Rios Montt : un procès qui divise le Guatemala
- Sciences Po
Guatemala, vendredi 10 mai 2013, 17h, le temps s’arrête. La juge Jazmín Barrios vient de prononcer la sentence qui condamne l’ancien Président du Guatemala, José Efraín Rios Montt, à quatre-vingt années incompressibles de prison pour génocide et crime contre l’humanité. Pour la première fois en Amérique latine, un chef d’Etat est condamné pour génocide. Le flot de l’histoire est presque palpable et les guatémaltèques assistent fébriles à cette page de l’histoire du pays qui s’écrit et semble se tourner devant eux.
Rios Montt, une page sombre de l’histoire du Guatemala
Arrivé au pouvoir après un coup d’Etat et assumant la Présidence de la République du Guatemala entre le 23 mars 1982 et le 9 août 1983, Rios Montt écrit l’une des pages les plus sombres et sanglantes de l’histoire du pays et de la guerre civile (1960-1996). Il impose l’état d’urgence et un régime militaire, dissout le Congrès et suspend la Constitution en la remplaçant par un Statut Fondamental du Guatemala (Décret-loi 24-82). Il impose également une main de fer sur la population, des crimes atroces seront commis par l’armée guatémaltèque contre les guérillas communistes (Mouvement du 13 Novembre – M13, Forces Armées Rebelles) et les populations indigènes, notamment des communautés paysannes mayas soupçonnées de collaborer avec les insurgés communistes. Des milliers d’indiens mayas de l’ethnie Ixil sont assassinés. Près de 29 000 indigènes sont également contraints au déplacement face à la politique de la terre brûlée pratiquée par Rios Montt pour déloger les guérillas d’extrême gauche. C’est pour l’assassinat de 1771 indiens mayas-ixil que l’ancien Président du Guatemala est condamné à 50 ans de prison pour génocide et 30 ans pour crimes contre l’humanité. Le verdict du 10 mai est historique. L’ancien Président, âgé de 86 ans, bien qu’ayant contesté l’usage du terme « génocide » et dénoncé « un show politique international », quitte une salle d’audience comble, sous le regard stupéfait des guatémaltèques et de la communauté internationale. Il est incarcéré dans une prison préventive mais sera hospitalisé le lendemain du jugement. Cette condamnation d’un chef d’Etat latino-américain pour génocide est un fait sans précédent et ce procès fut lui-même hors-norme.
La fin de l’impunité ?
L’impunité judiciaire ronge le Guatemala depuis des décennies. Le procès Rios Montt semble en sonner le glas. De nombreux analystes politiques centraméricains n’ont pas hésité à faire de cette sentence la marque de la fin d’une époque pour l’Amérique centrale, l’entrée dans le 21ème siècle et la fermeture d’un cycle de 50 ans d’histoire rythmés de crimes et révoltes restés impunis. Pour autant, la lutte judiciaire contre l’impunité continue de se heurter à une polarisation extrêmement forte de la société guatémaltèque.
Pour comprendre la portée symbolique de cette sentence, il faut la resituer dans son contexte historique. La décennie 1980 est une décennie de conflits politiques violents pour l’isthme centraméricain. Ce sont le Salvador et le Guatemala qui connurent le plus de victimes et où la paix fut la plus difficile à trouver. Si en 1992, El Salvador signe les accords de paix de Chapultepec, ce n’est qu’en 1996 que le Guatemala parvient à marquer la fin d’un conflit long de près de quatre décennies qui aura fait près de 200 000 morts. La fin du conflit en 1996 marque une nouvelle ère pour la démocratie et l’Etat de droit au Guatemala. Pour autant, les pires crimes bénéficient d’une amnistie. Empêchant une catharsis sociale, la réconciliation et la démocratisation se sont effectuées sur des plaies sociales encore béantes. En 1998, l’assassinat de l’évêque et auteur d’un volumineux rapport sur les crimes perpétrés durant le conflit (Guatemala : plus jamais ça), Juan Gerardi, reste encore aujourd’hui le triste symbole de l’impunité qui règne au Guatemala concernant les crimes commis pendant la guerre civile. Cet assassinat constitue le lot commun d’un pays où la justice s’illustre principalement par ses dysfonctionnements, où la violence civile reste encore extrêmement forte et où les conspirations rythment la vie politique de la nation. C’est dans ce contexte que la sentence est tombée comme un couperet. Le verdict entendait mettre un terme à l’impunité couvrant les crimes commis durant le conflit et rétablir la crédibilité de l’institution judiciaire. Le procès a constitué par ailleurs une opportunité sans précédent d’expression des populations indigènes qui représentent 40% de la population. La condamnation judiciaire s’est ainsi faite l’écho politique d’inégalités sociales irrésolues depuis des décennies au Guatemala.
