeurs.

http://fr.youtube.com/watch?v=OU2sxBHvBIc

http://fr.youtube.com/watch?v=pgePnGHpA5s

Alberto Fujimori, fit cette campagne en 2000 lorsque, après avoir réformé la constitution suivant des modalités propres à un exercice personnalisé du pouvoir, il se présentait pour la troisième fois consécutive. Notons ici la prononciation pendant le spot de la phrase : « la democracia es pueblo », que nous réutiliserons ultérieurement. 

Quant à Abdallah Bucaram, Wikipedia, l’encyclopédie libre, écrit “De personalidad extravagante Abdalá ha dicho que le gusta comer guatita, tocar guitarra, jugar baloncesto y bailar canciones como "El rock de la cárcel", siempre declarándose como uno más del pueblo”. Débordé par le chaos populaire et la corruption, il fut renversé en 1997 à la suite de manifestations de rue.

Dans les deux cas, une relecture de ces attitudes festives, permet à certains d’expliquer la chute du régime à travers les yeux de la déclinologie, « il était décadent » affirmeront les plus sceptiques d’un ton courroucé. 

L’utilisation de la musique possède ainsi ce caractère « détonateur » et ponctuel. Une célébration physique aura au moins le mérite d’inciter le rapprochement des deux parties du jeu politique. Dans ce cadre, l’utilisation de la musique dans les campagnes électorales permet de repenser la politique d’un autre point de vue- celui de la célébration liturgique collective. Le plaisir de la célébration massive, permettra sur un plan individuel, de renouer la confiance de façon à diriger les citoyens vers le bureau de vote. Par la suite, cette rencontre factuelle peut avoir un impact direct sur la création d’un espace politique à forte composante symbolique.

Dans ce premier temps de désacralisation, il convient de préciser qu’il s’agit aussi de la création d’un espace d’exaltation de l’identité nationale. La fête politique permet en quelque sorte d’inverser les hiérarchies sociales et de donner un rôle – fut-il illusoire- aux exclus de la politique. Pauvres et riches se confondent, indigènes et métis, hommes et femmes. En participant à la fête, les gens s’identifient à un slogan, un chanteur, le fanatisme est plus ardent et le message politique passe de façon joyeuse. Il convient ici de rappeler qu’un des critères pour mesurer le succès politique d’un slogan est sa capacité à s’immiscer dans la mémoire des personnes.

Apparaît ainsi un dialogue implicite entre les électeurs et les représentants. C’est la première phase de ce que l’on peut appeler « l’empowerment illusoire ». « Empowerment » de l’anglais power, c’est le fait de doter, à travers la création de dispositifs participatifs, de pouvoir le citoyen. Cette vision contribue à la prise de confiance par le citoyen et au déclenchement d’un souhait de participer à un rituel politique- où l’absence de foi devient une caractéristique fréquente- le vote. On renoue ce qu’Ernesto Isunza appelle l’interface communicative socio-étatique, c’est à dire un espace de dialogue et « d’accountability » entre le peuple et le pouvoir étatique.

Un autre exemple intéressant est celui d’Otto Pérez Molina au Guatemala qui choisit dans sa publicité d’encadrer à chaque refrain un seul personnage parmi tous ceux présents dans le scénario, indiquant ainsi qu’il est particulièrement intéressé par l’individualité de chaque électeur, les différences au sein de la population, l’inclusion des personnes qui ne vivent que dans l’ombre sociale.

http://fr.youtube.com/watch?v=LjXUeIScE2M

Le mot « accountability », utilisé précédemment, est un trop grand mot. Il devient impératif de rappeler que les campagnes électorales ne se jouent que sur un plan hypothétique et qu’elles ne représentent aucun compromis tangible pour les candidats et futurs dirigeants.

Le domaine symbolique est le domaine de tous les possibles, surtout dans le cas latino-américain, le domaine du demain, du « Je » première personne, du singulier messianique, des solutions miraculeuses et donc, par conséquent, de l’utopie politique. Pour reprendre cette idée nous finirons par le cas des slogans politiques qui véhiculent explicitement l’idée de la démocratie comme la forme d’un véritable gouvernement du peuple.

Il s’agit de permettre aux citoyens d’appréhender cet « obscur objet » qu’est la démocratie et de la leur enseigner. La télévision sera donc l’outil principal et deviendra le dictionnaire de la politique. Mais les définitions sont subjectives, fluctuantes et deviennent des enjeux de pouvoir très fortes.

Le slogan des partisans d’Aristide fait en 2001, après un étrange coup d’état, en est une illustration. Aristide compose cette chanson « Coup d’état non, élections oui ». Par cette dichotomie il entendait se positionner comme une solution à la crise haïtienne. Le mot « Elections » était synonyme de solution, de légitimité, de compréhension de la citoyenneté alors que les mots « Coup d’état » à leur tour » signifiaient l’instabilité, les militaires, la négation de « l’empowerment » du citoyen païen qui ne font que renforcer cette crise haïtienne souvent qualifiée de structurelle.

Cette idée démocratique est souvent véhiculée par le mot peuple. « Le peuple » équivaut à la démocratie comme l’avait déjà dit Fujimori « La democracia es pueblo, señores ». Le dernier exemple que nous utiliserons est celui de Lula et de sa modernisation pour montrer aussi comment la perception d’une image « branchée » contrairement à une image « ringarde » peut avoir un impact réel dans certaines victoires.

http://fr.youtube.com/watch?v=xnnXn-XFN2c&feature=related

Dans le cas de la campagne de 1989 de Luis Inacio –Lula- Da Silva, l’accent était mis sur les personnalités qui lui apportaient son soutien. Lors des dernières élections dont il sortit vainqueur pour la deuxième fois, on privilégia l’image d’un Brésil multiculturel, jeune, joyeux et surtout; pluriel.

http://fr.youtube.com/watch?v=4d_m4uo-wWw&feature=related

Que doit-on conclure ? Faudrait-il parler de dérive démocratique en supposant qu’il n’existe qu’un seul type de modèle démocratique ? Faudrait-il parler de perte de légitimité de la politique ? D’institutionnalisation du populisme ? Ou, au contraire, d’une réinvention de la démocratie, une démocratie « à la latino-américaine » ? 

Je voudrais donc conclure en disant que, dans un contexte de dépolitisation, de crise de la représentation, la musique et sa relation aux candidats à des élections, est devenue un atout principal du marketing politique.

Lundi, 01 Juin 2009

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