Valparaiso - São Paulo : du port décadant à la ville tentaculaire

Écrit par Claire Bénard ; Alice Martin-Prével ; Marie-Aimée Prost

Les deux premières parties de notre projet de recherche sont désormais closes. Avant d’entamer le troisième et dernier volet à Buenos Aires, nous avons jugé intéressant de réaliser un compte-rendu de nos travaux pour établir un premier schéma de comparaison entre les cas de Valparaíso et de São Paulo.


La grande vague de migration qui partit d’Europe à la fin du XIXe siècle toucha fortement l’Amérique latine. L’idée de comparer trois grandes villes du Cône Sud provenait ainsi de la question suivante : quelles ressemblances ou quelles différences peut-on observer de ce phénomène migratoire à l’échelle d’un point de destination précis ? Autrement dit, de quelle manière ce mouvement de masse s’est-il adapté au contexte géographique, politique et culturel spécifique d’une ville ? Pour y répondre, nous avions choisi d’étudier sur le terrain les traces de l’immigration européenne dans les principaux pôles d’arrivée du Chili, du Brésil et de l’Argentine.


Avant de partir en Amérique latine, nos recherches historiques sur le sujet nous avaient permis de constater les grandes différences qui existaient entre les trois villes. Valparaíso, situé sur la côte Pacifique, ne fut pas un port d’arrivée massive comme Santos au Brésil ou Buenos Aires en Argentine. Dans l’Etat de São Paulo, la culture expansive de café attira essentiellement les immigrés dans les fazendas de l’intérieur : Santos joua dès lors un rôle de passage que ne connurent pas Valparaíso et Buenos Aires. Par la suite, la forte industrialisation qui se développa autour de São Paulo en fit la ville la plus attractive de l’Etat paulista, et ce loin devant Santos. Au Chili et en Argentine, l’attrait de Valparaíso et de Buenos Aires fut au contraire étroitement lié à leur fonction portuaire.


A partir de ces observations, nous avions donc décidé de commencer notre recherche à Valparaíso car, étant la plus petite ville des trois, elle constituait le point de départ le plus facile à aborder. Lorsque nous sommes ensuite arrivées à São Paulo, nous nous étions préparées à traiter le sujet de l’immigration européenne à une échelle nettement plus importante. Plusieurs questions accompagnaient ainsi cette nouvelle étape : l’importance majeure des mouvements migratoires était-elle visible dans la configuration de la ville ? Dans l’organisation des communautés ? Avait-elle enfin davantage préservé les sentiments nationaux européens ? C’est ce à quoi nous allons à présent répondre en confrontant les deux villes de Valparaíso et São Paulo.
 
 1. VALPARAISO ET SÃO PAULO, DEUX GRANDS PÔLES D'ATTRACTION NATIONAUX


·         Deux villes indissociables de l’immigration européenne


La place occupée par les immigrés européens dans le développement économique, industriel et culturel de Valparaíso et São Paulo est certainement un des plus grands points de rapprochement des deux villes.


L’indépendance du Chili en 1810 et l’ouverture de ses frontières aux échanges internationaux marquent le commencement de l’âge d’or de Valparaíso qui s’impose, jusqu’au début du XXe siècle, comme la première ville du pays. Sa prospérité repose surtout sur le commerce, alors principalement dans les mains des Britanniques. L’introduction par les immigrés européens de nouvelles techniques et d’un nouvel esprit d’entreprenariat individuel entraîne ainsi dans ses sillons une modernité économique qui bouleverse la physionomie du port. Sous l’impulsion d’une forte croissance démographique, Valparaíso s’agrandit rapidement, de nouveaux quartiers à l’architecture européenne apparaissent et son caractère cosmopolite devient toujours plus célèbre. C’est à cette période que la ville est surnommée « la Joya del Pacífico ».


Bien que l’attraction de São Paulo soit davantage liée à l’industrie qu’au commerce, on peut observer dans les premières décennies du XXe siècle un phénomène relativement similaire. Les immigrés européens participent en effet considérablement à la croissance économique de la ville, fondant leurs propres industries et apportant leur savoir-faire. Aussi, en 1934, les Italiens possédaient 2 181 usines contre 4 837 pour les Brésiliens. De même qu’à Valparaíso, de vrais quartiers européens font leur apparition ; Brás, Móoca, Bom Retiro deviennent les symboles de la forte présence italienne.