Une société divisée
La sentence augure d’une amélioration du fonctionnement de la justice au Guatemala. En revanche, il en va tout autrement en matière d’apaisement social et politique de la nation. Le procès et la condamnation de Rios Montt sont les révélateurs d’une nation fortement polarisée. Le Guatemala est un des pays les plus divisés et inégalitaires au monde. 50% de la population est pauvre ou extrêmement pauvre et la libéralisation de l’économie a principalement bénéficié à une oligarchie qui continue de verrouiller l’ensemble des leviers économiques et politiques du pays. Par ailleurs, les populations indigènes sont encore victimes d’exclusion et de violence en dépit de la coopération avec le gouvernement à travers l’Accord pour l’identité et les droits des peuples indigènes (AIDPI). L’absence de cohésion sociale constitue une clé de lecture centrale de la société guatémaltèque.
La fin de l’impunité est, au-delà du cas Rios Montt, une menace pour l’édifice oligarchique et constitue une profonde source d’inquiétude pour d’anciens militaires ainsi que les élites économiques du pays. Du côté de l’armée, de nombreux anciens officiers craignent désormais d’être traduits en justice alors que ceux-ci revendiquent « l’obéissance militaire ». Cette inquiétude s’inscrit également dans le prolongement d’une tension irrésolue et une méfiance réciproque entre les forces armées et la population. Les crimes commis pendant la guerre civile et la corruption expliquent en grande partie cette rupture. En tant qu’ancien Directeur d’Opérations des Forces Spéciales, Otto Perez Molina, actuel Président de la République (2012-2016), n’échappe pas aux attaques d’associations indigènes et de droits de l’Homme qui l’accusent d’avoir été impliqué dans des actes de génocide et tortures dans les années 1990.
Ce procès a également donné la parole à une frange longtemps restée exclue et oubliée de la population guatémaltèque. Les crimes jamais reconnus constituent en effet le prolongement d’une extrême fragmentation sociale au Guatemala. Le procès Rios Montt est l’incarnation d’une lutte des populations opprimées et exclues contre une oligarchie omnipotente. Aussi, c’est sans doute moins la fin de l’impunité judiciaire au Guatemala que la fin de l’impunité pour cette élite. De récentes affaires ont largement démontré dans quelle mesure les élites économiques, politiques ainsi que les anciens militaires se protégeaient mutuellement de la justice nationale et internationale. L’assassinat de l’évêque Juan Gerardi en 1998 et la mort du célèbre avocat Rodrigo Rosenberg en 2009 symbolisent cet entremêlement d’intérêts privés défendus et protégés par l’institution judiciaire elle-même (voir l’excellent ouvrage de David Grann, Chronique d’un meurtre annoncé, 2013). Rien d’étonnant par conséquent à ce que les citoyens n’aient plus confiance dans les institutions judiciaires du pays. L’état de l’impunité est tel au Guatemala que les Nations Unies ont mis en place une Commission Internationale contre l’Impunité au Guatemala (CICIG) en 2007 en charge d’instaurer une culture de la légalité. A la tête de l’institution pendant plusieurs années, le bilan de Carlos Castresana est sans appel. Pour l’ancien juge espagnol « la seule façon de combattre l’impunité consiste à se ‘faire sauter’ ». Il dut en effet démissionner après avoir accuser le précédent gouvernement d’Alvaro Colóm d’entretenir des liens avec le crime organisé. Il décrit la justice au Guatemala comme une véritable machine à broyer les hommes.
Compte tenu de ces liens entre les dysfonctionnements de la justice et la polarisation sociale du pays, les attentes des populations indigènes étaient extrêmement élevées. Rigoberta Menchú, Prix Nobel de la Paix en 1992, avait en effet déclaré vouloir voir la condamnation de Rios Montt contribuer à renforcer l’égalité dans le pays. Ces souhaits furent cependant rapidement déçus. Dans un premier temps, la sentence a ravivé de profondes fractures, notamment avec le patronat. Le Comité Coordinateur des Associations Agricoles, Commerciales, Industrielles et Financières (CACIF), puissante organisation patronale, s’est rangée dès la prononciation du jugement derrière l’ex-Président en demandant une annulation de la sentence en raison de multiples vices de procédure. Cette mobilisation du patronat est une réaction directe à la sentence qui précise que l’extermination des Ixiles a été perpétrée pour défendre les intérêts des élites nationales. Annonçant un retour de la violence face à ce renforcement de la polarisation dans le pays, le patronat semble aujourd’hui être à rebours de l’histoire et de la consolidation de la démocratie au Guatemala. Dans un second temps, les espoirs de stabilisation de la société ont rapidement été balayés à la suite de l’annulation de la condamnation de Rios Montt.
Un avenir incertain
La condamnation du 10 mai était en soi l’aboutissement d’un marathon judiciaire initié en 1999. Tout avait commencé avec le dépôt d’une plainte pour génocide auprès des autorités judiciaires espagnoles par Rigoberta Menchú. Quelques années plus tard, en 2006, un mandat d’arrêt international est délivré à l’encontre de Rios Montt. Toutefois, ce mandat fut rapidement rejeté par la Cour Constitutionnelle, l’ancien Président se faisant élire sur les bancs de l’Assemblée parlementaire du Guatemala, ce qui lui permit de bénéficier d’une immunité. Le 26 janvier 2012, douze jours après la fin de son mandat - et la perte de son immunité -, s’ouvre enfin le procès tant attendu qui l’oblige à répondre des accusations de génocide et de crimes contre l’humanité. Les parties civiles à ce procès sont le Centre pour l’Action légale pour les droits de l’homme (CALDH), l’Association Justice et Réconciliation (AJR) et le Bureau Juridique des Droits de l’Homme. Assis également sur le banc des accusés, José Mauricio Rodriguez Sanchez qui servit comme Directeur du Renseignement Militaire (G-2) sous Rios Montt. Premier rebondissement, six mois après l’ouverture du procès, la défense obtient sa suspension pour cause de vices de procédures. Il sera finalement rouvert par le juge Miguel Angel Galvez le 29 janvier 2013. Stoppé à plusieurs reprises, ce n’est qu’à partir du mois de mars 2013 que s’entame le véritable travail judiciaire avec l’audition des témoins. La sentence prononcée par la juge Jazmín Barrios marquait aussi l’aboutissement d’un combat de plusieurs années ayant réunis de nombreux acteurs de la société civile guatémaltèque et internationale. Malgré l’envergure historique de la condamnation, la Cour Constitutionnelle casse le jugement le lundi 20 mai 2013 à la suite d’un recours de la défense pour vices de procédure. La Cour ordonne la reprise du procès au moment de son ultime interruption, c'est-à-dire le 19 avril 2013. Cette annulation constitue un véritable choc pour l’ensemble des groupes et associations indigènes qui ont participé au procès. De nombreux leaders de la société civile ont de suite dénoncé « l’insulte faite aux victimes » et « le recul de la justice ». Ils dénoncent par ailleurs une décision « politique » et non juridique de la Cour.
Depuis l’annulation et devant l’incertitude que présente la reprise du procès, les associations indigènes et des droits de l’Homme structurent l’opposition. Un groupe de 72 organisations non-gouvernementales a déjà publié un communiqué dans lequel ils dénoncent le caractère « illégal » de la décision de la Cour Constitutionnel. Cynique coïncidence, le jour où des manifestations sont organisées pour dénoncer l’annulation de la sentence, l’ancien Président de la République guatémaltèque, Alfonso Portillo (2000-2004), est lui aussi traduit en justice à la suite d’une extradition aux Etats-Unis. Lui sera jugé pour malversations financières. Prémisses d’un changement d’époque ? Convoquées par des organisations de droits de l’Homme, les manifestations eurent lieu dans plusieurs pays d’Amérique centrale. C’est au son des « pas d’oubli ni pardon, Rios Montt en prison », « les peuples centraméricains condamnent Rios Montt », « Justice du Guatemala, standard de l’impunité », « Rios Montt fasciste, vous êtes le terroriste » que les manifestants se sont rassemblés dans la rues de Guatemala Ciudad ou devant les ambassades du Guatemala à l’étranger (Honduras, Argentine, Mexique, Nicaragua).
L’issue de ce procès s’annonce extrêmement complexe. De nombreux témoins devront être réentendus et le Tribunal devra à nouveau présenter ses conclusions à la Cour. De manière plus générale, les développements du procès conditionneront l’évolution future de la société guatémaltèque. Le Guatemala n’est pas le seul pays de la région à faire à nouveau face aux fantômes du passé. Le Salvador connaît une séquence similaire et s’interroge de plus en plus sur l’amnistie qui a suivi les accords de paix de 1992. Aux temps nécessaires de l’oubli pour la reconstruction et la réconciliation, fait écho une nouvelle époque de justice plus apaisée qui ne manquera cependant pas de conditionner l’avenir de ces deux nations. Aujourd’hui au Guatemala, le système judiciaire, et à travers lui, l’ensemble de la société guatémaltèque, possède entre ses mains la responsabilité soit d’ouvrir la voie du changement social ou bien d’affronter les risques d’une instabilité politique croissante.