L’importante contribution des Européens au développement de leur pays d’accueil ne surprend pas. Il est même logique qu’elle constitue le principal point commun de deux villes qui ont été des destinations privilégiées de la Grande Emigration dans la mesure où le but de tout immigré était avant tout celui de faire fortune.


·         Une ampleur non comparable


Si l’immigration européenne a profondément marqué le visage de Valparaíso et de São Paulo, son ampleur ne peut toutefois pas être placée sur une même échelle. Dans le premier cas, elle désigne un mouvement migratoire assez sélectif. Dans le deuxième, elle est au contraire rattachée à un phénomène de masse. La différence numérique des Européens dans les deux villes est ainsi surprenante : alors qu’ils n’ont jamais représenté plus de 8% de la population de Valparaíso, ils représentent dans les années 1930 plus de 60% des habitants de São Paulo.
Pourquoi un tel fossé entre Valparaíso et São Paulo ? La première différence s’explique tout d’abord par des inégalités géographiques. Le Chili, étriqué dans une fine bande de territoire, avait peu de terres cultivables à offrir, sinon dans le sud où les contraintes climatiques et l’absence de réseaux de communication rendaient la vie particulièrement dure. Dans l’Etat cafetier de São Paulo, les fazendeiros avaient en revanche un grand besoin de main d’œuvre européenne pour combler le vide laissé par l’abolition de l’esclavage (1888).


Un autre grand point de divergence a été celui de l’implication de l’Etat dans la promotion de l’immigration. Le Chili comme le Brésil avaient intérêt à attirer les immigrés européens, soit pour stimuler leur croissance économique, soit pour « blanchir » leur propre population. Cependant, alors que l’Etat de São Paulo a rapidement développé un système « d’immigration subventionnée » par le biais de fortes politiques de propagande et de voyages offerts, les autorités chiliennes ont au contraire réagit faiblement et tardivement. Ce n’est qu’en 1882 – soit plus de 70 ans après le début de l’immigration au Chili – qu’est inaugurée l’Agencia de Inmigración y Colonización de Chile en Europa. Malgré une bonne volonté de la part des Gouvernements Balmaceda (1886-1891) et Pedro Montt (1906-1910), son manque de moyens financiers l’empêchera de rivaliser avec les innombrables agences brésiliennes.


·         Un port, une ville de l’intérieur


Il est enfin difficile de placer sur un même plan une immigration intégrée dans une dynamique portuaire et une immigration dirigée vers une ville industrielle de l’intérieur.


La constitution de colonies européennes à Valparaíso est en effet indissociable de sa fonction de premier port du pays. Les immigrés qui y débarquaient étaient le plus souvent des petits commerçants ou artisans européens qui avaient rejoint la côte pacifique pour trouver fortune et succès. Les «migrants de la pure misère » qui fuyaient la crise européenne étaient en réalité peu nombreux car, pour atteindre la baie de Valparaíso, il leur fallait passer le Cap Horn ou traverser les Andes. L’immigration à Valparaíso est a donc été dans son ensemble relativement qualifiée. L’apparition presque immédiate d’une bourgeoisie d’affaire britannique, allemande ou française en constitue une preuve irrécusable.


A l’inverse, l’immigration massive qui caractérise l’Etat de São Paulo était majoritairement constituée d’individus analphabètes ne possédant d’autres ressources que la force de leurs bras. C’est sur ce point que la ville de São Paulo constitue un cas particulier qui ne peut être comparé à Valparaíso : la majorité des immigrés étaient des paysans qui avaient fuit les conditions désastreuses des fazendas de café ou des campagnes européennes pour servir de main d’œuvre à l’industrie naissante paulista. Certes, il existait quelques familles puissantes qui étaient venues au Brésil avec un capital de départ et une certaine expertise économique, mais l’essentiel des migrants s’était fondu dans la classe prolétaire de São Paulo.


L’éloignement géographique de Valparaíso par rapport à l’Europe, sa fonction portuaire et le faible engagement de l’Etat chilien dans la promotion de l’immigration européenne ont ainsi créé un contexte d’accueil très différent de celui de São Paulo. Pourtant, nous allons voir que de manière surprenante, les traces européennes présentes dans ces deux villes sont relativement similaires…


2. L’ORGANISATION DES COMMUNAUTES EUROPEENNES


·         Un même schéma d’organisation ?


Suivant un reflexe communautaire universel, les immigrés européens se sont immédiatement organisés en collectivités plus ou moins soudées. Les premières institutions à apparaître furent généralement celles de secours mutuel, de bienfaisance ou, dans le cas de Valparaíso, de pompiers. L’agrandissement et la consolidation des colonies se soldèrent ensuite par la fondation d’associations récréatives – tel le Club Alemán (1838) à Valparaíso ou le Circolo Italiano (1911) à São Paulo - et sportives qui formèrent des cercles sociaux européens très actifs. A Valparaíso comme à São Paulo, les immigrés ont également rapidement émis le besoin de créer des écoles destinées à transmettre aux nouvelles générations leur culture d’origine. Il a été ainsi intéressant de remarquer que dans les deux villes, une telle entreprise s’était en général révélée très laborieuse, trébuchant sur les rivalités internes des collectivités européennes ou sur un manque de moyens.


Dans chaque communauté européenne étudiée la religion occupait – et occupe parfois encore – une place très importante, en particulier au sein des colonies Britanniques et Allemandes de Valparaíso qui introduisirent une nouvelle profession dans un pays fervemment catholique. Les églises luthériennes ou anglicanes constituent aujourd’hui un riche héritage à la fois tangible et intangible de l’immigration européenne qui est bien plus présent à Valparaíso qu’à São Paulo. Cette différence découle de la présence écrasante des Italiens, Espagnols et Portugais dans la capital paulista, tous de religion catholique.


Toutefois, un point différencie les communautés d’immigrés de Valparaíso et de São Paulo : celui des régionalismes. Au Chili, les collectivités européennes sont solidement soudées et donnent l’impression de former un ensemble bien ficelé. Au Brésil, elles sont au contraire constituées d’une mosaïque d’associations régionales n’aspirant à aucun projet de coordination ou de fusion. Pour comprendre la nature de cette divergence, il convient d’insister sur deux points. La supériorité numérique des Européens à São Paulo a tout d’abord empêché le regroupement de tous les migrants provenant d’un même pays, incitant dès lors à la formation de groupes sociaux plus restreints. Par ailleurs, le mécanisme de « regroupement familial » a été bien plus puissant dans le cas chilien, ce qui explique notamment pourquoi 80% des Italiens de Valparaíso provenaient de Ligurie. Les disparités régionales étaient donc moindres et ont ainsi favorisé la création d’institutions plus globales.


·         Aujourd’hui, un même déclin


Les institutions nées de l’immigration européenne à São Paulo se comptent par centaines dans chaque communauté. Certaines sont encore relativement actives, d’autres n’existent plus que par leur nom. Mais, qu’il s’agisse des clubs sociaux, des écoles, des associations régionales ou sportives, toutes sont aujourd’hui confrontées à un même déclin. Les nouvelles générations, entièrement intégrées à la société brésilienne, ne se sentent que très peu concernées par leurs racines européennes, les moyens financiers manquent cruellement et même l’enthousiasme des personnes plus âgées vacille. A Valparaíso, les institutions créées par les immigrés sont bien moins nombreuses mais elles connaissent globalement le même sort.


Si un tel phénomène apparaît comme inexorable, on a pu toutefois remarquer qu’au Chili comme au Brésil, aucune association n’est parvenue à s’adapter aux exigences et attentes des nouvelles générations. Leur erreur commune a été de trop longtemps ignorer la jeunesse et de ne pas avoir su considérer le futur comme un défi auquel il fallait apporter de nouvelles réponses.


Néanmoins, les institutions de Valparaíso ont su se regrouper, se coordonner entre elles et organiser plusieurs activités en commun. Ainsi, même si elles sont de moins en moins actives, elles continuent à être reconnues parmi les descendants d’immigrés, les consulats et les organes administratifs de la ville. L’immensité de la ville de São Paulo et la quantité d’associations européennes a en revanche empêché la mise en place d’un même schéma. Ainsi, si l’on dit que le nombre fait la force, elles semblent être l’exception qui confirme la règle car leur dispersion les a rendues extrêmement vulnérables au passage du temps et à l’étiolement du sentiment européen. Les rivalités internes ont eu raison des quelques initiatives de fonder des fédérations, hormis chez les Espagnols qui y sont parvenus en se rassemblant en 1977 dans la Sociedade Hispano-brasileira.


En fin de compte, seuls les lycées semblent aujourd’hui capables d’assurer une certaine continuité dans la transmission des différentes cultures européennes. A Valparaíso, il existe ainsi encore quatre collèges britanniques, un allemand et une école italienne qui convergent tous dans leur volonté de conserver l’héritage légué par les immigrés et de maintenir leur spécificité européenne. A São Paulo, l’étendue des distances et le disséminement des descendants a encore une fois rendu impossible la création de lycées à même de réunir les enfants d’une même collectivité. N’ayant pas à préserver leur langue, les descendants portugais ne se sont pas battus pour sauver leurs écoles tandis que les Espagnols, moins organisés que leurs confrères européens, n’ont jamais su fonder une puissante institution éducative. Il existe bien un Instituto Cervantes mais il fut crée en 1991 par le gouvernement espagnol pour accueillir les enfants d’expatriés. Le Collegio Dante Alighieri fait office d’exception car ce fut le contexte de la Deuxième Guerre Mondiale et les mesures de Getulio Vargas qui l’ont contraint à adopter un statut juridique brésilien, renonçant par là à son devoir de transmission de la culture italienne. A partir des années 1940, il n’est plus considéré comme un lycée italien mais, depuis quelques temps, il a entamé une nouvelle politique de « revitalisation » de ses origines. Il développe ainsi de nombreuses activités en partenariat avec la Scuola Eugenio Montale, fondée en 1982 sous l’impulsion du Ministère des Affaires Etrangères italien. Un projet de fusion des deux établissements est même envisagé.


En somme, Valparaíso et São Paulo ont été deux villes qui, par leur dynamisme exceptionnel, se sont placées au cœur du phénomène de la Grande Emigration européenne. La première a accueilli un flux limité d’immigrants essentiellement qualifiés qui, se fondant aux trames industrielles du port, ont participé à la construction de son âge d’or. La deuxième a au contraire fait place à une « averse  migratoire» ayant considérablement accéléré les mutations socio-économiques qui ont inauguré le début de l’ère industrielle paulista. L’avancée du XX² siècle a par la suite définitivement creusé le fossé quantitatif séparant les deux villes. En effet, alors que São Paulo s’affirmait de plus en plus comme le centre d’impulsion du Brésil, Valparaíso entamait, dès les années 1900, le chemin de la décadence. L’ouverture du Canal de Panama en 1914 et, la même année, l’éclatement de la Première Guerre Mondiale, lui porteront le coup de grâce.
 
Ces différences de trajectoires ont eu un grand impact sur la conservation des traces laissées par l’immigration européenne, et tout particulièrement sur les traces urbaines. A Valparaíso, le déplacement des classes aisées à Viña del Mar ou à Santiago a laissé – plus ou moins – à l’abandon les collèges, églises et demeures fondés par les immigrés. Inhabitées pendant de nombreuses années, ou ignorées par la population locale, elles ont subi la seule atteinte du temps. C’est donc paradoxalement la déchéance même de la ville portuaire qui lui a permis de préserver un patrimoine européen, qu’elle essaye aujourd’hui de remettre en valeur. L’effervescence de São Paulo a au contraire eu un effet autodestructeur surprenant. Alors qu’il existait, au temps de l’immigration de masse, des quartiers entiers qui se revendiquaient davantage européens que brésilien, il ne reste aujourd’hui aucune trace de ce regroupement urbain des communautés. Maisons, petits commerces, usines, églises, écoles etc, ont été dévorés par la croissance ininterrompue de la mégapole pour être remplacés par des immeubles plus hauts, plus modernes et plus adaptés aux nécessités des époques.

 

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